La voici relatée sans trop entrer dans des détails techniques qui alourdiraient trop le caractère inaccoutumé du témoignage et en ternirait le suspense qu’a créé son incertaine évolution.
Or le 12 mai 1953, je reçois dans le service de médecine dont j’ai la responsabilité à l’Hôpital Médecin-Général Roques, à Go-Vap, dans la banlieue nord de Saïgon (près de l’aéroport de Tan Son Nhut), vers 17 h.30, huit rapatriés par avion du Nord-Vietnam, en provenance d’Haïphong. Parmi ces entrants, un sous-officier, âgé de 31 ans, depuis 11 mois en Extrême-Orient, mais sortant de 5 mois de captivité " en zône rebelle", c’est tout dire !
- Hôpital Militaire Médecin Général Roques (Go-Vap) en 1953
- Les pavillons de médecine Nos 3 (où se déroula l’évènement ) et 4, au 1er plan.
Avec un état physique lamentable, asthénique, cachectique, répondant à grand peine à mon interrogatoire, extrêmement fatigué, il apparaît impératif de l’aliter dans les meilleurs délais Compte tenu d’épisodes fébriles antérieurs durant sa captivité, plus ou moins bien médicalement maîtrisés, soupçonnant de ces faits un paludisme pernicieux, déclenché par le voyage aérien mais de pronostic gravissime chez lui, je donne alors à l’infirmière du service les prescriptions thérapeutiques nécessaires. Un quart d’ heure plus tard l’homme est dans un coma profond. Je peux vérifier heureusement et hématologiquement l’étiologie palustre au laboratoire et donne mes instructions en conséquence.
Cependant le lendemain, inquiet de l’état du sujet, j’alerte le Médecin Consultant d’Armée qui confirme à la fois le diagnostic et la gravité de la situation et du pronostic vital immédiat. A situation exceptionnelle une prise en charge thérapeutique exceptionnelle s’impose : nous en sommes conscients et sur la demande de mon supérieur j’accepte très volontiers de me prêter à l’ expérience toute nouvelle (à l’époque !!!) de tenter l’"hibernation" du sujet. Autrement dit de le "réfrigérer", de le "déconnecter médicalement" et de ramener sa température centrale de 37° à 35° environ. En un mot gagner du temps pour permettre à la médication spécifique antipalustre mise en oeuvre d’agir !!
Branle-bas de combat dans tout l’hôpital sous l’autorité du Médecin-Chef : il faut des vessies de glace, de la glace, toute une mise en place de tuyauteries diverses, de "cocktails" multiples (Nos 0,1,2) dont je vous fais grâce de la composition mais alors très à la mode, d’oxygène, de canules chirurgicalement posées, et pourvoyeuses d’ingrédients variés : tout un arsenal qui ferait sans doute bien sourire aujourd’hui nos services de réanimation. Quoiqu’il en soit, l’opération démarrée à 11 h. 30 fait qu’à la fin du 1er jour, le malade dont la température centrale s’est abaissée à 35°2, se trouve certes "raide comme un passe-lacet" (expression personnelle !) dans une situation que je qualifiais alors d’"idéale".
Un 2e jour se passe, situation pratiquement inchangée. Seules les infirmières entraînées dans ce tourbillon manifestent des signes de fatigue, moi y compris. Personnellement je dors à peine, on est en mai, l’atmosphère est lourde déjà, et je tiens à être mis au courant de tout évènement nouveau.
A la fin du 3e jour un timide essai de réchauffement, pourtant étalé dans le temps, oblige à une reprise radicale de la réfrigération. Le tégument cutané est refroidi à un tel niveau que tout apport médicamenteux par cette voie est devenu impossible.
A la fin du 4e jour, l’infirmière de garde vient me faire savoir que le sujet semble reprendre à la fois une physionomie nouvelle (son visage se recolore tel celui d’un nouveau-né !) et manifester un réveil discret de conscience. Sans interrompre formellement l’hibernation , les soins nécessaires sont évidemment poursuivis : j’ai heureusement à ma disposition pour celà l’appoint du personnel des autres services de l’hôpital. L’état général du malade s’améliore et les premières expressions verbales qu’il présente se résument à demander : "Où est l’avion d’Haïphong ?". Cependant des manifestations fébriles et nerveuses inattendues obligent à maintenir une hibernation jusqu’au 7e jour.
A ce stade l’ état général, malgré la cachexie évidente est satisfaisant, les conditions physiologiques normales étant reprises très progressivement et l’ hibernation de ce fait est considérée comme terminée au grand soulagement des personnels soignants.
Mais voilà, nous n’en n’avions pas pour autant terminé avec notre sous-officier.
A l’arrivée dans le service l’intéressé présentait une petite escarre sacro-lombaire contractée à la suite des mauvais traitements subis lors de sa captivité chez le Vietminh. Malgré les précautions d’usage prises avant l’hibernation, à la sortie de celle-ci nous découvrîmes une vaste détérioration lombo-sacrée (de la largeur d’une assiette !!) qui nous entraîna là encore à innover en accord avec le consultant d’Armée et à procéder à une placento-thérapie locale sous plâtre, les placentas frais et réfrigérés sous glace nous étant généreusement fournis par la Maternité de Saïgon.
Après une quinzaine de jours l’escarre est nettoyée, la peau reconstituée très semblable à celle d’un nouveau-né, d’une finesse extraordinaire mais combien fragile ! L’ état général étant néanmoins satisfaisant le malade est alors rapatrié par avion sur la Métropole.
Le piquant de cette histoire est qu’elle comporte un épilogue quelques années plus tard, en 1969, à Thouars (79) où mon frère cadet exerçait dans les P.T.T... Au hasard d’une rencontre sur le marché de la ville il fut interpellé par un quidam qui entendant son nom lui demanda s’il n’était pas parent avec un médecin militaire qui aurait travaillé en milieu hospitalier en Indochine en 1953. Sur sa réponse positive précisant qu’il s’agissait effectivement de son frère aîné, l’autre lui rétorqua : " Et bien si je suis là aujourd’hui c’est bien grâce à lui, car à cette époque-là s’il m’a congelé, il m’a sauvé la vie !", et de raconter brièvement sa vision des faits.
Et si cette anecdote s’arrête ici, l’hibernation artificielle dont elle témoigne n’en a pas moins poursuivi son chemin dans différents domaines de la médecine, de la neuro - chirurgie et autres spécialités (psychiâtrie, rhumatologie), certes en se perfectionnant, mais avec toujours comme objectif l’obtention d’un état de vie ralentie par une double action pharmacologique (des drogues "ad hoc") et physique (le froid) avec diminution des métabolismes, des oxydations et de la température centrale, mais néanmoins conservation de la vie dans la recherche de la guérison du malade.