Ma vie avec Marguerite
"Rentré à Blois, je m’installe chez ma mère, avenue Saint-Gervais, Comme avant mon départ pour l’armée, je partage ma chambre avec mon petit frère Clovis qui, maintenant, est âgé de 13 ans. Je le trouve changé. Lui, par contre n’est pas attiré par la taille de la pierre, il vient d’entrer comme apprenti chez l’imprimeur DUPRE, en ville. Il est attiré par le métier de typographe.
Ma première préoccupation a été de trouver du travail. Je n’ai pas eu de mal pour cela car il fallait réparer les dégâts causés par la crue et on avait besoin de main d’œuvre. Grâce au père de Marguerite, l’ancien tailleur de pierres de mon père, je fus embauché dans l’entreprise où il travaillait, celle de monsieur MARCHAND.
Marguerite travaillait toujours avec ma mère, comme couturière. La correspondance que nous avons eu tous les deux pendant les cinq ans de mon service militaire nous a rapprochés l’un de l’autre. Je me suis enfin décidé à lui déclarer ma flamme. Nous nous sommes donc fiancés aux lendemains de ma libération de l’Armée.
Notre mariage et notre famille
Nous nous sommes donc mariés le 17 avril 1857. Nous sommes arrivés à l’Hôtel de Ville à 9 H 30, en petit comité. De mon côté, bien sûr, il y avait ma mère, mes deux sœurs et mon frère. Du côté de Marguerite , son père et son frère Louis, seuls, sa mère étant décédée 10 ans plus tôt. Nos quatre témoins complétaient notre petit groupe. Il s’agissait de messieurs BRISSARD, ancien entrepreneur, MARCHAND, mon patron, GAUTHIER, marinier,et GODARD, menuisier. Les deux derniers étant des amis d’enfance de Marguerite et moi.
Le mariage à Saint Saturnin fut plus solennel. Il eut lieu le même jour. J’ai toujours en mémoire l’image de Marguerite qui entre dans l’église au bras de son père. Elle était radieuse. Il y avait du monde, nos familles respectives et tous nos amis.
A la fin de la cérémonie le cortège, Marguerite et moi en tête, se dirigea vers le ’Café de Sologne’, 3 avenue Saint-Gervais, ou nous avons fêté ce moment mémorable.
Cela fait maintenant 43 ans que nous sommes mariés. 43 ans d’une vie commune sans faille où nous avons affronté, solidairement, toutes les surprises de la vie, les bonnes comme les mauvaises.
Parmi les bonnes il y a eu, bien sûr, la naissance de nos 7 enfants :
- Alexandrine née le 19 juillet 1858.
- Léon, Prosper né le 19 novembre 1859.
- Maria née le 15 juillet 1861.
- Berthe née le 16 juillet 1862.
- Octave, Camille né le 16 août 1864.
- Léontine née le 19 février 1866.
- Édouard, né le 5 septembre 1868.
Ces naissances ont toujours été une joie pour nous. De plus nos enfants ne nous ont jamais déçus. Nos filles, comme leur mère, sont devenues couturières et nos fils, comme leur père, ont travaillé la pierre.
Parmi les mauvaises surprises de la vie il y a eu le décès de notre fille Berthe. La pauvre a été emportée à l’âge de 36 ans par la tuberculose, il y a 2 ans. Elle n’a pas eu de chance dans sa vie. Comme je l’ai dit précédemment, elle s’est mariée avec un homme qui s’est avéré, avec le temps, être un personnage inconstant. Il a disparu de la circulation il y a 8 ans, abandonnant femme et enfants. Ces derniers étant âgés, à l’époque, entre 8 et 2 ans.
Ma carrière de calcaire de taille à Saint-Gervais
Au lendemain de notre mariage nous nous sommes installés, Marguerite et moi, chez ma mère, avenue Saint-Gervais. Nous occupions la chambre que je partageais avec Clovis. Ce dernier alla ’migrer’ dans la chambre parentale, au rez de chaussée.
Un an après notre mariage, le 14 Mars 1858 j’achetai une carrière à Saint-Gervais-la-Forêt [1]. C’était un terrain de 10 ares 12 centiares de superficie, partagé en vignes et en terrain à carrière et situé au lieu-dit ‘Les Closeaux’, à proximité de la carrière qui a appartenu à mon père. Le prix fut fixé à 200 francs payables 6 ans plus tard sous condition d’acquitter un intérêt annuel durant cette période. La jouissance démarrant le 1er Novembre 1858. L’acte fut dressé par Maître DESCHAMPS, notaire à Blois.
A partir de la date de jouissance, je transformais tout le terrain en carrière. J’étais maintenant carrier propriétaire. Je pris pour me seconder mon beau frère Louis PRUDHOMME et des journaliers occasionnels.
Au début nous nous limitions, Louis et moi, à l’extraction et à la taille de la pierre pour fournir les entrepreneurs de maçonnerie. Ce n’est pas le travail qui manquait car à l’époque les métiers du bâtiment étaient en ’ébullition’. Blois était devenu un vaste chantier car à partir de1850, avec l’élection d’Eugène RIFFAULT comme maire de Blois, s’ouvrit une période de grands travaux qui dura une vingtaine d’années.
Grands travaux illustrés par le percement, dans le prolongement du pont, de la rue du Prince Impérial, qui deviendra plus tard la rue Denis PAPIN, et par l’élaboration d’un escalier monumental, dominant la dite rue, et qui prendra, aussi, vers 1880, le nom de l’inventeur.
- Construction de la rue du Prince Impérial. E GERVAIS, musée de Blois.
Travaux, illustrés encore par l’aménagement des boulevards de l’Est et de l’Ouest. Le premier, nommé depuis, boulevard Eugène RIFFAULT, relie les quais de la Loire , situés en amont du pont, à l’évêché et au Centre Administratif, installés, eux, sur le coteau. Le second franchit le dit coteau pour relier les quais, situés en aval du pont, à la gare ferroviaire située, elle, sur le plateau et qui n’était, à l’époque, qu’un simple embarcadère.
Quand on parle de grands travaux, il ne faut pas oublier, non plus, la réparation et la construction des digues sur les deux rives de la Loire, de part et d’autre du pont, qui transformèrent radicalement les abords du fleuve.
