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Trois fois exilée…

Le vendredi 21 mars 2025, par Pierre Bertrand

Certains prétendent que nos ancêtres voyageaient peu, et restaient le plus souvent confinés dans les limites étroites du village qui les avait vu naître. Pourtant, de nombreux exemples montrent des émigrations alsaciennes vers la Guyane (Cayenne), dès le XVIIIe siècle, vers le Banat (région historique du sud-est de l’Europe, recouvrant l’actuelle Roumanie occidentale, la partie nord-est de la Serbie et la Hongrie méridionale), et vers l’Amérique, à partir du milieu du XIXe siècle. Voici l’histoire de Madeleine MULLER, dont les déplacements sont dignes d’intérêt.

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Madeleine MULLER, collection personnelle.

Madeleine MULLER naît le samedi 30 mai 1885 à Neewiller-près-Lauterbourg, dans l’extrême nord du Bas-Rhin, fille de Denis MULLER, âgé de 32 ans et d’Elisabeth Reine RICHTER, âgée de 29 ans.

Dans son village, elle se lie avec Albert BRAUN, né le 2 novembre 1883, fils d’Aloyse BRAUN et de Marie Anne MASTIO.

Mais les parents du jeune homme s’opposent au mariage : les MULLER n’ont pas le même niveau social que les BRAUN !

Alors, les deux tourtereaux décident de fuir en Amérique.

Rappelons-nous qu’en 1910, l’Alsace est une province allemande depuis l’annexion de 1871, et qu’il faut donc partir d’un port allemand.

Aux Etats-Unis

C’est pourquoi, le 26 octobre 1910, elle débarque à New-York du navire Friedrich der Große, qui avait appareillé de Bremerhaven, le port de Brême, en Allemagne, quelques semaines plus tôt.

Sur le registre de ce navire, avec l’attestation du Commandant de bord (en anglais), on la trouve en compagnie d’Albert BRAUN. A eux deux, ils possèdent 135 $. L’adresse qu’ils indiquent est celle d’Alex Pujol, of New Orleans, Orleans Parish, La. Democrat. Delegate to Democratic National Convention from Louisiana, 1920.

Mais, après le passage obligé par Ellis Island, le centre de tri des immigrants, et le mariage dès le lendemain de leur arrivée, le couple s’installe à Troy, sur les rives de l’Hudson River, dans l’état de New-York, à 250 km au nord de Central Park, Troy où Albert a trouvé du travail en tant qu’ouvrier d’usine. Leur logement est une cave, et parfois, le bois manque pour chauffer la pièce.

C’est là que naît Albert le 10 avril 1911.
Malheureusement, atteint d’une pneumonie, Albert père meurt le 1er février 1912. Son épouse est enceinte de son deuxième enfant.

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Collection personnelle.

Le retour

Alors, avec l’aide de quelques amis, Madeleine reprend le bateau avec son bébé d’un an, et repart en Alsace pour rejoindre sa famille à Neewiller (et fait, à quelques jours ou à quelques semaines près, le parcours inverse de celui du Titanic). Je n’ai malheureusement trouvé aucune trace de ce voyage de retour, ni du port de débarquement.

Un petit Michel naîtra le 8 août 1912, et décèdera quelques mois plus tard, le 8 décembre de la même année.

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L’acte de mariage st en allemand, rappelons-nous que l’Alsace est annexée ! (Collection personnelle)

Le 21 juin 1914 à Munchhausen, elle épouse Louis NEICHEL, tailleur d’habits, âgé de 34 ans, fils de Florian NEICHEL et de Marie Catherine SCHMITT.

Ce couple aura quatre enfants :

  • Eugénie (1915-1995)
  • Marthe (1918-1939)
  • Auguste (1920-2009)
  • Jeanne (1926-2018)

La Seconde Guerre Mondiale

L’histoire pourrait se terminer là, sur un happy end. Mais c’est sans compter sur l’Histoire, la vraie, avec un grand H et toutes ses horreurs.

Le 2 septembre 1939, le village de Munchhausen, comme tous ceux qui bordent le Rhin, doit être évacué devant les menaces de l’armée hitlérienne. La population est regroupée, embarquée dans des wagons à bestiaux, et dirigée vers la gare de Limoges.

Là, changement de train, et arrivée, de nuit, à la gare de Blond-Berneuil. Les familles y sont triées, et réparties dans les logements disponibles, autour du bourg de Blond (Haute-Vienne).



A la fin du mois de novembre 1939, les réfugiés sont autorisés à retourner dans leur village afin de prendre des affaires pour affronter l’hiver qui arrive. Le père Louis, son fils Auguste et sa fille Marthe rentrent donc à Haguenau, où habite Eugénie, qui a déjà deux enfants et est enceinte du troisième. Le soir du 1er décembre, Marthe et Eugénie, qui pousse le landau de son bébé, passent dans une rue sans éclairage, pour cause de couvre-feu. Une voiture, qui circulait avec des phares occultés, heurte la malheureuse Marthe, qui perd la vie dans l’accident.

Le reste de la famille, toujours à Blond, est prévenu. Les voisins viennent présenter leurs condoléances, et Madeleine et sa fille rejoignent Haguenau pour les obsèques.

Tout le monde décide de rester dans cette ville, qui n’est pas (encore) évacuée.

