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Scènes de vie sous l’occupation allemande (3e épisode)

Le jeudi 26 mai 2016, par Christian Baumgarth, Michel Baumgarth

Le cahier d’écolier est le support du Troisième tableau...

« C’est pour vous que je l’écris, pour que vous sachiez ce qui s’est passé à Créteil pendant votre absence … »

20 août-9 octobre 1944 : sur 17 pages d’un cahier d’écolier Grand-père Adrien a conté son vécu du second bombardement et de la libération de Créteil.

Adrien l’empathie

S’il avait été compagnon et fait son tour de France, notre grand-père Adrien BAUMGARTH (1891-1974) aurait forcément été surnommé Adrien l’empathie car il en avait à revendre pour tout son entourage et sa sollicitude s’étendait largement à tous ceux qu’il croisait.

Son épouse Victorine était concierge de l’école de garçons de Créteil et il en était le factotum.

Ce terme était tout à fait adéquat car grand-père s’occupait vraiment de tout : nettoyage des classes, de la cour et autres locaux, entretien des meubles et des bâtiments, coursier du directeur qui le chargeait volontiers de missions auprès de la municipalité et des parents d’élèves… Mais surtout, il aimait la marmaille et la marmaille le savait bien : il savait repérer le môme en souffrance, lui tendre la main avec discrétion, le réconforter, le consoler, le guider et le responsabiliser.

Sa tendresse envers ses propres enfants fut sérieusement mise à l’épreuve par l’occupation allemande :

La tendresse en ce temps-là n’avait rien d’ostentatoire : reproduisant l’éducation transmise par des générations de leurs ancêtres, nos grands-parents n’avaient pas la bise facile et ils n’usaient guère de caresses envers leur progéniture ; les marques extérieures d’affection, rares et pudiques, ne s’exprimaient surtout pas en public. Pourtant la tendresse d’Adrien existait bel et bien et s’affirmait autrement, par d’autres gestes (la main de grand-père Adrien sur notre épaule est toujours bien présente dans nos mémoires…), par la qualité des regards qu’il portait sur ses enfants et ses petits enfants et surtout la considération qu’il accordait à nos petites personnes.

Ses deux plus jeunes enfants, Huguette née en 1926 et Jacky né en 1931, ont vécu une singulière aventure : ils étaient banalement partis en juillet 1939 à Audierne dans la colonie de vacances de la ville, mais la déclaration de guerre vint tout chambouler. En attendant la fin des hostilités et la victoire que chacun pensait proches, le conseil municipal décida de maintenir sur place les enfants et le personnel. L’armistice mit fin aux illusions le 22 juin 1940 ; le château de Loquéran qui hébergeait la colo fut réquisitionné pour devenir le siège de la kommandantur et les colons expulsés rentrèrent au bercail le 17 juillet 1940 après un an d’exil.

L’absence prolongée de ses deux benjamins pendant la colo de la drôle de guerre lui parut trop pesante et c’est tout naturellement qu’il leur rendit visite à Audierne en mars 1940 :

Ce ne fut pas là leur seule séparation prolongée du nid familial car, pour les mettre à l’abri des vicissitudes des combats de la libération à venir, 28 petits cristoliens furent placés dans des fermes à Naisey dans le Doubs sous la houlette d’un des instituteurs ; partis le 13 août 1943, ils y restèrent plus d’un an ; Jacky et Huguette étaient encore de cet exil… Ils y furent rattrapés par l’avancée des troupes américaines ; Besançon (distant de 16 km) ne fut libéré que le 7 septembre 1944 au prix de plus de 450 morts. Comme nous le verrons plus loin, le courrier vers le Doubs fut interrompu pendant plus de deux mois, laissant Adrien sans nouvelles et dans l’angoisse.

Raymond, son fils aîné, né en 1920, s’était engagé dans l’armée quelques mois avant la guerre et, hasard des affectations, s’était retrouvé au Maroc où il s’était marié en 1942 et était devenu père de Christiane en juillet 1943 ; il participa très activement aux combats de libération en Italie et en Provence. Là aussi le courrier fut rare et bien aléatoire après l’armistice et devint inexistant après les débarquements alliés.