Avec Louis nous travaillions d’arrache-pied. Tous les ans, à peu près, surtout au début de notre exploitation, nous étions contrôlés par un inspecteur du service des mines du bureau de Bourré (village situé au bord du Cher, près de Montrichard, région riche en carrières) [2]. Il vérifiait si l’extraction se faisait selon toutes les règles de sécurité. Ceci afin de limiter les accidents qui étaient, malheureusement, assez fréquents dans les carrières des environs.
Le couronnement de Notre Dame des Aydes [3].
A la fin de l’année 1858, après la naissance de notre premier enfant, Alexandrine, nous avons quitté la maison de ma mère pour emménager au N° 13 de la rue du Point du Jour. Là nous étions plus à l’aise, c’était un rez-de-chaussée de deux pièces dans une maison mitoyenne. Les propriétaires vivaient à l’étage. C’est dans cette maison que sont nés Léon, Maria et Berthe.
En 1860, plus exactement le dimanche 20 mai, a été célébré, dans notre ville, le couronnement de Notre Dame des Aydes. C’est la fête religieuse la plus grandiose à laquelle nous avons pu assisté, Marguerite et moi. J’en garde encore un souvenir précis rempli d’émotion.
Dès le vendredi précédant le couronnement, il y eut de grands préparatifs. Les habitants du quai de l’Abreuvoir, de la rue Neuve-Croix-Boissée et de la rue du Poirier, de l’avenue Saint-Gervais et de la rue Berteau, rues où devait passer le cortège, s’affairèrent à plein de travaux de décoration.
Les maisons furent tendues de banderoles, d’inscriptions à la gloire de la Sainte Vierge et de multiples guirlandes de fleurs. Il fut même dressé deux arcs de triomphe, l’un à la sortie du pont Gabriel et l’autre dans la rue Berteau, au carrefour de cette même rue et de la rue du Point du Jour. A, à peine, vingt mètres de chez nous.
C’est ce dernier arc que nous avons érigé avec un groupe de voisins. Nous l’avons habillé de pièces d’étoffes légères aux couleurs de la Vierge, bleu et blanc, artistement assemblées. Marguerite a largement participé à la confection de ces voilages. A la base de ce ’monument’ nous avons disposé d’immenses corbeilles de fleurs blanches que nous ont donné les jardiniers de Bas-Rivière.
Dans la cour de l’Hôpital Général, où devait se produire le couronnement, fut dressée une immense estrade joliment décorée. Les fenêtres du bâtiment furent ornées de banderoles à la gloire de la vierge. Les deux portes de l’établissement étaient agrémentées de mats vénitiens au dessus desquels tombaient des flammes élégantes. Au fond de la cour était dressée une grande tente blanche pour accueillir les officiels.
Le dimanche matin à 5 heures 30 nous avons été réveillés par les cloches de toutes les paroisses de la ville qui annonçaient la fête du couronnement. A 8 heures nous sommes allés à Saint-Saturnin assister à la messe pontificale ( messe ayant la faveur du pape), dite par l’évêque de Blois, Mgr PALLU DU PARC, en présence du cardinal DONNET, archevêque de Bordeaux.
C’était très solennel, toutes les confréries de la paroisse étaient présentes. La chapelle de Notre Dame des Aydes avait été particulièrement décorée et la Vierge, elle même, était drapée d’un magnifique manteau de drap d’or.
En début d’après-midi, après un bon repas partagé avec ma mère et mes frères et sœurs, nous nous sommes tous rendus à proximité de l’église pour voir défiler la procession. Cette dernière partait de la cathédrale Saint Louis pour s’arrêter à l’église Saint-Vincent, au bas du château royal, afin d’y prendre les diadèmes destinés à être posés sur la statue de la Vierge, pour ensuite se diriger vers Saint-Saturnin pour y retirer la dite statue afin de l’emmener à l’Hôpital Général.
Le cortège était immense, il s’étalait sur plus d’un kilomètre cinq cent. Il y avait tout le clergé de la ville, mais aussi celui des paroisses environnantes, précédés par l’évêque et le cardinal. Ensuite suivaient les écoles, les nombreuses confréries avec leurs bannières, toutes les congrégations avec leurs oriflammes, les autorités et notables de la ville, les musiques de la garde nationale et du 72e RI qui exécutaient alternativement des symphonies harmonieuses, et, enfin une foule considérable. Tous marchaient dans l’ordre et le recueillement.
A Saint Saturnin, la Vierge, placée sur un magnifique brancard porté par douze mariniers de la paroisse, prit la tête du cortège pour se rendre dans la cour de l’hôpital général. Là où l’attendaient, au garde à vous, deux compagnies du 72e RI disposées de part-et-d’autre de l’estrade où la statue fut enfin posée. Face à la Loire, elle semblait porter son regard plein de bienveillance sur la ville située sur l’autre rive.
Avant de procéder au couronnement, Son Éminence, Monseigneur DONNET, s’adressa à nous, la foule réunie dans la cour, en prononçant un discours plein de religiosité et d’émotion qui fit monter les larmes aux yeux de beaucoup d’entre nous.
Au moment où le cardinal déposa les couronnes sur la tête de l’enfant Jésus et sur celle de la Vierge, toutes les cloches des églises de la ville se mirent à sonner à toute volée. Au même instant retentit le bruit sourd d’une salve d’artillerie tirée du château, de l’autre côté de la Loire sur l’éperon ouest de la ville, par la Garde Nationale. C’est aussi à cette minute que les deux compagnies du 72e RI présentèrent les armes et que les symphonies militaires retentirent. Tout cela ajouta à la solennité de l’événement.
La cérémonie terminée, le cortège, la Vierge couronnée en tête, se dirigea vers Saint Saturnin en passant par la levée où il y eut une station à l’arc de triomphe de l’entrée du pont.
- Vitrail de St Saturnin, posé en mai 1869, représentant le couronnement de la Vierge le 20 mai 1860.
Puis la procession s’engagea dans l’avenue de Saint-Gervais, la rue Berteau et la rue du Poirier. Ainsi, rue Berteau, nous sommes passés sous l’arc de triomphe que nous avons érigé.
