De noble à ignoble, il n’y a que deux lettres et la littérature ne manque pas d’exemples de beaux messieurs, ou se prétendant tels, abusant de l’innocence de jeunes filles à peine sorties de l’enfance. La Morale réprouvait ces relations mais le discrédit n’était généralement porté que sur la moins coupable des deux, qui devenait pour tous une fille perdue alors que son corrupteur, si ce n’est son bourreau, continuait à jouir des privilèges de sa position sociale. Et si, par « malheur », un enfant venait à naître de cette relation, le plus souvent, tout était fait pour masquer ses origines paternelles. Des procédures existaient, mais, en pratique, pour les mener à bien, il fallait tout à la fois que le lien subsiste entre la jeune fille et ses parents, qu’ils aient les moyens financiers et probatoires de diligenter le procès et surtout qu’ils osent s’attaquer à plus puissant qu’eux, avec toutes les représailles et vexations que cela pouvait impliquer... Il est donc très rare de trouver trace de ces procédures dans les registres paroissiaux.
En ce 25 août 1776, un tel enfant vient pourtant de naître à Neauphle-le-Château, tout à côté de Versailles. Imaginez Monsieur le curé qui hésite déjà à porter sur les fonts baptismaux ce fruit du péché, lorsqu’un huissier surgit en pleine cérémonie pour lui forcer la main... Pour une raison qui n’est pas clairement exprimée, il laisse sa plume à son vicaire qui n’a plus qu’à finir de rédiger l’acte de baptême, un acte d’une exceptionnelle longueur de près de deux pleines pages.
Baptesme de Louis Gilles Victorin Illégitime
Cejourd’huy vingt-cinq aoust mil sept cent soixante seize a été par moy prestre vicaire de ce lieu soussigné baptisé un fils né d’hier - de copule illégitime de Marie Anne Marchebout fille mineure de Nicolas Marchebout et de Marie Anne Broquet, ses père et mère de cette paroisse et quoy qu’il nous ait été représenté une déclaration faite devant Mr le Bailly de Pontchartrain en datte du quatorze janvier de la présente année par la susditte Marie Anne Marchebout qui dit sur sa déclaration que le dit enfant est des faits du Sieur Guilleaume Jacques Germain de Vidouville Ecuier conseiller honoraire en la Cour des Monnaies de Paris Controleur de la Maison du Roy et Baron de Vidouville les père et mère de la ditte Marie Anne Marchebout etans en instance en la cour du parlement de Paris contre le sieur Durel de Vidouville pour les dits faits n’avons pas le reconnaistre pour pere jusqu’a ceque le dit parlement n’ait décidé par un arrest définitif. Le parain qui lui a imposé le nom de [changement de scripteur, le vicaire succédant au curé] louis gille victorin, a été maître gille aubry dumesnil avocat au parlement de présent a neaulphe, la marraine, madleine ménager épouse de maistre pierre nicolas boisleau avocat et procureur fiscal du compté de pont-chartrain étant sur le point de clore notre dit acte est survenu le sieur pierre que le bel huissier audiencier au grénier à sel de mont-fort l’amaury, demeurant dans cette paroisse, qui nous a laissé copie d’une signification laissée à monsieur le curé de cette paroisse contenant sommation et interpellation de de baptiser le sus-dit enfant sous le nom du dit sieur de vidouville et de le déclarer fils naturel dudit sieur de vidouville en tête de laquelle sommation est copie par extrait de la déclaration faite par la ditte fille marchebout dévant ledit sieur bailli de pontchartrain cy devant] datté et d’un extrait d’un arrest de la cour rendu contradictoirement entre lesdits marchebout père et mère et ledit sieur de vidouville le six du présent mois d’aoust, par lequel sans préjudicier aux droits des parties au principal, ledit sieur vidouville est condamné à une provision de six cents livres ; à l’instant de laquelle signification est intervenu monsieur germain L’ainé curé de la paroisse, qui a déclaré que nonobstant la ditte signification nous avions bien fait de ne point baptiser ledit enfant sous le nom du dit sieur de vidouville ne pouvant l’être ainsi, jusqu’à ce que par un arrest définitif de la cour il ait été jugé que le dit enfant est prevenu des oeuvres dudit sieur de vidouville, offrant mon dit sieur curé, lorsqu’il lui sera notifié du dit arrest, d’en faire mention en marge du présent acte ; ont les dits parrain et marraine signés avec mon dit sieur curé et nous et faite par nicolas marchebout et marianne broquet sa femme.
