« Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine, longue et pâle.
Elle attendit longtemps...
Quand je partis, elle attendait encore. Ce n’était pas son mari, car, sur la petite malle qu’elle avait à ses pieds, il y avait écrit : « Mademoiselle ».
Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la Poste ; les fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de mérinos noir avait des reflets roux, ses gants étaient blanchis au bout des doigts.
Elle demandait s’il n’était pas venu de lettre à telle adresse : Poste restante.
" Je vous ai dit que non.
- Il n’y a plus de courrier aujourd’hui ?
- Non. "
Elle salua, quoiqu’on fût grossier, poussa un soupir et s’éloigna pour aller s’asseoir sur un banc du Fer-à-Cheval, où elle resta jusqu’à ce que des officiers qui passaient l’obligèrent, par leurs regard et leurs sourires, à se lever et à partir.
Quelques jours après, on dit chez nous qu’il y avait sur le bord de l’eau le cadavre d’une femme qui s’était noyée. J’allai voir. Je reconnus la jeune fille à la tête pâle... »
Jules Vallès, L’enfant (1878)
« Le premier septembre mil huit cent soixante treize, neuf heures du matin, nous Jean Louis Théodore Deshayes, maire de la ville de Condrieu, officier de l’Etat civil... avons transcrit ci-après au présent registre l’extrait à nous transmis par Mr le Juge de Paix du canton de Condrieu ainsi qu’il suit :
« D’un procès verbal dressé le vingt neuf août mil huit cent soixante treize, Jean H... ? Juge de Paix du canton de Condrieu, il résulte qu’il a été le même jour, à sept heures du matin, retiré du Rhône à Condrieu, au lieu dit du Four à Chaux, le cadavre d’une jeune fille dont le signalement suit.
- vue du port de Condrieu XIXe siècle
Paraissant être âgée de vingt à vingt deux ans, visage rond, nez petit, bouche petite, menton court, yeux roux, front rond, cheveux châtains ; ensemble de la figure annonçant de l’embonpoint, l’oreille gauche portant une boucle d’oreille en or garnie au milieu de quatre pierres bleues dites dormeuses à médaillon rond.
Taille un mètre cinquante six centimètres, le corps a une déviation de la colonne vertébrale avec concavité à droite, et forte saillie de l’omoplate de ce côté.
Cette déviation était dissimulée par un bourrelet en coton appliqué sur l’omoplate gauche.
Devant avoir séjourné dans l’eau de six à huit jours.
Vêtue d’une robe alpaga noir avec pèlerine de même étoffe festonnée, fermant avec des boutons en bois recouverts de fil noir ; et un camée en cuivre formé de trois plaques rondes émaillées ayant chacune un verre rouge taillé au milieu, une perle dorée entre chaque plaque et une semblable pendante de chaque côté de la plaque inférieure ;
Ceinture élastique avec fermoir acier garni au milieu de deux boutons de nacre, chemisette fond blanc avec filet noir formant une croix de Malte, caracco ? à baleine crochetant devant avec mécanique en fer, levé derrière ; deux jupons en coton blanc dont l’un est marqué avec ces initiales JB, pantalon en coton blanc, chemise en toile marquée EB ; bas en coton blancs jarretière élastique à raies rouges et bleues, bottines claquées à patin et à caoutchouc.
Cette constatation faite, nous avons reçu du Docteur Charrier le serment voulu, et l’avons invité à procéder, en notre présence, à l’examen minutieux du cadavre pour reconnaître à quelle cause doit être attribuée la mort de cette fille.
Le présent extrait délivré à Monsieur le Maire de Condrieu par le Greffier soussigné signé Ch. Cloppet.
Et devant nous, Maire prénommé, se sont présentés M M Antoine Gelin, âgé de cinquante six ans, garde champêtre ; et Paul Grégoire Charrin, âgé de vingt trois ans, clerc de notaire ; tous deux domiciliés à Condrieu ; lesquels ont déclaré que le vingt neuf août dernier, à sept heures du matin, a été trouvé sur la berge du Rhône, lieu du Four à Chaux, commune de Condrieu, le cadavre de l’inconnue dont la description est indiquée à l’extrait du procès verbal ci-dessus transcrit.
La mort étant certaine, nous avons, au vœu de la loi, dressé le présent acte de décès et l’avons lu aux déclarants qui l’ont signé avec nous ».