Arrivée à l’église, la statue de la Vierge fut remise à sa place dans sa chapelle. Suivit alors une bénédiction solennelle du Saint Sacrement, toujours avec les deux éminences. La cérémonie terminée, nous sommes rentrés chez nous encore tout retournés par l’émotion accumulée durant toute cette journée.
1860 était aussi l’année, en Vienne, où commencèrent les travaux d’installation de l’éclairage public par le gaz. Des tranchées sillonnèrent le quai de l’Hôpital, le quai de la Chaîne et l’avenue Saint-Gervais en vue d’y installer des conduites de gaz et des réverbères. A partir de cet instant les bords de la rive gauche, le soir, n’ont plus eu l’aspect sombre qu’ils avaient jusqu’alors, nous avions l’impression d’être dans une cité importante.
Dans les autres rues ce sont les lanternes à huiles aux lumières blafardes qui persisteront encore un certain temps avec leur allumeur qui, tous les matins, éteignait la flamme, nettoyait le porte mèche, les chapiteaux et vérifiait l’huile afin de pouvoir, le soir, remettre la flamme.
La crue de 1866 [4]
Comme les deux crues précédentes, c’est un évènement qui a marqué ma mémoire, mais d’une façon beaucoup moins dramatique. Auparavant portons nous à l’année 1863.
C’est l’année où nous avons quitté la rue du Point du Jour pour aller emménager au N° 15 de la rue Croix-Boissée. C’était une maison mitoyenne, elle aussi, à deux étages, mais là nous occupions la maison entière. Notre logement précédent étant devenu trop étroit avec nos trois enfants de 5 à 1 an.
Marguerite retrouvait la rue où elle habitait avec ses parents. C’est dans cette maison que sont nésnos trois derniers enfants, Octave, Léontine et Édouard.
L’année 1863 est aussi l’année où nous avons eu la douleur de perdre mon frère Clovis, plus exactement le 9 décembre 1863. Il avait 19 ans et était ouvrier typographe. De nature fragile il n’a pu résister à un fort coup de froid. Nous étions tous, avec ma mère, très affectés car il était un garçon très attachant et intéressant.
Vint ensuite la grande crue de 1866 qui a succédé, depuis 1856, à plusieurs autres hausses de la Loire, mais beaucoup moins importantes. Je m’en rappelle bien, après un mois de pluies incessantes, le mercredi 26 septembre le bruit courrait que d’importantes inondations avaient impactés les départements de la Haute-Loire, du Puy de Dôme et de l’Allier.
Il fallait donc s’attendre dans un avenir proche à une crue importante. L’inquiétude, en Vienne, commença à se propager dans tout le quartier. Le traumatisme de la crue de 1856 n’avait pas encore disparu. Les autorités commencèrent à faire vérifier toutes les levées, aussi bien les nouvelles qui ont été érigées depuis la dernière crue centennale que celles qui ont été restaurées. Les dites autorités avaient grand espoir de la préservation de la ville basse.
Malgré cet espoir, par précaution, elles nous demandèrent, à nous, habitants de Vienne, d’évacuer nos maisons pour aller nous réfugier dans les hauts de la ville. C’est ce que nous fîmes tous avec, je dois le dire, la peur au ventre. Surtout pour Marguerite et ma mère qui avaient encore bien clair dans leur mémoire les terribles moments passés pendant et après la crue de 1856.
- Vitrail de Saint-Saturnin retraçant l’exode des viennois, sous la protection de Notre Dame des Aydes, devant la crue de 1866.
A la hâte Marguerite rassembla un minimum d’affaires pour nous et nos enfants. Elle mit le tout dans un baluchon que je pris sur mon dos. Nous nous dirigeâmes vers l’avenue Saint-Gervais, par la rue Berteau, pour aider ma mère à en faire autant. Ensuite nous partîmes avec cette dernière et mes deux sœurs en direction du pont pour aller sur la rive droite. C’est à l’entrée de ce dernier que rejoignîmes Louis et sa famille.
L’édifice du siècle précédent était déjà noir de monde mais nous pûmes nous y engager. C’était la bousculade, tout le monde se précipitait aussi bien les jardiniers de Bas-Rivière avec leurs chariots et leurs bêtes que les gens démunis du bas faubourg avec leur maigre baluchon. Au dessous de nous le fleuve devenu torrentueux grondait en charriant toutes sortes de débris, du bois de chauffage, des planches, des arbres déracinés, etc...
Arrivés sur la rive droite, les gardes nationaux nous dirigèrent vers divers endroits. Les maraîchers avec leurs charriots et leurs bêtes étaient aiguillés vers le Bourg-neuf, en haut du plateau, et les autres vers l’évêché ou la nouvelle caserne. C’est dans cette dernière que nous avons été recueillis.
C’était, à l’époque, un ensemble de bâtiments tout neufs, non encore occupés. Le 72e RI ne l’a intégré qu’en janvier 1867, soit 3 mois après la crue. Il est situé sur la route de Paris à l’est du plateau. Nous avons été très bien accueillis par des personnes appartenant au bureau de bienfaisance. Nous couchions dans des lits de camp installés dans une vaste chambrée où nous étions nos deux familles. Nous mangions dans le futur réfectoire des soldats.
Le lendemain, le jeudi 27 septembre, après avoir passé une bonne nuit, nous sommes descendus, Louis et moi, en ville près du pont. L’étiage était à 4,30 m, mais un agent de la ville nous dit que l’on prévoyait un maximum de 7,30 m. A partir de 13heures 30, la Loire commença à monter sérieusement en charriant de nombreuses planches de pont.
A ce moment là, avec d’autres habitants de Vienne, Nous avons traversé le pont pour voir ce qu’il en était. Les pompiers et les gardes nationaux étaient là pour surveiller digues et jetées. Tout, pour l’instant, allait bien.
Le lendemain matin, soit le vendredi, nous retournâmes au pont, là l’étiage était à près de 6 mètres. Le même employé de la ville nous dit que les eaux avaient passé le déversoir vers minuit. et qu’en Vienne tout le monde s’affairait pour renforcer les batardeaux. Nous avons alors retraversé le pont pour donner un coup de main.