La deuxième évacuation

Les Etudes Haguenauviennes ont publié en 1987 un article exhaustif sur le sujet. Si pour les habitants de cette ville, cette évacuation fut la première, pour la famille NEICHEL, ce fut la seconde. Tout le monde est dirigé donc vers Mirecourt, dans les Vosges, et les NEICHEL se rendirent à Monthureux-le-Sec, avec environ 80 autres réfugiés.

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1998 : Jeanne NEICHEL (demi-sœur d’Albert) à l’entrée du village, à deux pas des ruines de la maison où logeait sa famille. (Collection personnelle).

Ce nouvel exode durera jusqu’en juillet 1940, où les malheureux Alsaciens rejoignirent pour la plupart leurs villes et villages, où les attendaient les troupes allemandes et une administration nazie pour presque cinq ans d’horreur. Le village ne sera libéré qu’en mars 1945 par le 4e Régiment de Tirailleurs Tunisiens.

Le 8 octobre 1953 Louis NEICHEL meurt à l’âge de 73 ans. Madeleine MULLER le suivra le dimanche 1er juin 1969, à l’âge de 84 ans, à Haguenau (67500).

Mais cette histoire compliquée a laissé des traces dans la famille. En effet, le petit Albert, né à Troy, fils d’Albert BRAUN, a été renommé BROWN sur le registre des naissances.

Installé à Munchhausen avec sa mère, son beau-père, ses trois sœurs et son frère, il se marie en 1937à Neewiller avec Marie DILLMANN, dont il aura 6 enfants :

Albert BROWN en 1938, Marie Elise BROWN, en 1939, puis Robert BRAUN en 1941, Bernard BRAUN en 1945, Fernand BRAUN en 1948, et enfin Madeleine BRAUN en 1949.

Pourquoi ces changements de patronymes ? L’administration du Reich qui a annexé de fait l’Alsace et la Moselle a germanisé les noms de famille à partir de 1940.

Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, ces frères et sœurs, pourtant de mêmes père et mère, portent des noms différents.

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5 Messages

  • Trois fois exilée… 26 mars 08:26, par JP Louvet

    Que de souffrances, d’inquiétudes, de peurs dans tous ces déplacements consentis (souvent par nécessité) ou forcés.
    Je pense à mes aïeux du Nord qui en août 1914 ont dû fuir l’arrivée des armées allemandes.
    Une des arrières grands-mères, Léona, déplacée à Guingamp (22) pendant que son mari, Léon, réserviste, participe à la défense de Maubeuge (59). Libéré de ses obligations militaires fin août car aîné d’une fratrie orpheline de père, sans nouvelle de Léona, il rejoint avec son fils Gaston, àgé de 17 ans, sa sœur Marcelle au Havre (76). Il sera journalier au port.
    Une des soeurs de Léon et Marcelle, Blanche se sauve à pied, avec sa fille Jacqueline et sa mère, Grand-mère Sophie, mon arrière-arrière-grand-mère. Les 3 femmes traversent l’Aisne et rejoignent Reims (51) pour se réfugier chez Célina, une autre soeur. Reims est bombardée du 14 au 19 septembre. Elles perdent toutes leurs affaires dans ces bombardements et se dirigent alors, toujours à pied, â Epernay. Démunies, elles mangent un jour sur deux. Grâce à une aide préfectorale aux réfugiés elles rejoignent alors en train le reste de la famille au Havre. Blanche y décédera quelques semaines plus tard d’une fluxion de poitrine, attrapée durant son périple du Nord à la Champagne, affectée plus encore par l’annonce de son mari blessé et prisonnier en Allemagne. Mon grand-père Gaston y sera mobilisé en 1916, fera Verdun et, blessé durant la 2e bataille de la Marne, sera fait prisonnier et emmené dans un camp de prisonniers allemand.

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  • Nos ancêtres voyageaient peu, vraiment ?….. 23 mars 23:56, par Charlotte VANGOUT

    Un petit exemple de leur mobilité. Ici vous y trouverez d’ailleurs le décès d’un Jean MULLER , originaire de Strabourg.en Guyane année 1735.

    _une rapide lecture des actes de cette année, vous permettra de découvrir des personnes d,origine très lointaine de la Guyane.
    d’Alsace, d’Autriche, Suisse, etc

    la première tentative de peuplement est composée de +3000 individus
    ce fut un échec total.
    compte tenu de l’absence de préparation et la stupidité des décideurs.

    https://www.geneanet.org/registres/view/374200/2?individu_filter=7289202

    Charlotte

    Répondre à ce message

  • Trois fois exilée… 21 mars 19:23, par Charlie NOGREL

    Des noms et des images qui rendent palpables ces "chamboulements" à répétition...
    Merci !

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  • Trois fois exilée… 21 mars 11:33, par LUXEMBURGER Christine

    Passionnant et douloureux.
    Merci pour le récit

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  • Trois fois exilée… 21 mars 09:14, par Colette Boulard

    Etre balloté par l’Histoire, certaines familles, comme celle-ci, savent ce que cela veut dire. Qu’en sera t-il, demain, pour tous les réfugiés et migrants actuels, qu’ils soient politiques, économiques ou climatiques ? Tant de douleur, toujours.

    Répondre à ce message

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