Serge, le cadet – notre père - né le 23 décembre 1922, requis pour le STO, partit à 20 ans au camp de travail de l’usine de locomotives Schwartzkopff à Wildau ( près de Berlin ) le 17 janvier 1943 ; il n’en revint que le 27 mai 1945, sans avoir jamais eu de permission. A partir de janvier 1944, il n’eut plus droit qu’à l’envoi de deux lettres par mois qu’il réservait évidemment à son épouse, à charge pour elle de donner de ses nouvelles à la famille, aux copains et aux amis. En sept mois, seules six d’entre elles parvinrent à la destinataire ; la dernière lettre reçue par ma mère était datée du 28 août 44…

Wildau n’est qu’à 36 km de Berlin ; dès janvier 1943 les alertes étaient fréquentes … En 1944 les bombardements des alliés et des russes sur Berlin et les sites alentours ne laissèrent que des ruines.

C’est peu de dire que ça gambergeait fort dans la tête d’Adrien à qui cela rappelait un peu trop ce qu’il avait lui même enduré dans sa jeunesse ( blessure en 1914 et captivité) et dont les souvenirs avaient été brutalement ravivés par le premier bombardement de Créteil du 10 avril 1944 ; il n’ignorait donc rien des risques encourus par son fils aîné dans les combats, par son fils cadet sous les bombes et par ses deux plus jeunes piégés dans une zone très perturbée.

Les vacances scolaires avaient vidé l’école Victor Hugo et les parents s’étaient efforcés d’expédier leur progéniture loin des possibles lieux des combats à venir : la tendresse d’Adrien déjà privé de sa marmaille personnelle n’avait même plus la marmaille de l’école pour s’exprimer.

Quant à celle qu’il nourrissait pour ses enfants, exacerbée par leur éloignement, l’incertitude de leur situation et les dangers qui les menaçaient, elle n’avait même pas l’exutoire du courrier pour épancher.

Adrien devait donc trouver un palliatif pour laisser libre court à son impérieuse nécessité de communier et de partager avec ses « chers petits ».

Le problème semblait insoluble, mais son besoin viscéral d’un lien étroit avec ses rejetons lui fit trouver la solution : certes le courrier ne parviendrait pas aux destinataires aimés puisque qu’il ne partirait pas, mais l’écrire permettrait de créer avec eux un dialogue virtuel qu’ils concrétiseront lors de leur retrouvailles…

Ainsi du 20 août au 9 octobre 1944, dans un cahier d’écolier, en 17 pages d’une écriture serrée, dix presque-lettres se suivaient qui distillaient la tendresse d’Adrien tout en racontant les tragiques événements de la libération de Créteil.

Bien sûr, comme le papier était rare en ces temps de restrictions, il n’y avait pas de retrait en tête des paragraphes et pas d’espace libre entre les écrits, mais la marge était soigneusement respectée : le maître d’école d’autrefois avait une aura incontestable et incontestée ; écrire dans la marge qui était son domaine réservé aurait été un abominable sacrilège auquel Adrien n’aurait pas pu se résoudre…

Ce cahier ou plutôt ce morceau de cahier retrouvé dans la valise contenant les précieux souvenirs de Grand-père nous a semblé être un témoignage intéressant sur cette période troublée.

Bien sûr, nous l’avons élagué des éléments qui ne concernent que notre famille et nous avons rétablit les retraits en tête de paragraphe pour rendre le texte plus confortable à lire.

Quelques clefs pour une meilleure compréhension :

Avant de vous livrer le récit d’Adrien, il nous a paru nécessaire de vous apporter quelques précisions :

1 - Créteil, qui n’est situé qu’à 10 km de Paris Notre-Dame, n’est devenu effectivement la préfecture hyper-urbanisée du Val de Marne que le 1er janvier 1968 ; avant il y avait des champs un peu partout et l’économie communale reposait essentiellement sur l’agriculture, sur les 58 domaines maraichers et sur les 6 entreprises industrielles ; en 1940, la ville comptait 9333 habitants et 2500 maisons.

2 - le STO = service du travail obligatoire :

En 1943, Laval échangea le retour d’un prisonnier de guerre français contre le départ en Allemagne de trois travailleurs. Les requis devaient rester un an et disposer de permissions au bout de 6 mois.

Quelques semaines après leur arrivée, la durée du contrat fut portée de facto à deux ans ; une majorité des premiers bénéficiaires ayant « oublié » de revenir, les permissions furent alors distribuées avec parcimonie.