Nous nous sommes portés au barrage de l’octroi, au début de la route de Saint-Gervais, où l’on demandait des renforts. A 17 heures on nous dit que l’étiage était à 6,50m. Je vis que tous les champs autour de Vienne étaient envahis mais le barrage tenait bon. On continua quand même à le renforcer jusque tard dans le soir. A 22 heures l’étiage était à 7,20 mais ne bougeait plus depuis un moment. Nous pûmes rentrer à la caserne.
Le lendemain nous sommes retournés en Vienne vers 8h30, l’étiage était de 7 m. Le barrage de l’octroi tenait encore bon malgré quelques infiltrations. Vers 10 heures les pompiers qui étaient avec nous sont rappelés à la Croix des Pêcheurs, près du déversoir, car on craignait une rupture. Rupture qui heureusement n’a pas eu lieu. A 13h30 l’étiage était à 6,65m pour descendre à 16heures de 10 cm.
C’était partout un véritable soulagement, le danger sérieux avait disparu malgré quelques infiltrations dans les levées détrempées. Mais les mesures de sauvetage furent maintenues jusqu’à l’abaissement normal des eaux.
Le dimanche nous pûmes réintégrer nos habitations. Tous les habitants du quartier, heureux de voir que leurs maisons étaient indemnes, ne purent s’empêcher de voir là, comme ma mère et Marguerite, l’action bienfaitrice de Notre Dame des Aydes.
Après ces quelques jours sans avoir pu travailler, nous nous sommes remis, Marguerite et moi, à la besogne. Elle, à la couture et moi, à la carrière, car il fallait bien subvenir aux besoins de notre famille.
Famille qui s’agrandit le 5 septembre 1868 avec la naissance de notre dernier enfant que nous avons prénommé Édouard. Lorsqu’il est né je n’ai pu le déclarer à la mairie car j’étais en prospection pour trouver une entreprise qui puisse me commander des pierres. C’est la veuve RICOIS, la sage-femme qui a accouché Marguerite, qui m’a remplacé pour déclarer l’enfant.
Le 24 novembre 1869 voit le décès de ma sœur Désirée à l’âge de 28 ans. Elle a succombé à sa troisième couche.
Le 18 Janvier 1870, ma mère a vendu sa maison de l’avenue Saint-Gervais où elle vivait, jusqu’alors, avec sa sœur Marie, veuve du sieur LUXEREAU. L’habitation a été vendue 3000 francs à Jean Augustin COINDE, propriétaire à Blois. C’est maître DESCHAMPS qui rédigea l’acte.
Après la vente elle a été s’installer au N° 31 de la rue Croix-Boissée, pas loin de chez nous, elle devenait alors, rentière sans profession. C’est Marguerite qui a repris sa clientèle.
La guerre de 1870 [5]
Voilà maintenant le souvenir d’un très mauvais moment qui nous a tous marqué. Heureusement notre famille s’en est bien sortie, d’autres malheureusement ne peuvent en dire autant.
C’est en juillet de cette année 1870 que nous sommes entrés en guerre contre la Prusse. Il semble que c’était pour une vague histoire de succession du royaume d’Espagne. A la déclaration de guerre, l’opinion publique était assez favorable pour en découdre avec les Prussiens. Les campagnes victorieuses de Crimée et d’Italie nous avaient donnés toute confiance en notre armée.
En Vienne, les jeunes qui étaient mobilisés avaient un moral d’enfer, ils étaient persuadés de revenir sous peu dans leurs foyers. Tout le monde, d’ailleurs, était de leur avis. Cet état d’esprit fut à son paroxysme quand, le 2 août, la ville de Sarrebrück fut prise à l’ennemi par l’armée que commandait l’Empereur. Victoire que l’on nous annonça comme éclatante.
Malheureusement, suivirent toute une série de défaites qui entamèrent le moral des troupes et de la population. Défaites qui aboutirent, petit à petit, à la reddition de l’Empereur à Sedan, le 2 septembre. Deux jours plus tard la République fut proclamée, mais la guerre continuait ses ravages...
Elle continua si bien, cette guerre, qu’en décembre elle s’invita aux portes de Blois.
L’arrivée des Prussiens à Blois [6]
La semaine du 3 au 10 décembre 1870, fut pour nous une semaine d’inquiétudes et d’angoisses ; dès le lundi 4 décembre, un certain nombre de soldats et de mobiles débandés venant de la route de Paris, sur la rive droite, annoncèrent la défaite de notre armée de la Loire et la reprise d’Orléans par les Prussiens.
La nouvelle se propagea dans toute la ville, jusque chez nous en Vienne. Nous étions tous consternés, cela anéantissait les espérances que nous avaient fait naître les premiers succès du général d’AURELLES DE PALADINES quand il a pris Orléans et sa région le mois d’avant.
Dès les 6 et 7 décembre, nous pouvions entendre, très distinctement, de violentes canonnades du côté de Mer et de Beaugency. L’ennemi n’était pas loin. Les soldats débandés qui continuaient à nous arriver chaque jour, disaient que notre armée de la Loire avait été coupée en deux parties, dont l’une, après la prise d’Orléans, avait été rejetée sur la rive gauche, tandis que l’autre, sur la rive droite, battait en retraite en disputant le terrain pied à pied. La première était commandée par la général BOURBAKI et la seconde par le général CHANZY.
Le vendredi 9 décembre, à la tombée de la nuit, nous avons pu voir venir un fort détachement de cavalerie, quelques pièces de canon et trois ou quatre mille fantassins, arrivant par la route de Saint-Gervais. Ils traversèrent le pont pour rejoindre la rive droite, annonçant que les Prussiens les suivaient à quelques kilomètres à peine.
On a pu savoir qu’ils venaient de Chambord où ils s’étaient retranchés pour arrêter l’ennemi dans sa progression. Mais pour une raison inconnue de tous, le général MORANDI qui les commandait a donné le signal de la retraite en abandonnant à l’ennemi, presque sans tirer un coup de feu, les fortes positions de Chambord.
Arrivés sur la rive droite ils rejoignirent les divisions de l’armée du général CHANZY qui, une à une, se repliaient sur Blois pour se diriger vers Vendôme.
