Comment un acte de décès de 1891 devient un faux en écriture, involontaire…
Durant mes recherches sur la catastrophe minière du 19 septembre 1891 au puits n° 8 du charbonnage de Monceau-Fontaine et du Martinet à Forchies-la-Marche (Belgique), je suis tombé sur un acte de décès étonnant.
Les actes de décès des 27 victimes portent, dans le registre d’état-civil de Forchies-la-Marche, les numéros 58 à 84 .
Ces actes sont tous libellés de la même manière, hormis, évidemment, les informations personnelles relatives aux défunts. Voici le texte de l’acte n° 84, dernier de la série (c’est nous qui mettons en gras) :
"84. L’an [1891], le dix-neuf [19] du mois de septembre à neuf heures du matin, par-devant nous Jean Denis Oscar Hackin bourgmestre [1] Officier de l’Etat-Civil de la commune de Forchies-la-Marche, province du Hainaut, ont comparu les sieurs Dehu Arthur [2], ingénieur agé de [28] ans et Jules Hottois [3], chef surveillant agé de [48] ans domiciliés audit lieu lesquels nous ont déclaré qu’aujourd’hui à trois heures du matin est décédé aux charbonnages de Monceau Fontaine et Martinet à Forchies Godfroid Elie houilleur né à Courcelles domicilié à Souvret agé de [16] ans fils de Elie Godfroid et de Désirée Gerin décédé. Après lecture les déclarants ont signé avec nous (...)" [4]
Chacun de ces 27 actes portent bien, de gauche à droite, les signatures de Jules Hottois, de Arthur Dehu et de Jean Hackin.
L’acte de décès suivant, le n° 85, mentionne (c’est nous qui mettons en gras) :
"85. L’an [1891] le [19] du mois de septembre à neuf heures du matin, par-devant Nous Jean Denis Oscar Hackin Bourgmestre Officier de l’Etat-Civil de la commune de Forchies-la-Marche, province du Hainaut, ont comparu Dehu Arthur, ingénieur agé de [28] ans et Jules Hottois, chef surveillant agé de [48] ans domiciliés audit lieu lesquels nous ont déclaré qu’aujourd’hui à onze heures du matin est décédé aux charbonnages de Monceau Fontaine et Martinet à Forchies Godfroid Louis, journalier, domicilié à Fontaine-l’Évêque âgé de [14] ans fils de feu Hubert et de Bao Thérèse Joséphine ménagère domiciliée en cette ville. Après lecture, les déclarants ont signé avec nous (...)"
Si Arthur Dehu et Jean Hackin ont effectivement signé l’acte, il est évident que c’est quelqu’un d’autre que Jules Hottois qui l’a signé. Cet acte de décès est donc, stricto sensu, un faux en écriture.
En outre, le « onze » de « onze heures » est une surcharge, très probablement du « trois » qui avait d’abord été écrit. Cette façon de faire est évidemment interdite dans un acte d’état-civil. On ne peut pas surcharger un mot pour le corriger. On doit, par exemple, le biffer et, par un renvoi dans la marge par exemple, indiquer par quel autre mot on le remplace et certifier cette modification par une signature "des parties à la cause".
Cet acte de décès comporte donc en plus une incohérence interne. Car il est impossible qu’à 9 heures du matin, date indiquée de la comparution des deux déclarants, ces derniers sachent déjà que Louis Godfroid allait décéder à 11 heures…
Un faux en écriture publique ? Soyons indulgent...
Cependant, on peut croire sans hésitation que ce faux en écriture n’est aucunement volontaire. On peut imaginer en effet, parmi d’autres, le scénario suivant.
Les déclarants ont préparé, durant la nuit, à l’intention de l’employé de l’état-civil de Forchies-la-Marche, la liste des 27 victimes de la catastrophe de 3 heures, avec les informations nécessaires pour pouvoir rédiger les actes de décès. A 9 heures, à l’ouverture de la maison communale, l’employé de l’état-civil reçoit cette liste et commence la rédaction des 27 actes de décès. Il est clair que les déclarants ne sont pas présents et qu’ils ne signent pas les actes au fur et à mesure de leur rédaction. Ils avaient autre chose à faire, vu les circonstances dramatiques, que d’attendre près de 3 heures la fin de la rédaction des 27 actes… Les déclarants et le bourgmestre signeront plus tard, en une fois, tous les actes de décès. Les taches d’encre visibles çà et là, dues aux pages que l’on tourne avant que l’encre des signatures ne soit sèche en sont la preuve évidente.
Dans le début de l’après-midi, Arthur Dehu, et un employé du charbonnage, autre que Jules Hottois, viennent déclarer le décès d’un certain Louis Godfroid, décédé à 11 heures au charbonnage. L’employé de l’état-civil rédige l’acte en recopiant, machinalement, en partie, les termes de chacun des 27 actes qu’il a rédigé durant la matinée… Il n’était pas loin d’en connaître le texte par coeur... Et c’est alors qu’il commet les trois erreurs signalées : « neuf heures », « Jules Hottois » et « trois heures » surchargé en « onze heures »… L’employé du charbonnage et Arthur Dehu signent l’acte. Ce dernier en profite pour signer les 27 autres actes qui seront signés, plus tard, par Jules Hottois et par le bourgmestre.
Sans amoindrir l’existence d’une faute administrative dans la surcharge "onze" sur le "trois", et d’une autre faute, un peu plus grave, dans l’incohérence entre une signature et le nom du signataire, il n’est pas possible de voir dans cet acte de décès une intention de nuire à qui que ce soit ou de tromper pour obtenir une chose indue.
Qui est ce Louis Godfroid ?
L’acte de décès de Louis Godfroid indique qu’il est âgé de 14 ans et qu’il est « journalier ». Il n’est donc pas houilleur. Il ne s’agit donc pas d’une 28e victime de l’explosion dramatique. Son nom n’est d’ailleurs mentionné dans aucun des articles de journaux qui relatent la catastrophe et les funérailles.
L’analyse généalogique montre cependant, ironie du sort, que Louis et Élie sont cousins, lointains. En effet l’arrière-grand-père paternel de Élie est un frère du grand-père paternel de Louis. Savaient-ils qu’ils étaient lointains cousins ? Probablement pas, mais les voilà tous deux réunis sur la même page d’un registre des décès...
Quelle est la cause du décès de Louis ? Que faisait-il au puits n° 8 ce jour-là ? Toutes ces questions restent actuellement sans réponse… et le resteront sans doute toujours…