Au total, en un peu plus d’un an, 106 Cristoliens furent requis dont 56 partirent dès le 17 janvier 1943 en un premier convoi ferroviaire qui mit quarante heures pour atteindre Berlin.

Serge fut requis, au titre du quota de 9 salariés imposé à l’entreprise Boulenger où il était polisseur ; il était marié, père de Christian (10 mois ) et ne doutait pas que le second bébé en route serait une fille ; pourtant c’est Michel qui naquit 6½ mois plus tard. La permission, sans cesse repoussée, n’a jamais été accordée.

3 - Le premier bombardement de Créteil - 10 avril 1944 :

Les avions américains avaient pour objectif la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges ( l’une des plus importantes d’Europe ) ; mais des bombes tombèrent sur Créteil (pourtant distante de 7 km) y faisant 40 morts et 46 blessés hospitalisés ; 18 immeubles furent totalement détruits et 90 partiellement. L’épicentre des dégâts et des victimes était située rue de Joly.

Notre mère (= Jeanne dans le texte) et ses deux bambins habitaient dans cette rue au numéro 9, tout près de l’appartement où vivaient ses parents et sa petite sœur. Nous eûmes plus de chance que nombre de nos voisins : terrorisés, mais physiquement indemnes tous les six, nous dûmes quitter ces lieux devenus inhabitables et dangereux.

4 - le deuxième bombardement de Créteil - 26 août 1944 : 

La libération de Paris commencée le 19 août est officialisée par la reddition signée le 25 août par le général Von Scholtitz, commandant en chef du grand Paris, qui n’a pas obéit aux ordres formels d’Hitler : « Défendre Paris par la destruction des pâtés de maisons et des ponts de la capitale. Paris ne doit pas tomber entre les mains de l’ennemi ou alors que ce soit un champ de ruines. »

Pour couper le ravitaillement de Paris, Hitler, furieux, fait bombarder la ville et sa banlieue par 111 avions de la Luftwaffe venus de Belgique, des Pays-bas et de la zône encore occupée du nord/nord-est de la région parisienne. Des vagues successives d’une vingtaine d’avions arrosèrent copieusement Sceaux avant de se séparer pour lâcher des tonnes de bombes selon les deux axes d’attaque Clamart-Noisy-le-sec et Bagneux-Saint-Denis. Comme de nombreuses communes et quartiers adjacents à ces deux trajectoires Créteil hérita de quelques bombes qui firent 18 victimes, 22 blessés et 97 sinistrés ; deux immeubles furent totalement détruits et soixante fortement endommagés.

Cahier d’Adrien Baumgarth

Colligeant les lettres à ses enfants Huguette et Jacky réfugiés dans la ferme de Monsieur Petit à Naisey (Doubs) après le bombardement du 10 avril 1944.

26 août 1944

Mes chers petits,
Après avoir reçu votre dernière lettre du 7 où vous me disiez que bientôt nous n’aurions plus besoin de nous écrire (dernière lettre qui nous est parvenue à la dernière distribution car après il n’y avait plus de courrier) et que nous serions bientôt tous réunis et à l’allure que ça marchait, ils seront à Paris la semaine prochaine, tu ne pouvais pas mieux dire ; mais que d’événements et surtout de bobards et de fausses nouvelles, nous ne vivions plus, nous étions tous les jours dans l’attente d’événements imprévus et nous demandions tous ce qui nous arriverait s’ils venaient à se battre parmi nous ; tout le monde sur les ??? (= trou dans le papier), nous entendions le canon se rapprocher tous les ??? (= trou dans le papier) et nous suivions avec joie, mais aussi avec inquiétude, la marche des troupes alliées qui se rapprochaient de jour en jour, on voyait les troupes allemandes et les camions passer et repasser car ils ne savaient plus où s’en aller, la manœuvre d’encerclement de Paris se resserrait de plus en plus et c’est ce qui nous inquiétait car on se demandait s’ils allaient offrir une résistance à Créteil et cela d’autant plus qu’ils avaient mis des canons à Mesly et à Bonneuil et que quelques jours auparavant ils se battaient à Boissy-Saint Léger et qu’ils se repliaient sur Bonneuil devant les blindés américains.

