C’était un mercredi pour moi ce jour que tout jeune homme aime voir et est fier de fêter ; le mercredi 3 février 1897 à 10 heures du matin j’ai eu l’honneur de mettre la main dans le sac et la chance ne m’a pas trop dédaigné puisque sur 413 conscrits j’ai eu le n° 348.
Fier d’accomplir mon premier devoir de citoyen
C’est par un temps brumeux humide que cette journée a commencé et par un malaise général que j’éprouvais, par une fatigue que je n’expliquais pas... Je me fichais un peu du tirage dans l’état où j’étais mais au fonds je bisquais, je marronnais en me disant si c’est comme cela que ça commence c’est pas la peine que ce soit le tirage au sort. Puis je m’habille mais je n’avais pas faim pour déjeuner car j’avais à peine mangé 2 bouchées de soupe que je ne pus aller plus loin contraint que j’étais de m’arrêter. Je pris une bonne tasse de café qui me remit un peu et j’attendis l’heure du départ mais j’étais ennuyé et triste car j’étais fatigué ; enfin à 8 heures moins 20, je partis avec mon père qui avait tenu à m’accompagner. J’étais fier d’accomplir mon premier devoir de citoyen.
- Paul Duchamp
Nous arrivons là-bas à la mairie [1] à 8 heures moins le quart on entend déjà le roulement de tambour des conscrits de divers quartiers de Perrache ; bon nombre étaient déjà arrivés accompagnés de leurs parents ou seuls ; et faisaient les cent pas en attendant l’ouverture du tirage ; la troupe et les gendarmes étaient déjà arrivés et faisaient le service d’ordre. Le bureau composé du secrétaire général de la préfecture, de 2 adjoints et 2 gratte-papiers arrive vers les 8 heures et s’installe dans la salle de la bibliothèque où aura lieu le tirage.
Décoré avec ma cocarde tricolore
A 8 heures et quelques minutes le gendarme appelle les lettres A et B pour assister au pliage des numéros et à leur vérification. On les plie en huit puis on les met dans un étui en bois et ils sont retenus aux deux extrémités par une petite paille puis on les met dans l’urne, on les brasse et le tirage commence.
- La mairie du 2e arrondissement et l’abbaye d’Ainay
C’est dans la lettre A que le laurier est sorti, un tout petit jeune homme a eu le bonheur de l’attraper ; le 2e laurier également ; le n° 1 est sorti dans la lettre C pour un jeune homme qui n’était pas inscrit ; un de mes camarades appelé Chevalier qui tire alors attrape le n° 15 puis on appelle la lettre D il est 10 heures moins le quart ; je monte avec les autres tout décoré avec ma cocarde tricolore un joli petit noeud frangé or qui m’avait été offet par mlle Marthe une demoiselle de mon magasin, il était très joli, tout soie, pas ordinaire changeant des autres ; je l’avais mis quelques instants après mon arrivée à la mairie quand j’avais vu les autres la mettre eux-mêmes, mon père y avait tenu aussi quand je vis arriver mon cousin à 8 heures et demi je l’avais déjà et lui s’empressa de le mettre. Le temps allait commencé de me durer lorsque je l’ai dit plus haut : 10 heures moins le quart on appela la lettre D ; je montais dans la salle d’attente et le gendarme après nous avoir fait ranger et attendre une seconde nous fait rentrer sur un signal de son lieutenant dans la salle du tirage remplie de bans rembourrés pour s’asseoir.