L’arrivée de ces différentes troupes le 9 au soir, jeta dans la ville une panique facile à comprendre ; chacun s’attendait pour le lendemain aux plus graves événements. Un grand nombre de personnes s’empressèrent de prendre le large, pendant qu’il en était encore temps, par le chemin de fer ou tout autre moyen, pour échapper aux Prussiens. En Vienne, la plupart des habitants restèrent dans le faubourg et se calfeutrèrent chez eux en implorant la bienfaisance de Nôtre Dame des Aydes.
Le lendemain matin, à six heures et demie, nous entendîmes une effroyable détonation ébranlant les maisons et autres édifices, semblable à une commotion de tremblement de terre. Le pont venait de sauter, par ordre, semble-t-il, de l’autorité militaire, dans le but d’empêcher l’ennemi, qui se trouvait sur la rive gauche, de passer la Loire pour tomber sur les derrières du général CHANZY battant retraite sur Vendôme.
En Vienne nous étions consternés. Visiblement les autorités, autant civiles que militaires, nous abandonnaient à la merci des prussiens qui étaient sur le point d’occuper le faubourg. En effet, ils étaient à Vineuil où ils avaient installé, la veille, une batterie d’armes lourdes qui bombardait les canons français en position à La Chaussée-Saint-Victor, sur la rive droite, à 3km en amont de Blois.
Un peu plus tard après la destruction du pont, les gardes nationaux en faction nous avertirent qu’une colonne ennemie, cachée jusqu’alors derrière les peupliers de Vineuil, apparaissait sur la levée du déversoir et échangeait quelques coups de fusil avec des francs-tireurs embusqués en avant du faubourg.
La colonne ennemie, forte de trois ou quatre mille hommes, précédée par quelques centaines de Uhlans (Cavaliers lanciers servant dans les armées prussiennes), après avoir couronné la levée, descendit au pas de course dans le déversoir, en engageant une vive fusillade, avec les francs-tireurs d’abord, puis avec quelques gardes nationaux. Le faubourg fut rapidement occupé par les forces ennemies.
Nous étions tous calfeutrés dans nos maisons, la peur au ventre. Nous entendions la fusillade engagée par les Prussiens. Ces derniers, cachés derrière les volets des maisons qui bordent les quais de la Chaîne et de l’Hôpital ou abrités derrière les parapets de la levée, tiraient sur les quelques compagnies de disciplinés (issus de régiments disciplinaires) et de mobiles (garde nationale mobile) placées sur la rive droite, tout le long du Mail et du quai du Département.
A quatre heures de l’après-midi, la fusillade se ralentit sensiblement. Un coup de canon, infiniment plus rapproché, indiqua que la lutte entrait dans une nouvelle phase. Les Prussiens venaient d’établir une batterie d’obusiers dans le lit même du déversoir, et commençaient à bombarder la ville.
Le bombardement arrêta la fusillade. A peine, au milieu du silence profond qui planait sur la ville, entendait-on quelques coups de fusil isolés. Les détonations des pièces d’artillerie qui se succédaient à une ou deux minutes d’intervalle, jetaient la terreur chez les habitants restés dans leurs maisons. Le feu des Prussiens était dirigé principalement sur la caserne et sur le quartier de la cathédrale.
Après une demi-heure de bombardement se fut le silence complet. Nous apprîmes plus tard que des pourparlers furent entamés entre la commission municipale et les prussiens. Pourparlers vite interrompus par GAMBETTA, ministre de l’intérieur, qui venait d’arriver à Blois. Après la rupture des négociations, le canon retentit mais seulement d’heure en heure jusqu’à minuit. Les Prussiens devaient manquer de munitions...
L’occupation
Le lendemain, le dimanche 11 décembre, la journée fut calme, en apparence... Il n’y a pas eu de combats mais nous avons souffert du nombre considérable de soldats ennemis et, surtout, de leur extrême exigence. Ils étaient violents, plusieurs maisons, dont le café du ’Pavillon’ de l’avenue de Saint-Gervais, furent pillés et un certain nombre d’habitants frappés et maltraités.
Moi je ne suis pas sorti de la maison, sauf pour des tâches essentielles, comme aller chercher de l’eau au puits de la rue Croix-Boissée. Je me faisais tout petit, j’ai croisé énormément d’hommes à l’uniforme vert de gris, à la mine patibulaire, armés jusqu’aux dents, qui me lançaient des regards menaçants. J’en profitais aussi pour glaner quelques informations quand c’était possible malgré les Uhlans qui patrouillaient par trois ou quatre dans les rues du faubourg probablement pour nous intimider.
Le lundi fut tout aussi calme, si l’on peut dire, que la veille. Ce n’est que dans la matinée du mardi 13 décembre que nous entendîmes, à notre grand étonnement, la musique militaire prussienne qui défilait dans la ville à la tête d’un corps d’armée considérable avec son artillerie, ses munitions et ses bagages.
Le lundi fut tout aussi calme, si l’on peut dire, que la veille. Ce n’est que dans la matinée du mardi 13 décembre que nous entendîmes, à notre grand étonnement, la musique militaire prussienne qui défilait dans la ville à la tête d’un corps d’armée considérable avec son artillerie, ses munitions et ses bagages.
En effet les militaires français ( le 15e corps) avaient entièrement évacué la ville le 12 décembre à 18 heures. En Vienne, les Prussiens s’en étaient même pas aperçus, car la municipalité, après le départ de l’armée, avait remplacé les militaires en faction sur les quais de la rive droite par des gardes nationaux.
Le lendemain, soit le mercredi 14 décembre, pendant toute la journée nous pouvions voir les menuisiers et les pontonniers de la ville s’affairer pour remplacer, par une travée de planches, l’arche du pont détruite par l’armée française.
Le jeudi, pendant toute la journée, la plus grande partie de l’armée du prince FREDERIC-CHARLES, dont les compagnies qui ont occupé Vienne, qui, après la reprise d’Orléans, s’était dirigée vers Blois par la rive gauche, traversait le pont et défilait à travers la ville pour prendre ensuite la route de Vendôme.
Après le départ de l’armée du prince FREDERIC-CHARLES ce sont les soldats d’occupation qui ont investi le quartier. Ils étaient un peu moins violents que les précédents mais multipliaient affronts et vexations.