Je dois vous dire aussi que quelques jours avant les américains avaient bombardé La ballastière où il y avait quatre trains de toutes sortes de marchandises que les allemands n’avaient pu emmener ; il y avait de tout : TSF, fourrures, gants, seaux, marteaux, hachettes, livres, bottes, toiles de tente, enfin un matériel immense qu’ils se promettaient d’emmener chez eux ; alors vous pensez si tous les gens se précipitaient pour se servir ; mais le lendemain, impossible d’y retourner.

Comme je vous l’ai dit, ils installaient des pièces de canon ; alors inutile de vous dire les drôles de moments que nous avons passés et de plus, lorsque nous avons su que les américains étaient à Paris et même à Charenton, alors la résistance s’organisa (mais hélas, il n’y avait pas d’armes) ; ils se mirent en devoir d’arrêter tous les gens suspects d’avoir collaboré avec les allemands ; mais le malheur voulu qu’ils arrêtent trois allemands sur les quatre qui gardaient un camion avenue de Versailles ; alors vous pensez bien que le quatrième couru donner l’alerte aux autres qui vinrent immédiatement avec des mitraillettes exiger la libération des trois prisonniers ; mais comme ils les avaient désarmés, ils exigèrent aussi les fusils et on ne retrouvait pas les fusils ; alors ils dirent que si les fusils n’étaient pas rendus le lendemain, ils prendraient cinquante otages ; vous pensez si tout le monde avait la frousse ; enfin, on les a tout de même retrouvés ; mais ce n’était pas tout : c’est que le camion aussi avait disparu ; alors ils emmenèrent l’adjudant de gendarmerie et un chef des FFI à la mairie et si le camion n’était pas rendu, ils seraient fusillés avec le maire. Heureusement tout a été retrouvé et nous avons respiré un peu.

Mais le lendemain de ces événements, lorsque nous avons vu la première voiture américaine, quel soulagement ; nous nous disions : ça y est, nous allons pouvoir être tranquilles. Pas du tout ! Comme je vous l’ai dit, les allemands étaient à Bonneuil et à Mesly ; on se disait : il va y avoir du boum-boum et jusqu’au soir neuf heures nous ne vivions plus ; enfin on a appris qu’ils s’étaient repliés et nous avons dormi tranquilles cette nuit-là.

En prévision de la bataille que nous attendions, on nous avait fait préparer des matelas et des couvertures dans le préau de l’école pour les gens de Mesly qui avaient été évacués ; heureusement que rien n’est venu.

Mais, hélas, nous nous étions réjouis trop vite de notre libération ; il a fallu que ces bandits viennent encore semer la ruine et la désolation à Créteil le 25, alors que tout le monde rentrait tranquillement chez soi après avoir été sur la place de l’église assister à une petite manifestation organisée par le curé de Créteil qui est un vieux patriote lorrain et que les jeunes filles et les jeunes gens avaient parcouru les rues de Créteil en chantant de joie d’avoir retrouver la liberté ; tout le monde s’apprêtait à se coucher. J’oubliais de vous dire aussi que les américains s’étaient installés au stade et qu’ils avaient mis des batteries de DCA dans le champ de Prieur en face du stade ; on nous avait dit qu’ils allaient faire des tirs d’essai.

Effectivement, entre huit et neuf heures, quelques coups partirent et tout le monde était rassuré. Donc, comme je vous disais, tout le monde partait se coucher tranquillement quand, tout à coup, vers 11 heures on entend des avions et la DCA entre en action ; votre mère me réveille et me dit qu’il y avait des avions ; encore tout endormi, je lui réponds que ce sont les essais qui continuent ; pendant ce temps, la DCA tapait toujours et les avions toujours en descendant de plus en plus bas ; votre mère se lève pour ouvrir les volets pour savoir ce qui se passait ; à peine avait-elle entrouvert les volets qu’il se passa une chose effroyable : j’eu l’impression qu’un avion avait été touché et qu’il venait s’écraser sur l’école tellement il était bas ; on entendit un craquement brutal « ô très court » quelques fractions de seconde et tout de suite des cris épouvantables, des bris de verre, des soufflements ; ta mère croyait que la fenêtre lui tombait sur la tête ; immédiatement nous descendons à la cave, mais nous marchions dans le verre partout ; tout le monde était terrifié ; enfin lorsque nous avons pu sortir de la cave, j’allais dans la cour parce que j’étais convaincu que l’avion était tombé dans l’école ; mais pas d’avion, mais du verre partout ; alors nous nous renseignons : c’était des bombes qui étaient tombés sur la maison Chapuis, le boucher de cheval et sur les maisons en face, encore une fois chez les sœurs, chez Joyen et le teinturier et rue Monfray. Impossible de décrire l’horreur de ce spectacle : la maison de Chapuis complétement en poussière ; c’étaient des bombes soufflantes : jusqu’à l’église il y avait des vitres cassées.