Je réponds aux questions de l’adjoint Beauvisage
Nous nous rangeons sans bruit car le tirage continue malgré cela ; et une fois la lettre C finie on nous invite à garnir les premiers bans, un gendarme me prie d’aller au tout premier qui était vide et le tirage continue. Etant dans les derniers de ceux qui sont de la lettre D, je les ai entendu presque tous nommer. Enfin mon tour arrive, malgré l’émotion que l’on éprouve toujours dans ces circonstances, émotion produite par l’assistance par la solennité de l’action et par l’anxiété dans laquelle on est de savoir quel numéro l’on pourra bien dénicher, je me possédais encore et c’est sans peur sans timidité d’une voix claire que je réponds aux questions de l’adjoint Beauvisage [2] qui me demande si j’étais bien le fils de Claude Duchamp et de Julie Blaize et si je n’avais pas de cas de réforme ; ce à quoi je réponds affirmativement et négativement puis il me dit tirez, alors je plonge ma main dans l’urne et je m’en vais au fond, je voulais d’abord prendre dessus puis je me ravise je me dis prenons plus bas et j’ai bien fait puisque j’ai attrapé le n° 348 ; je donne mon étui à l’adjoint qui le rendit au secrétaire qui le défait le déplie et dit mon numéro à voix haute pour qu’on l’inscrive sur le registre. Après il me le remet : vous dire ce que j’étais content quand il m’a annoncé ce numéro est impossible à dire, tout ce que je sais c’est que mon malaise m’avait passé.
Nous arrosons le numéro avec mes camarades
Tout heureux je redescends les escaliers de la mairie plus vite que je les avais montés, et je montre à mon cousin et à mes camarades mon numéro qui tous me félicitent et me l’attache avec ma cocarde sur ma poitrine, puis je leur dis je vais chez mes parents.
- L’actuelle place Gailleton, au fond la rue de Fleurieu
En route je trouve bien des connaissances mais c’est à peine si j’y prêtais attention tant j’étais fier et pressé d’arriver chez mes parents [3] ; je monte quatre à quatre les escaliers et tout heureux je saute au coup de ma mère qui pleurant de joie m’embrasse et me félicite de mon succès ; il en est de même pour mon père et pour la cuisinière car ce jour là nous avions pris une cuisinière pour faire le dîner. C’était Mme Victorine une de nos amies intimes ; puis c’est le tour de voisines, de ma tante qui toutes m’embrassent et me félicitent. Je vous assure que pour moi j’étais content et heureux après tout cela. Je vais à mon magasin dire bonjour à mes patrons et camarades, tous sont heureux de mon succès et trouvent que j’ai encore de la force au poignet pour apporter un aussi bon numéro ; après quoi nous nous serrons la main avec mes patrons et nous arrosons le numéro avec mes camarades. Mon petit Malaga m’avait fait du bien aussi je me sentais content de trinquer en ce beau jour.
Puis comme j’avais invité un de mes camarades Content avec moi à venir dîner à la maison je l’ai attendu mais ne le voyant pas venir je remis à mon chef de rayon une carte avec mon adresse, pour le prier de rappeler à ce Content son engagement.
Cela fait je me mis en devoir d’aller voir à la mairie où on était du tirage si mon cousin avait tiré et mes camarades aussi. Chemin faisant je regardais si je ne voyais pas mon camarade arriver ; à la mairie c’était presque fini, mais j’y rencontrais un de mes camarades qui avait eu le numéro 411. C’était Julien Gillet qui me dit aussi que mon cousin avait eu 307. Puis il m’engagea alors à changer mon numéro contre un similaire mais fabriqué de parade ce que fis avec empressement.
Nous allons commencer le festin du tirage
Ne voyant plus personne je me décidais à rentrer : l’heure du dîner approchait c’était temps de rentrer. Personne de nos convives n’était encore arrivé. Nous commencions à croire que mon camarade ne viendrait pas quand tout à coup l’on sonne et c’était lui qui arrivait. Quelques instants auparavant étaient arrivés mon cousin Henri [4] le Content avec ma tante Raquin [5], puis mes sœurs [6] arrivèrent ensuite, mon oncle Raquin [7] et mon cousin Ennemond [8]. Enfin nous voilà au complet, nous allons commencer le festin du tirage. Il en valait la peine et c’était vraiment un bon dîner de tirage au sort passé au sein de la famille…
- Menu du dîner en famille
Mes parents avaient bien fait les choses car en plus d’un menu exquis il y avait un couvert magnifique 2 verres à chaque personne, mon père pour la circonstance ayant acheté des verres à Bordeaux. Sur ces verres était le menu écrit en ronde avec le nom de la personne qui y avait sa place de sorte que le placement a été très vite fait. Puis des couverts d’argent disposés à la grande maison, enfin une table disposée au dernier goût avec des serviettes qui servaient pour la première fois ainsi que la nappe de toute beauté. Rien que ceci déjà prouvait combien mes parents étaient heureux et consentants à cette fête de famille. On voyait que c’était de tout cœur, aussi la plus franche gaieté n’a-t-elle cessé de régner pendant tout le temps du dîner.
