L’histoire véridique de Simon Charrue
Quimper. Jeudi 13 mai 1751, deux heures du soir. Sortant précipitamment d’une des maisons accolées à la cathédrale, une femme encore jeune s’écrie Simon vient de passer. La nouvelle se propage rapidement en cette paroisse de la Chandeleur sise dans la ville close et les commentaires vont bon train.
Qui ne connaît pas Simon ? Simon qui ? Simon Charrue, voyons ! Il y a quelques mois encore, il officiait à la grand-messe du dimanche en qualité de serpent et l’on raconte qu’il accompagnait les chants depuis soixante-dix ans. D’aucuns prétendent sans rire qu’il avait cent huit printemps et s’irritent devant les mines circonspectes de leurs interlocuteurs ! À une époque où la médecine est plus que balbutiante, est-il possible de vivre aussi longtemps ? Et que signifie ce terme serpent ?
Je comprends votre étonnement et, n’écoutant que mon bon cœur, je vais vous raconter l’histoire véridique de Simon Charrue.
Les Quimpérois qui ont assisté à l’arrivée de la famille Charrue ne peuvent plus témoigner, car ils sont au ciel ou en enfer depuis longtemps. Alors, supposons que, venu du midi de la France, Daniel Charrue soit le père de Simon. Quand il meurt le 18 novembre 1677, le curé nous apprend que ce sexagénaire habitait dans la paroisse du Saint-Esprit sur la rive gauche de l’Odet, et qu’il a été inhumé le lendemain dans la cathédrale. Tant pis pour les narines délicates puisqu’il est de tradition d’être enterré au plus près du Seigneur.
Pendant la cérémonie, Simon joue-t-il du serpent ? Aujourd’hui, cet instrument à vent de la famille des cuivres est tombé en désuétude, mais son timbre se mariait merveilleusement avec la voix humaine. Il doit son nom à sa forme, un grand S creusé sur sa longueur, ouvert aux deux bouts et percé de six trous. Le musicien a pris le nom de son instrument et l’on ne peut que sourire en lisant le souvenir d’un paysan picard après la visite de la cathédrale d’Amiens : il a été émerveillé à la vue d’un homme qui tenait une bête. Il lui mordait la queue et lui chatouillait le ventre, et elle beuglait ! elle beuglait !
- Serpent exposé dans la chapelle des Pénitents noirs à Villefranche-de-Rouerge
L’instrument présente une forme serpentine, particularité qui lui a donné son nom (Wikipedia). |
Simon Charrue apparaît dans les registres de la cathédrale le 2 février 1685, lors de son mariage avec Thomase Corentine Le Roux. Il déclare être âgé de quarante-trois ans, ce qui le ferait naître en 1642. En 1751, au moment de son décès, il a donc cent huit ans. Surprenant, n’est-ce pas ? Mais passons ! La mariée (âge non précisé) est sans doute de bonne constitution, car elle donne au serpent quatre garçons et onze filles.
15 + 6 = 21 enfants
En 1692, à la naissance de Louis-Claude, Simon Charrue est déclaré marchand et musicien. Est-ce dès cette époque qu’il loue au chapitre de la cathédrale l’une des dix-neuf maisons accolées à la cathédrale ? Il y est "hoste débitant vin au détail". Le couple et ses quinze enfants (certains ont cependant dû mourir entre-temps) habitent à Keradennec en Ergué-Armel lorsque Thomase décède le premier jour de l’an de grâce 1707.
- Maison Charrue
Accolée à la cathédrale, la maison de Simon Charrue Dessin de René Henry d’après Louis Le Guennec |
Devant trouver au plus vite une nouvelle épouse, Simon jette son dévolu quelques mois plus tard sur Marguerite Anne de Saint Girons, une noble dame, veuve du sieur de Kergroas. Elle meurt en janvier 1714, peu après avoir accouché de son sixième enfant. Le nouveau veuf (soixante-douze ans !) a toujours assez de coffre pour souffler dans son serpent et assez de beaux restes ou d’espèces sonnantes et trébuchantes pour prétendre convoler une troisième fois.
C’est chose faite dès le mois de juillet de la même année. Après les fiançailles faites en face d’église et les trois proclamations de bans, le toujours vert Simon Charrue épouse Marie Gadblez dans la chapelle de la Madeleine . On ne sait rien d’elle sinon qu’elle est veuve.
Une verdeur peu commune
Combien d’années a-t-elle vécu avec le serpent ? Le mystère est si complet qu’en 1993, dans l’article consacré par l’excellente revue "Pays de Quimper en Cornouaille" à notre surhomme, Marie Gadblez ne figure même pas. Le magazine a puisé ses sources dans un texte écrit soixante années plus tôt par l’historien Louis le Guennec. Celui-ci, après avoir passé sous silence ce troisième mariage, écrit : l’intrépide Simon Charrue, d’une verdeur peu commune pour ses cent huit ans, entreprit alors d’épouser une demoiselle Louise Ollivier de soixante-dix-huit ans sa cadette. Les bans sont publiés à la date du 28 juin 1750. Las ! ce mariage n’aura pas lieu. Les enfants des deux premières unions, craignant peut-être pour leur héritage, auraient réussi à s’y opposer .
Un quatrième mariage
Malgré le respect dû à cet illustre historien, celui-ci se trompe. Il est possible que, parmi les survivants des vingt-et-un descendants Charrue, certains en aient assez des frasques de leur vénérable père. Ce dernier n’en a cure, car, le 29 juin 1750, les cloches de l’église de Kerfeunteun célèbrent l’union de Marie-Louise Ollivier, une Châteaulinoise de trente-cinq printemps, avec Simon Charrue, serpent de la cathédrale. Pour son quatrième mariage, le nouvel époux a invité des personnalités quimpéroises et sa main ne tremble pas quand il signe le registre en leur compagnie.
- Signatures lors du 4e mariage de Simon Charrue
La fringante Marie-Louise s’est-elle ensuite peu occupée de son vieillard de mari ? Au contraire, lui a-t-elle cuisiné des plats trop riches ? A-t-il pris froid un dimanche à la cathédrale ? À cent huit ans, est-il raisonnable de souffler des heures durant dans un serpent ? Quel gamin, ce Simon !
Comme il est écrit que toute bonne chose a une fin, le curé de Saint-Corentin écrit le 13 mai 1751 que le sieur Simon Charrue, servant en qualité de serpent au chœur de la cathédrale de Quimper depuis environ soixante-dix ans, mourut sur la paroisse de la Chandeleur dans une extrême vieillesse après avoir reçu tous les sacrements.
L’histoire ne dit pas quel musicien, le lendemain, a joué du serpent pendant l’inhumation de son prédécesseur. Saura-t-on un jour l’âge exact de ce personnage si pittoresque ?
Un dernier détail : la jeune veuve s’est vite consolée dans les bras de Pierre Michelet, notaire royal à Leuhan. Quel empressement pour se remarier dès le 11 octobre 1751 ! Était-elle enceinte des œuvres de son premier mari ?
- La cathédrale Saint-Corentin (Quimper)
- Avec ses échoppes et ses tours appelées éteignoirs
(les flèches ne furent construites qu’en 1856)
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