"A 19 ans, l’École Normale terminée, un jour de septembre, j’allai rejoindre un poste d’institutrice chargée d’école dans un hameau de Pélussin (42) : l’Ollagnière.
Ma famille résidant à Saint-Chamond, pas question de faire le trajet Saint-Chamond - Pélussin (25 km) en voiture personnelle (il fallait être fortuné à cette époque pour en posséder une). Impossible d’effectuer ce trajet en vélo : la côte était rude pour atteindre mon poste de montagne à 750 m. Seul le chemin de fer départemental, appelé "tacot", m’offrait ses services. Et c’est ainsi que, pendant 2 h 30, cahotée dans un wagon poussiéreux et pittoresque (qui ferait l’objet d’un chapitre entier), j’arrivai à destination.
A un contour de la route, la maison d’école m’apparut dans toute sa blancheur. Elle avait l’air d’une villa posée en avant-poste d’un groupe de quatre vieilles fermes en pierre. J’ai su, plus tard, que le bâtiment d’école, sis à "L’eau qui bruit" (quel beau nom de hameau !), ayant brûlé dix ans auparavant, avait été remplacé par cette coquette demeure.
L’intérieur ne démentait pas l’extérieur. Une grande et belle salle de classe bien éclairée occupait l’aile gauche et l’appartement, de trois pièces, l’aile droite. Un large couloir dallé faisait communiquer les deux parties. De la classe, aussi bien que de l’appartement, par des baies spacieuses, on pouvait admirer un magnifique paysage : la ville de Pélussin au premier plan, puis la vallée du Rhône et, dans le lointain, le Mont Blanc, très visible au lever du soleil. A droite, les hauteurs du Pilat nous surplombaient.
Hélas ! dans ce hameau de 14 habitants, on ne trouvait aucun équipement et l’école n’était pas plus favorisée : pas de téléphone, pas d’électricité, pas de W-C intérieurs, pas d’eau courante. Cependant, sous le préau, une fontaine alimentée par une source jamais tarie, je dois le reconnaître, assurait l’eau potable réglementaire. J’étais choyée : pas de puits à la poulie rouillée, mais un robinet à tourner et, le seau rempli, un étage à grimper pour approvisionner classe et cuisine...
A l’usage, pourtant, je mesurais mieux l’inconfort et l’isolement.
Mes 22 élèves, de 5 à 13 ans, filles et garçons, parcouraient de longues distances pour venir s’instruire. L’hiver, ils avaient parfois recours à la luge pour descendre plus aisément. Les grands traînant les petits, chaussés de grosses galoches, ils arrivaient avant huit heures (à la petite aube en hiver), portant cartables et paniers de victuailles pour le repas de midi. Tandis qu’ils peinaient sur les sentiers rocailleux ou enneigés, je chauffais la classe pour les recevoir. A 6 heures, j’étais debout ; il fallait enlever les cendres du poêle, le garnir, craquer l’allumette, heureux quand la fumée n’obligeait pas à ouvrir les fenêtres. Mais à huit heures, le poêle ronflait, les rondelles et les tuyaux rougeoyaient et j’étais payée de mes peines en entendant les murmures de satisfaction à l’arrivée de mes "petits". C’était bien les miens en effet pour la journée.
Après avoir dispensé un peu de savoir à chacun, dans mes 4 divisions, à 11 h 30, il fallait penser au repas. Quelques favorisés partaient chez eux, puisque une demi-heure de chemin à pied ne les effrayait pas. Mais, plus d’une dizaine, habitant trop loin, mangeaient en classe. Aidée d’une grande fille, je faisais chauffer les soupes, les légumes, cuire les oeufs et la viande, réservant toutefois une petite place sur ma cuisinière pour bouillir mes nouilles et réchauffer mon repas personnel, pris debout, bien entendu.
Reprise du travail scolaire à treize heures : interclasse réduite afin de pouvoir libérer les plus éloignés de l’école à 15 h 30, tandis que les privilégiés restaient avec moi pour une étude jusqu’à 16 h 30. De cette façon, tous arrivaient au logis avant la nuit noire. Mais quelle journée exténuante pour tous !
C’est alors que la longue soirée, en solitaire, commençait. Nettoyage du local, préparation du travail pour le lendemain, correction des cahiers m’occupaient jusqu’à 20 heures. Je me reposais alors en lisant et en faisant un peu de musique : ma mandoline fut un bon compagnon. La lampe à pétrole éclairait faiblement, le vent hurlait, les corbeaux croassaient, la chouette se plaignait sinistrement, quelque chien inquiet jappait sans relâche et m’effrayait parfois dans ma solitude.
Mieux valait trouver l’oubli dans le sommeil, non sans avoir auparavant compté les jours qui me séparaient de l’Évasion. Car, le samedi à 17 heures, un "tacot" m’emmenait dans ma famille pour me ramener dans ma montagne le lendemain soir.
C’est ainsi que j’ai passé trois années de ma jeunesse : vie austère, bien acceptée en général, car on se nourrit d’espoir à vingt ans, comportant cependant des moments d’extrême découragement.
Ai-je quitté ce pays avec autant de joie que je l’avais supposé ? Non. Je m’étais attachée aux choses et surtout aux enfants. Et quand, la veille de mon départ, j’annonçai à mes petits que j’allais les quitter, "Eh bien ! c’est bête !" s’exclama le plus polisson de la bande. Et quand je vis de grosses larmes rouler dans ses yeux et les visages tristes et consternés de ses camarades, je ne savais plus si j’avais raison de m’en aller.
Aujourd’hui, plus d’école à l’Ollagnière. Un car de "ramassage scolaire" (n’aurait-on pas pu trouver une dénomination moins vulgaire pour transporter des enfants ?) amène les écoliers à la ville voisine. Le bâtiment "École de l’Ollagnière" s’est reconverti en "Atelier Artisanal".
L’âme de ce petit hameau s’est envolée...