signé : Madeleine menager – Aubry Dumesnil – Lainé curé – Cauvin vicaire
On remarquera tout particulièrement dans cet acte la formule "copule illégitime". Ce n’est pas un lapsus de Monsieur le curé, ce serait en fait un terme de droit canon (voir https://www.cnrtl.fr/definition/copule sens n° 2) :
Tout ce drame familial (et son traitement judiciaire) nous est détaillé par plusieurs ouvrages postérieurs, les suivants n’étant que des reprises modernisées du plus ancien :
- Causes célèbres, curieuses et intéressantes, de toutes les cours souveraines du royaume, avec les jugemens qui les ont décidées - tome XXIX (1777) :
- Dictionnaire portatif, contenant les anecdotes historiques de l’amour, depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour - seconde édition (1811) :
- Répertoire général des causes célèbres anciennes et modernes - vol. III (1834) :
Pour l’essentiel, l’auteur de l’opus de 1777 reprend ce qui avait été publié quelques semaines plus tôt dans la Gazette des Tribunaux, dévoilant le nom du gentilhomme que la publication judiciaire avait pris le soin de masquer :
Ajoutons un article de 1980 de Hans-Jürgen Lüsebrink qui, analysant Les crimes sexuels dans les "Causes célèbres" nous résume ainsi l’affaire tout en nous dévoilant la méthodologie et les intentions habituelles du rédacteur des Causes Célèbres :
Qui est ce Messire Durel de Vidouville ? Un aristocrate normand d’une trentaine d’années dont la noblesse ne remonterait qu’à l’achat de sa charge à la Cour des Monnaies quelques années plus tôt. Ses états de services jusqu’à la Révolution sont ainsi détaillés par l’historien François Bluche dans son ouvrage Les Magistrats de la Cour des monnaies de Paris au XVIIIe.. / F. Bluche - Annales littéraires de l’Université de Besançon - Page 42 1966 :
De fait, aucun des actes concernant son père – Jacques Germain Durel (° 1713 † 14/11/1741 Caen ND) lieutenant particulier au bailliage de Caen – en dernier lieu son acte de sépulture, ne le dit lui-même noble. Son grand-père paternel, Jacques Durel (° 1668 † 31/01/1748 Caen ND), avait été le doyen des apothicaires à Caen. Il avait vendu sa boutique le 27 novembre 1747 à son apprenti Jacques Bonpain et un inventaire conservé aux Archives du Calvados (cote 8 E 2972) avait été dressé après son décès. Ce document est particulièrement étudié par Stéphanie Tésio dans son Histoire de la pharmacie en France et en Nouvelle-France au XVIIIe s. (lire en ligne) et dans Les apothicaires de Caen au XVIIIe siècle : quelques aspects sociaux d’un microcosme (lire en ligne). Son grand-père maternel, Pierre Langlois de la Clôture, était un tanneur de la paroisse St-Pierre de Caen.
Quant au fief noble de Vidouville, Durel l’aurait acquis vers 1761, date extrême de la cote de la seigneurie de Vidouville aux AD du Calvados (cote 2E/242), quoique le vendeur continua à être appelé "seigneur de Vidouville" postérieurement.
A l’appui de cette noblesse toute récente, Durel de Vidouville jouissait d’une grande fortune, ce qui peut expliquer ses largesses publiques et les sommes évoquées à l’issue de la présente procédure. De fait, si on se réfère aux rôles de capitation, après l’évêque, c’était l’homme le plus riche de Bayeux voire de tout le Bessin, où il résidait l’hiver venu. Sa richesse provenait d’une accumulation de charges et offices acquis par ses ancêtres depuis la première moitié du XVIIe siècle, astucieusement vendus juste avant la dépréciation du milieu du XVIIIe siècle et une gestion - déjà ! - sans scrupule de ses biens. Sans surprise, il fut le premier noble de la région à voir sa propriété attaquée par ses tenanciers en 1789.
Voir en ligne, Bayeux in the Late Eighteenth Century : A Social Study / Olwen H. Hufton (1967) pp 42-43 :
Le 3 août 1789, littéralement veille de l’abolition des privilèges, une bande de plusieurs dizaines de charbonniers et autres habitants du Bois de la Bigne et de la Forêt de Cerisy, menés par deux de ses principaux vassaux, firent irruption au château de M. de Vidouville, dévastèrent sa basse-cour et rasèrent le pigeonnier qu’il venait de refaire à neuf, réclamant ses titres pour les détruire et menaçant de mettre le feu au château. Durel de Vidouville parvint toutefois à s’enfuir par une fenêtre pendant que les émeutiers s’acharnaient sur son pigeonnier et ses animaux. De là, il rallia Bayeux où il exposa ses malheurs à la municipalité, plainte qu’il fit remonter tout aussitôt jusqu’aux autorités nationales (« Pièces qui servirent à la rédaction des procès-verbaux de l’Assemblée nationale », cote C 32, 269, dont transcription par Marc Bouloiseau - Annales historiques de la Révolution française (1953) pp. 254-257) :
En décembre de la même année, lorsque les départements furent créés, Vidouville fit partie des communes et paroisses détachées de la Généralité et du diocèse de Bayeux pour être incluses dans le département de la Manche, alors que ses voisines Sallen et la Vacquerie devenaient Calvadosiennes. Depuis 2016, elle fait partie de la commune nouvelle de Saint-Jean-d’Elle.
Son ancien seigneur fut incarcéré comme suspect durant la Terreur mais fut finalement réintégré dans ses droits avant de décéder dans son château de Vidouville le 6 septembre 1829, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
De son côté, Marianne Marchebout avait pu reprendre sa vie de villageoise. Moins d’un an après l’arrêt de la Cour, le 13 janvier 1778, alors qu’elle était toujours mineure, elle a épousé un menuisier de Neauphle, Jacques Fontaine puis, devenue veuve, elle se remaria le 15 novembre 1796, toujours à Neauphle, à Maître Jacques François Catutelle, l’huissier du village.
Quant au fruit du péché, je laisse le soin à plus avisé que moi d’en retrouver la trace. Contrairement à sa promesse, Monsieur le curé ne semble pas avoir émargé ou renouvelé l’acte de baptême une fois l’arrêt de la Cour rendu. L’enfant a-t-il survécu ? sous quel patronyme ses congénères le connurent-ils ? Cela reste à déterminer...