J’ai chanté "Le crédo du paysan"
... Pendant le dîner la gaieté ne s’est pas tari un instant : mon oncle et mon cousin surtout se sont chargés de commencer à mettre le bout en train... on arrivait à la fin au dessert, au champagne, aux chansons. J’ai d’abord commencer par le Crédo du paysan, puis mes soeurs ont chacune chanté une petite chansonnette, mon ami nous a ensuite régalé de 2 monologues "L’anglaise en voyage" et "La municipalité de Brétigny" tous deux bien amusants ; puis ma tante a chanté une de ces vieilles chansons d’autrefois que l’on aime toujours entendre ; mon oncle a semé ses calembours toujours rigolos, et mon cousin avec son accordéon nous a amusé avec ses chansonnettes comiques.
Nous étions tout à la joie, à l’amusement, aux toasts généreux en l’honneur de la classe, quand soudain on sonne c’était un collègue à mon père Monsieur Mugnier qui rentre trinquer avec nous et nous régale de 2 chansons "Les boeufs" et "Les Allobroges" dont les refrains sont repris en choeur par nous tous.
... puis on prend le café, le pousse café, quand on sonne encore ce sont mes camarades qui viennent nous chercher, ils trinquent encore avec nous. Et après avoir rigolé un moment nous partons ensuite rejoindre les autres camarades qui nous attendent en bas au grand regret de ma tante qui aurait bien voulu que nous continuions car ça l’amusait beaucoup de nous voir si entrain.
Rigolade dans les rues du quartier
Mais nous, nous n’y avons pas perdu car nous étions huit après à nous amuser, à plaisanter, tous contents nous avons continué la fête en chantant dans les rues de joyeux refrains en plaisantant avec les petites demoiselles et en allant chahuter dans un café que nous connaissions : c’étaient de charmantes demoiselles qu’il y avait comme servantes aussi de 4 à 6 heures nous y avons fait un train, un chambard, une rigolade pas ordinaire. Tous nous nous y étions mis, aussi on ne s’est pas ennuyé ; nous y avons pris un café, après cela nous sortons, nous achetons des mirlitons, nous nous amusons alors à plaisanter dans ce quartier ; nous arrêtons des demoiselles, nous leur parlons sérénades, en un mot nous ne persons pas notre temps. Puis arrive 6 h 1/2 alors nous nous séparons, mais nous trouvons un de nos camarades sous-officier avec qui nous prenons un café. Puis arrive 7 heures 1/4 mon cousin va chercher sa canne ; mes camarades vont souper, mais moi je n’avais pas faim alors j’ai attendu les autres en me promenant. A 8 heures moins le quart... nous terminons la journée au casino où il y avait jolie séance ; là aussi on ne s’est pas ennuyé, on a ri et un peu chahuté et la soirée qui s’est terminée à 11 heures ne nous a pas paru longue mais au contraire très intéressante. En sortant nous achetons une miche n’ayant pas assez faim pour manger autre chose... Puis nous nous dirigeons sur le lampanard à la Brasserie Pichat. Pour moi j’y suis resté avec les autres mais on a été sérieux. En sortant de là nous sommes revenus tranquillement en chantant tout de même un peu, puis nous nous sommes séparés tous un peu fatigués, mais contents de la journée ; qu’aurait-il fallu faire pour faire mieux ?
- Texte signé et daté par Paul Duchamp
Après cette mémorable journée du tirage au sort mon grand-père est parti au service militaire, à Grenoble dans l’artillerie. Un mois après son départ il écrit à ses parents : Deux mots pour vous annoncer la bonne nouvelle je suis réformé, j’ai passé le conseil de réforme hier samedi à 2 heures à l’hôpital militaire de Grenoble ; me voilà donc débarassé, aujourd’hui je suis en civil... [9]
Sources :
- Photos collection personnelle
- Document provenant des archives familiales
Voir aussi :