Chalon sur Saône, 1er janvier 1945
Je m’étais engagé quatre mois auparavant dans l’armée DE LATTRE avec la ferme intention d’en découdre avec la peste brune et j’étais là, blotti dans un compartiment sans fenêtre d’un train de récupération qui ne voulait pas partir...
L’offensive allemande des Ardennes était en train de finir dans la débâcle, mais la poche de Colmar résistait toujours...
J’avais eu mon baptême du feu pendant l’offensive de novembre vers Belfort... et même envoyé maladroitement une dizaine d’obus de quarante en direction d’un messerschmidt surgi soudain des nuages dans le ciel de Béthoncourt !
Non, ces quatre mois de campagne dans le Jura n’avaient pas été la charge héroïque que j’imaginais... Le froid, la pluie, la boue, puis la gale et les poux... et quelques pluies de « minenwerfer » avaient singulièrement refroidi mon enthousiasme ! Mais enfin je pouvais désormais postuler au titre d’ « ancien combattant » [1].
Et voilà que, nanti d’un ordre de mutation dans l’Armée de l’air, je venais de passer trois jours à courir en vain les charcutiers de Chalon-sur-Saône... pour récupérer un carnet de croquis de guerre, exécutés pendant la campagne du Jura, bêtement oublié avec ma musette de campagne dans le GMC d’un G.I. trafiquant de choucroute, qui m’avait pris en stop au carrefour d’Héricourt et qui m’avait déposé au carrefour de Dôle vers Dijon...
- Seul dessin retrouvé en 1945, détaché de mon carnet perdu…
Un convoi sanitaire chargé de blessés s’était immobilisé sur la voie contiguë, tandis que remontaient vers le nord et le front d’incessants convois de matériel et de munitions... Transi, blotti entre mes deux sacs marins, je lui avais à peine accordé un regard...
Mon amie la Saône charriait ce jour là de petits glaçons, et j’étais là à rêver aux plongeons de l’été de la libération et aux formidables parties de pêche que j’y ferai après la guerre...
Enfin, après une longue attente dans le froid et la nuit tombée le train sanitaire avait disparu vers le sud, tandis que mon convoi s’ébranlait vers le nord, dans le bruit de vapeur s’échappant d’une vieille locomotive de récupération... Un moment sorti de ma torpeur, j’y replongeai avec délice.
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Il n’était pas loin de minuit, et mon train de fortune s’était arrêté, dévié sur une voie de garage d’une station inconnue, tandis que défilaient d’incessants et longs convois sur la voie principale...
J’entendis des bruits de pas sur le ballast. Des voix pestant contre l’obscurité totale s’élevaient ; quelqu’un était à la recherche d’un compartiment.
Je m’approchai de la porte sans vitre, et à la faible lueur d’une « bardinette » [2], cadeau de mes amies chalonnaises, j’aperçus parmi quelques ombres, les reflets brillants des galons d’épaule d’un officier en battle-dress.
Ravi de la possibilité d’avoir quelques camarades pour ce voyage interminable, j’ouvris la porte et invitai le lieutenant à me rejoindre avec ses compagnons. En fait il s’agissait de la femme et la fille de ce militaire en permission... Ils étaient venus passer le réveillon à Beaune, ville qui était le berceau de toute la famille et rejoignaient leur domicile à Dijon.
Dans la quasi-obscurité, la voix du lieutenant était sympathique. Il était très disert et très attentionné pour le jeune combattant que j’étais. J’appris très vite que nous nous étions côtoyés pendant la campagne du Jura, qu’il avait pris part à la prise de Belfort, avec le 4e RTM, avant d’être replié sur Auxonne, atteint par la limite d’âge...
La température extérieure avait encore chuté et dans le compartiment ouvert à tous les vents nous nous étions serrés les uns contre les autres. Les parents faisant face à la jeune fille qui peu à peu se blottissait contre mon flanc droit, ce qui, entre nous, provoquait en moi un certain trouble délicieux et inconnu qu’inconsciemment je cherchais à prolonger...
Le train avait repris sa route à petite vitesse... L’air glacé s’engouffrant dans les baies sans vitrage, je sortis d’un sac marin les deux couvertures réglementaires et nous nous enveloppâmes deux par deux dans cette protection tandis que la conversation était entretenue autant pour se réchauffer que pour mieux faire connaissance. Mes interlocuteurs avaient un chaud accent bourguignon et l’inconnue qui se pressait contre moi, bien que peu diserte, roulait délicieusement les « rr »... avec une voix juvénile et fraîche. Avec une malice qui certainement ne trompait personne, j’actionnai à tout propos la « bardinette » pour essayer d’apercevoir son visage... Mais ce fut peine perdue... Je ne fus pas plus heureux quand nous débarquâmes à six heures du matin en gare de Porte Neuve à Dijon. L’endroit et les alentours étaient déserts, éclairé par un minuscule lumignon, le thermomètre indiquait moins 17°... et la nuit que nous venions de passer n’était pas de nature à faire se prolonger les effusions !