Vers la fin de décembre la répartition des militaires allemands se fit d’une façon un peu moins arbitraire qu’auparavant. Le fourrier de chaque compagnie marquait à la craie, sur les volets ou sur les portes, le nombre d’hommes que la maison devait recevoir, mais, dans le principe, aucune règle ne présida à la distribution des logements, et les soldats s’entassèrent à leur gré dans les demeures des habitants.
Dans la rue Croix-Boisssée il n’y a pas eu beaucoup de maisons occupées, car la plupart sont petites et vétustes. Par contre, avenue de Saint-Gervais où les constructions sont plus récentes et plus conséquentes presque toutes furent concernées.
Notre ancienne habitation le fut aussi, les nouveaux propriétaires, les COINDE, ont été relégués à l’étage. Les soldats ont envahi le rez-de-chaussée et faisaient jours et nuits des feux de demicheminée. Quand ils n’avaient plus de bois ils arrachaient le parquet et détruisaient les meubles pour alimenter le foyer. De plus ils ont complètement vidé leurs provisions de nourriture.
Les COINDE ne furent pas une exception, toutes les habitations occupées par cette troupe de barbares ont subit le même sort. Il y eut parfois quelques violences notamment sur des femmes quand ces soudards avaient trop bu. Des épiceries furent dévalisées.
Nous avions du mal à nous nourrir correctement car les prix avaient énormément augmenté. Le sucre, par exemple, qui avant l’invasion valait 70 centimes le demi-kilogramme, se vendit bientôt 2 francs, même 2 francs 50 ; l’huile à brûler se paya 5 francs le litre, le café 2 francs 50 les cinq cents grammes, le sel doubla de valeur, et ainsi de la plupart des autres produits.
Au bout d’un moment la municipalité nous délivra des bons de pain et de viande. Pour ceux qui étaient occupés par la troupe, il suffisait de déclarer à la mairie le nombre de prussiens à nourrir pour recevoir un nombre égal de kilogrammes de pain et de viande.
En janvier la situation s’améliora, la ville ne fut occupée que par un petit nombre de prussiens, sept à huit cent, tout au plus. L’oppression de l’occupant devint moins forte.
Pour parer à toute éventualité d’une attaque française dont leur petit nombre rendait le succès presque certain, l’occupant barricada le pont à ses deux extrémités, mina deux arches et enduisit de goudron la travée de planches qui remplaçait l’arche détruite pour la rendre plus inflammable.
Maintenant on pouvait sortir et rentrer dans la ville, muni d’un laisser passer donné par les autorités militaires. Avec Louis, mon beau frère, on pouvait se rendre à notre carrière pour aller travailler. Quand je dis travailler c’est un grand mot car l’activité économique était au plus bas et les chantiers à approvisionner en pierres étaient de plus en plus rares.
La libération de Vienne, l’armistice et l’évacuation de la ville
Vers le 20 janvier le bruit courrait que le 25e corps de l’armée française, formé à Châteauroux et Issoudun, se réorganisait à Romorantin pour s’apprêter à marcher sur Blois. Ce n’était qu’un bruit nous n’y croyions pas trop, par peur , sans doute, d’un faux espoir.
Pourtant le 25, une vingtaine de uhlans qui s’étaient avancés jusqu’à Contres, y avaient été accueillis par une vive fusillade, dirigée par des francs-tireurs cachés dans les maisons de la place. On a bien vite connu ces événements à Blois, et tout le monde s’attendait à voir paraître les uniformes français sur le revers du coteau de Saint-Gervais, et à une bataille sur la rive gauche.
Le 28 janvier, dans la matinée, il nous était facile de remarquer chez les Prussiens du faubourg, une agitation inaccoutumée. Le pont était gardé plus sévèrement que jamais. Une barricade avait été dressée dans la nuit au niveau de l’octroi de la route de Saint-Gervais.
Tous nos regards étaient fixés du côté de la forêt de Russy. On s’abordait mystérieusement pour s’entretenir des mille bruits qui circulaient, et chacun était dans l’attente de graves événements, que l’on sentait devoir se produire d’un instant à l’autre. Pour Louis et moi il n’était pas question d’aller travailler à la carrière.
La plus grande partie de la journée se passa cependant sans incident. Ce ne fut que dans l’après-midi, vers quatre heures, qu’une fusillade bien nourrie qui s’engageait du côté de Vineuil et de Saint-Gervais, vint nous apprendre l’arrivée de l’armée française et le commencement de la lutte.
Bientôt le canon gronda. Plusieurs pièces établies sur la côte de Saint-Gervais lancèrent une grêle de projectiles sur le faubourg d’abord et, plus tard, sur la ville. Les Prussiens placés derrière l’octroi de Saint-Gervais, abrités par leur barricade et la levée des Acacias, résistèrent pendant une heure et demie environ.
Finalement un bataillon de chasseurs mené par un jeune lieutenant, le lieutenant VILLEBOISMAREUIL, chargeât à la baïonnette la barricade ennemie. Les Prussiens furent refoulés en désordre jusque dans les maisons d’où ils ne tardèrent pas à être délogés et faits prisonniers.
Bientôt leur déroute fut complète. Ils s’enfuirent précipitamment en laissant une centaine de prisonniers entre les mains des français et un matériel important. Mais ils eurent le temps de mettre le feu aux mines pratiquées sous les deux arches du pont. Fort heureusement elles ne partirent pas et le pont resta intact.
La travée en planches qui remplaçait l’arche rompue fut seule détruite par le feu, à cause du goudron accumulé sous la passerelle. D’énormes gerbes de flammes éclairèrent les deux rives du fleuve, puis tout rentra dans le silence. La fusillade avait cessé avec la retraite des Prussiens. Malheureusement, la destruction de la passerelle rendait impossible la poursuite de l’ennemi et la continuation de la lutte dans la ville.
Le lieutenant VILLEBOIS-MAREUIL, grièvement blessé lors de la prise de la barricade prussienne, fut transporté à l’hôpital où le général POURCET le nomma capitaine et le décora de la légion d’Honneur. D’ailleurs, l’année dernière, c’est-à-dire en avril 1900, le quai de l’Hôpital fut nommé par la municipalité, quai Villebois-Mareuil.