C’est inimaginable : le dernier bombardement que tu as vu, toi Huguette, n’est rien en proportion de celui-là. S’il y avait eu une dizaine d’avions comme celui-là, Créteil était en ruines ; rien ne serait resté ; il y a eu 18 ou 19 morts ; il y a encore un jeune homme qu’ils n’ont pas encore retrouvé. J’ai vu d’affreux spectacles à la salle des fêtes, il y avait des corps qu’il a été impossible d’identifier : ce n’était que bras, jambes, mains, pieds déchiquetés ; c’était affreux à voir. Enfin, nous, ici à l’école, il n’y a plus de carreaux dans les classes et dans le préau ; heureusement la maison de Madame Narcy nous a protégé ; autrement nous n’aurions plus ni portes ni fenêtres et nous ne sommes pas encore sortis de là car au moment où je vous écris, il y a encore une bombe qui n’est pas encore éclatée ni désamorcée ; pourvu qu’elle n‘éclate pas car cette fois nous pourrions prendre quelque chose ; espérons qu’ils pourront l’enlever car elle se trouve dans une cave rue Monfray où quatre personnes ont été tuées sans que la bombe éclate ; alors vous pensez si nous ne sommes pas rassurés.

Les gens d’à côté viennent tous les jours coucher à l’école, ainsi que Madame et Monsieur Castro qui n’ont plus de tuiles sur le toit, ainsi que toute la famille Delespaux qui sont mitoyens avec le mur où se trouve la bombe.

Nous ne savons pas encore s’ils la feront éclater ou s’ils l’enlèveront comme ça. Mais ce n’est pas tout : le lendemain soir, nouvelle alerte ; alors, si vous aviez vu l’affolement des gens, c’est incroyable : dans la maison de Madame Narcy, ce n’était que des cris poussés par Madame Baudin Narcy, mais surtout par Madame Lechat ; tout le monde était couché à plat ventre dans le couloir et Madame Lechat qui criait et leur marchait dessus. Enfin, ils ont réussi à réagir et sont partis aux abris le restant de la nuit.

Heureusement il y a eu plus de peur que de mal : les avions n’ont fait que passer ; il est vrai que la DCA américaine était-là ; alors ils n’ont pas insisté ; aussi cette nuit, nous avons été tranquilles.

31 août 1944

Comme je vous l’ai dit ci-dessus, nous avions passé la nuit tranquille ; mais c’était trop beau, il a fallu qu’ils reviennent troubler notre repos ; mais heureusement cela n’a été qu’une petite alerte sans danger.

Mais, malgré tout, tout danger n’est pas encore écarté car cette fameuse bombe n’est toujours pas éclatée et nous ne savons pas encore quand ; les uns disent que ce sera pour demain ; les autres n’ont pas très confiance non plus.

Toujours est-il qu’un ingénieur des laboratoires de Paris est venu et a dit qu’il fallait barrer les rues et que les gens soient évacués sur un rayon de cent cinquante mètres ; alors, comme nous sommes à moins de cinquante mètres, vous voyez que nous sommes aux premières loges ; mais rassurez-vous, s’ils la font éclater, ils nous préviendront ; ô je vous prie de croire que nous ne resterons pas là.

Faut-il qu’il y ait de mauvais français tout de même : hier matin, la police de Paris est venu arrêter un nommé (nom occulté par nous) qui avait été arrêté il y a quelques jours, mais que les allemands avaient délivré en venant chercher les leurs qui avaient été faits prisonniers par les FFI. Il a eu l’audace de dire à ceux qui venaient de l’arrêter que s’ils étaient venus huit jours plus tard, Créteil aurait cessé d’exister. Il en était bien capable car lors des dernières alertes, c’est lui qui faisait des signaux ; vous le connaissez, c’est le beau-frère de Monsieur (nom occulté par nous), le premier adjoint au maire ; il demeure au coin de la rue des écoles et de la rue Paul François Avet, en face de l’entrée de l’école des filles. Je crois que nous sommes débarrassés d’un beau traitre.