J’avais à rejoindre au plus tôt ma nouvelle affectation, au dépôt de l’Armée de l’air. Devant mon désarroi de ne trouver aucun foyer d’accueil pour militaire en transit, les parents de la jeune fille m’offrirent de terminer la nuit à leur domicile qui se trouvait à quelques centaines de mètres dudit dépôt, la caserne Krien.
C’est donc une demi-heure plus tard, après une course au pas de charge dans l’air glacé que je pus enfin apercevoir l’objet des mes émois secrets de la nuit.
Dans la petite salle à manger où j’avais déposé mon paquetage, elle avait appliqué, droite comme un I, le dos au radiateur qui commençait à chauffer et quand nos regards se croisèrent pour la première fois, je sentis confusément que c’était elle que j’attendais depuis si longtemps et que tôt ou tard, nos vies seraient indissolublement liées...
Elle portait une robe bleue à pois blancs (aujourd’hui, elle me dit qu’elle était rouge !) qu’agrémentait de petits galons et un col de dentelle assortie. Une chevelure abondante aux reflets roux encadrait un visage un peu poupin mais rayonnant de jeunesse innocente.
Mais ce sont les yeux et le regard de la belle qui m’accrochèrent irrémédiablement... un regard bleu, pur, franc, ingénu sans malice, mais prêt à se donner à qui saurait le prendre...
Le jeune sergent qui inscrivait les jeunes engagés arrivant au dépôt [3] me fit comprendre que personne ne m’attendait ici, et que si j’avais quelque point de chute à Dijon j’étais libre d’incorporation en attendant une nouvelle affectation.
Je ne connaissais personne d’autre que mes compagnons de voyage et me vint donc l’idée de leur demander de me louer la chambre inoccupée de leur fils, déporté en Allemagne... En fait c’est avec gentillesse qu’ils m’offrirent la pension complète.
C’était sans calcul de ma part, mais c’est un fait incontournable : j’avais un pied dans la place !
Je passais mes journées à visiter la ville, accompagnant et raccompagnant ma belle au lieu de son travail, nous découvrant peu à peu l’un l’autre.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
À la fin de janvier nous étions secrètement fiancés...
Non ! non ! pas fiancés à la mode 2000 où "l’on fait Pâques avant les Rameaux" comme disait son père... Nous nous étions promis, tout simplement, avec ce délicieux émoi de l’attente. Nous étions puceaux tous les deux et heureux de l’être, bien que l’attirance physique ne nous fisse pas défaut. Mais c’était encore dans l’air du temps que de se respecter jusqu’à l’éventuel mariage. Ce que nos modernes gourous psychanalystes prendraient pour un refoulement de la libido, n’était à nos yeux qu’un temps de patience volontaire, destiné à éprouver la force et la permanence de nos sentiments.
La solde au front m’ayant laissé quelques économies, 300 francs 1945, je les engloutis toutes dans une petite bague en argent que je lui remis la veille de ma nouvelle affectation en unité combattante, au début de février 1945.
Elle la porte toujours...
Note complémentaire :
Fin février, je fus affecté au Groupe de Reconnaissance 2/33, stationné à Luxeuil, puis après le passage du Rhin à COLMAR libérée. C’est en qualité de dessinateur et interprétateur photo que j’eus l’avantage de participer à l’exposition de l’Armée Française au Grand Palais à PARIS en présentant ces 6 panneaux à la gloire de l’Armée de l’Air : Ce fut ma première participation à une exposition collective !
Après la victoire, je fus envoyé au Maroc et nous nous mariâmes à mon retour en novembre 1946.
Cela a l’air de la photo d’un grand mariage bourgeois...! et pourtant nous étions très pauvres..Je n’avais en poche, en tout et pour tout que ma première solde de sous officier mécanicien, breveté en septembre... Ma belle tenue fantaisie était une tenus de sortie de surplus américains teinte en bleu marine pous la circonstance, et ma belle avait confectionné elle-même sa robe de mariée...coupée par sa maman...
Nous avons fêté nos Noces de diamant en 2006, avec les trois générations de nos descendants.