Durant cette terrible après-midi chacun, bien sûr, est resté calfeutré chez lui. Mais quand nous avons vu par les fenêtres les Prussiens s’enfuir et entendu un silence complet après l’explosion du pont, là nous avons réalisé que nous étions libérés. Nous sommes sortis en liesse acclamer le reste de l’armée qui s’installait dans le faubourg.
C’est ce soir du 28 janvier que les soldats nous apprîmes la signature de l’armistice. Nous étions soulagés, enfin la paix était revenue. Mais quelle ne fut pas notre déception quand on nous informa le lendemain que l’une des clauses de l’armistice livrait à l’occupation allemande tout le département du Loir et Cher.
Les troupes françaises se sont donc retirées derrière le Cher et, nous en Vienne, nous avons vu revenir nos hôtes indésirables. Hôtes qui, malgré le cessez-le-feu, n’ont pas changé d’attitude envers nous. Ils se montraient toujours arrogants et, parfois, violents quand ils avaient trop bu. Il fallait toujours participer à leur nourriture, bien qu’ils ne se gênaient pas pour piller les épiceries. Leurs conditions de logement n’avaient pas changées.
Enfin, après quasiment un mois et demi après l’armistice, le dimanche, 12 mars, à neuf heures du matin, la ville était complètement évacuée, après avoir subi deux bombardements et une occupation de quatre-vingt-dix jours.
Je ne vous dis pas la joie et le sentiment de soulagement qui nous envahissaient tous. Dans les rues du quartier, on s’abordait en se félicitant d’être enfin délivrés du joug si dur que les Prussiens avaient fait peser sur nous. Dans l’après-midi, et pour la première fois depuis trois mois, les promenades en bord de Loire, sur les deux rives, étaient encombrées de monde, Blois avait repris son aspect accoutumé.
Le retour à la vie normale
Petit à petit nous avons repris notre train-train quotidien d’avant la guerre. Cela n’a pas été facile car l’occupation prussienne avait laissé des séquelles. Notre niveau de vie, à tous, s’était nettement dégradé. Les pauvres étaient devenus plus pauvres et nous, les petits artisans nous étions, pour la plupart, au seuil de la misère.
Avec mon beau-frère Louis nous avons repris le travail à la carrière avec acharnement afin de pouvoir subvenir aux besoins élémentaires de nos familles. Cela n’a pas été facile car la reprise économique a été très lente. J’avais du mal à payer nos deux journaliers.
En 1872 mon fils aîné Léon qui venait d’avoir 13 ans vint travailler avec nous comme apprenti. Cela nous a bien aidé surtout qu’il mettait du cœur à l’ouvrage. Comme moi, il avait le métier dans le sang.
En 1874 nous avons eu nos premières grosses difficultés. Les deux journaliers se mirent en grève pendant prés d’un mois. Ils suivaient un mouvement qui devint général dans la profession. Ils demandaient une augmentation de salaire.
C’est vrai qu’ils n’étaient pas bien payés mais je ne pouvais par faire autrement. Leur rémunération journalière était, à l’époque, de 3,50 francs. Ce qui est peu, car le montant des dépenses quotidiennes d’un ménage sans enfant de cette période était estimé à 3,65 francs. Et eux avaient des enfants...
Cette période de grève a été dure pour Marguerite et moi, heureusement qu’elle était là pour nous aider à subsister avec le produit de son travail de couture. Malgré une augmentation symbolique, les journaliers reprirent le travail et nous pûmes reprendre notre activité normalement.
En 1877 c’est mon deuxième fils, Octave qui vint travailler avec nous comme apprenti. Son aîné, lui, se débrouillait bien et faisait alors le travail d’un ouvrier.
En 1880 nous avons marié notre fille, Berthe, qui venait d’avoir 18 ans. Son prétendant, Michel BOURGER, était serrurier. Comme je l’ai dit plus haut, c’était un mariage malheureux, mais nous ne pouvions pas savoir.
En 1883, c’est mon troisième fils, Édouard, qui vint nous rejoindre à la carrière comme apprenti. Comme ses frères, il a choisi ce métier volontairement et s’y est mis à fond. Nous formons maintenant une bonne équipe avec mon beau frère Louis, mes trois fils et parfois un journalier occasionnel.
C’est en 1885 que je deviens entrepreneur maçon-tailleur-de-pierres. Maintenant, en plus du travail à la carrière avec l’extraction et la taille de la pierre, je participe à la construction des maisons, comme le faisait mon père.
L’achat du terrain et la construction de notre maison
Le 24 Mars 1887, j’achète par adjudication, à la ville de Blois, un terrain de 327 mètres carrés situé au lieu-dit ‘Le Colombier’, en Vienne, dans l’ancienne fosse ‘Bigarée’, coté section B4 parcelle n° 1138 bis
Cette parcelle borde la ‘rampe Bigarrée’ qui deviendra, un peu plus tard, l’avenue de la Belle Jardinière. La fosse ‘Bigarrée’, doit sa dénomination à une maison du même nom aux briques bicolores, contemporaine à Louis XII, et située à proximité. Cette fosse fut laissée par la grande crue de 1755 qui avait rompu la levée à cet endroit-là.
L’adjudication a eu lieu dans une des salles de l’Hôtel de Ville de Blois [7]. En présence de monsieur Anatole BADAIRE, maire de la ville, assisté de messieurs PICHERAY et GODARD, conseillers municipaux, de monsieur LEMAITRE, receveur municipal et de maître MEUNIER, notaire.
Le lot que je convoitais a été mis à prix à 1franc 25 centimes le mètre carré. Dès le départ je fis une enchère à 1 franc 26 centimes. Les deux bougies allumées au début de l’enchère s’éteignirent sans qu’il y ait eu la moindre surenchère sur mon offre. Le lot était donc à moi pour 412 francs. L’acte de vente fut dressé par maître MEUSNIER.
Aussitôt le terrain acquis, avec mes fils nous nous sommes mis au travail pour construire notre maison. Notre projet était d’ériger une construction simple d’un seul niveau avec grenier dessus et un toit simple à deux pentes. Nous l’avons fait ce chantier tout en en assurant d’autres. Mon projet était plus simple que celui de mon père quand il a construit sa maison. Lui, il voulait un bâtiment qui reflète sa raison sociale. Moi j’étais moins ambitieux et mon entreprise était beaucoup plus modeste que la sienne.
En mai 1888 nous avons pu emménager dans notre nouveau logis du N°2 de l’avenue de la Belle Jardinière, anciennement rampe Bigarrée. Nous nous y sommes installés avec nos deux fils Léon et Édouard, Octave faisant son service militaire à Issoudun, et mes deux filles Maria et Léontine, toutes deux encore célibataires.
Le 23 juin 1888, un mois après notre emménagement, avec Marguerite nous avons emprunté une somme de 3000 francs au sieur GROUTEAU, propriétaire à Villejoint, un quartier de Blois situé au nord-est de la ville. Somme remboursable au 24 Juin 1898 avec un intérêt annuel de 135 francs payable par semestres. L’acte a été rédigé par Maître MEUSNIER, notaire à Blois [8].
Le 18 Novembre 1889, nous avons marié, en l’Hôtel de Ville de Blois, notre fils Octave qui, au sortir du service militaire nous a rejoint dans l’entreprise. Il s’installa alors, avec sa femme Joséphine LIOMAIN, au "Glacis" dans l’île des ponts Chartrains, près de la levée des Pingres.
C’est encore en 1889, que j’ai acheté une carrière, toujours à Saint-Gervais-la-Forêt, dans une zone à carrières cadastrée C268, au lieu dit ‘La borde’, située à proximité de ma carrière des ‘Closeaux’. C’est un terrain de 11 ares 25 centiares de superficie comprenant une loge de carrier. La pierre y est la même qu’aux "Closeaux".
A partir de ce moment nous avons eu deux carrières à exploiter. C’est mon fils aîné Léon qui s’est installé dans la loge de carrier à ’La Borde’. C’est lui qui devenait responsable de cette carrière. L’entreprise fonctionnait bien, les chantiers se multipliaient et je pouvais payer correctement mon beau frère, mes fils et les journaliers occasionnels.
En attendant la retraite
Le 20 Mars 1891 a vu la disparition de ma mère Rose qui était âgée de 86 ans. Elle est décédée à l’hôpital général, en Vienne. La pauvre, à son âge, a été victime d’un mauvais coup de froid qui lui a été fatal.
Elle a été inhumée au nouveau cimetière de Vienne. Nous étions nombreux à la suivre dans sa dernière demeure. Toute la famille, bien sûr, mais aussi de nombreux habitants du quartier qui la connaissaient bien.
Au mois de Mai de cette même année, nous avons marié notre fille Maria, âgée de 30 ans, qui a épousé Jules BLANCHARDIN, mécanicien à Blois.
En 1892 nous avons vu une nouvelle crise sociale secouer le Bâtiment Blésois [9]. En effet, le 5 Avril, quelques patrons réagirent à la formation de syndicats d’ouvriers en licenciant ceux qui étaient syndiqués. Il s’ensuivit, un vaste mouvement de solidarité qui obligea ces patrons à faire ’machinearrière’. Étant une entreprise familiale, nous n’avons pas été touchés par ce mouvement qui, en fait, nous concernait peu.
C’est à cette époque que j’ai levé le pied au travail. A 61 ans il me devenait pénible de faire mes dix ou, parfois, mes douze heures de dur labeur par jour. Je m’occupais principalement de la prospection des chantiers et j’aidais mes fils quand cela s’avérait nécessaire. Je réduisais mes heures de travail journalier.
1892 est aussi l’année du mariage d’Édouard, notre troisième fils, qui épousa Mélanie LORESTIER, une jeune fille de la rue Croix-Boissée qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. De nos trois garçons, il nous restait à marier notre fils aîné, Léon, mais cela n’en prenait pas le chemin. Il se complaisait dans sa vie de célibataire.
Ma sœur cadette, Joséphine, est décédée le 2 Février 1894. A partir de ce moment-là, je restais le seul survivant des cinq enfants de Silvestre et Rose, nos parents.
En Janvier 1896, nous avons marié notre benjamine, Léontine, âgée de 30 ans, avec le sieur Ambroise SEGNAUD, agent d’assurance de son état. Elle a fait un bon et heureux mariage. Nous étions contents de cette union, mais nous nous retrouvions seuls dans notre maison. Cela nous faisait tout drôle.
Le 19 Avril 1898 nous avons perdu notre fille Berthe, emportée par la maladie. Elle avait 36 ans laissant derrière elle, comme je l’ai déjà dit, quatre enfants âgés de 17 à 7 ans. Notre douleur était immense. Le conseil de famille me nomma tuteur de la fratrie et nous les recueillîmes chez nous. Ils partagèrent les deux chambres laissées libres par nos enfants jusqu’à l’année dernière, année où j’ai arrêté de travailler.
D’égrainer 70 ans de ma vie me fait tout drôle. 70 ans c’est long et court en même temps. Certains faits lointains me semblent être arrivés il y a peu de temps, c’est fou. Les bons moments et les plus tragiques se sont succédés à une allure qui me parait maintenant vertigineuse.
Avec Marguerite nous finissons notre vie d’une façon sereine. Nous avons le sentiment de l’avoir bien menée. Je lui sais gré d’avoir toujours été à mes côtés aussi bien dans les bons moments que dans les mauvais.
Je ne peux aussi m’empêcher de penser à mon père. Cet homme que j’ai toujours estimé et considéré comme un modèle. Il est mort malheureusement trop vite. J’avais à peine 21 ans et encore tout à apprendre de lui. C’est lui qui m’a donné le goût du travail de la pierre. Je lui en suis toujours reconnaissant.
Maintenant, après cette vie bien remplie, j’attends la mort avec sérénité..."
Prosper est décédé le 2 avril 1902 dans sa maison du N°2 de l’avenue de la belle Jardinière. Il est mort usé par 56 années de travail laborieux. Sa femme Marguerite lui survivra 27 ans, elle décédera le 12 octobre 1929, elle aussi, dans sa maison du N°2 de l’avenue de la Belle Jardinière.
Remerciements :
Un grand merci à Odile JUBLOT pour son aide précieuse dans la rédaction de ce récit.