J’ai été à Paris aujourd’hui pour le directeur, place de la Madeleine ; j’ai donc traversé tout Paris par les grands boulevards. On se croirait presque revenu aux beaux-jours d’avant guerre, seulement ce qui nous rappelle à la réalité, c’est de voir tous les américains aux terrasses des cafés ou se promenant avec les civils en causant amicalement. C’est tout de même plus réjouissant de les voir eux plutôt que les allemands ; on se sent plus en sécurité.

PS : nous avons toujours nos locataires au préau : ils sont environ 25.

5 septembre 1944

Enfin nous voilà débarrassés de cette maudite bombe. Ce qu’elle a pu nous causer de soucis ; tout le monde était sur le qui vive et dame, il y avait de quoi. Nous en avions eu un échantillon avec l’autre ; enfin, ça y est les américains sont venus la chercher hier. Vous parlez d’un soupir de soulagement ; aussi tous les gens qui étaient couchés à l’école ont vivement repris le chemin de leurs logements ; comme cela nous sommes plus tranquilles aussi car, jusqu’à dix heures, c’était toujours des allers et venues. Comme maintenant nous avons de la DCA, nous sommes beaucoup plus rassurés et nous dormons tranquilles.

Nous avons toujours le passage des américains, ce qui nous réjouit plus que de voir les figures renfrognées des allemands. Nous commençons à sentir qu’ils sont là : le ravitaillement s’améliore de jour en jour ; il n’y a que l’électricité et le gaz qui font défaut ; mais il faut bien se raisonner, il faut que le Nord et l’Auvergne soient complétement libérés pour amener le charbon et le courant nécessaires à l’approvisionnement de Paris ; ce qui ne tardera pas, je crois, surtout à la cadence où vont les événements, je ne crois pas que cela dure encore longtemps.

Aujourd’hui Bruxelles, Tournai, Charleroi, Namur, Anvers, Mons, Boulogne, Calais, Dunkerque, Lille sont libérés et il en est ainsi partout : en quatre jours, de la Seine à Bruxelles , 208 km ont été franchis, ce qui est sans précédent, même dans l’histoire de cette guerre ; ils menacent directement la ligne Maginot et la ligne Siegfried ; je crois que c’est une défaite catastrophique pour Hitler et tous ses sbires ; d’ailleurs vous devez être au courant de tous ces communiqués et à l’heure où je vous écris vous ne devez pas être loin de la bataille car, hier soir en TSF, ils parlaient de colonnes qui montaient sur Belfort et Besançon ; nous espérons que vous vous en tirerez aussi bien que nous et que, dans quelques jours, nous pourrons vous écrire pour vous donner de nos nouvelles et en recevoir des vôtres. Nous ne pouvons pas encore correspondre avec Dinan, les services postaux n’étant pas encore organisés. Aussi nous attendons avec impatience ce moment : nous pourrons écrire aussi à Raymond et Mathilde une longue lettre ou peut-être, ce qui serait plus beau encore, avoir leur visite avec leur petite Christiane ; quelle joie pour tous ce jour-là !

Enfin, patientons encore un peu ; ce jour n’est plus éloigné maintenant ; il y a encore ce pauvre Serge qui maintenant est sans nouvelles de sa petite famille ; comme il doit se faire du mauvais sang ! Espérons qu’ils sont au courant de la situation et que cela doit leur remonter le moral et leur donner le courage d’attendre la fin avec patience.

7 septembre 1944

Ces derniers jours, nous étions un peu inquiets à votre sujet car nous apprenions par les journaux que les colonnes américaines qui montaient du sud se dirigeaient vers Besançon et dame nous n’étions pas rassurés car, connaissant les allemands, nous avions un peu peur.

Aussi aujourd’hui nous sommes dans la joie car nous apprenons par les journaux que Besançon était délivré ; alors nous pensons que vous n’avez pas eu à souffrir de leur passage et comme aujourd’hui le courrier commence a être distribué dans la Seine, nous espérons avoir de vos nouvelles car nous sommes impatients de savoir comment vous passez cette période de libération.

Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que nous l’avons échappé belle et là, nous ne nous en serions pas sortis, non pas par les bombes, mais par le fort de Charenton : les allemands y avaient entassé plus de 300 tonnes d’explosifs qu’ils se promettaient de faire sauter avant leur départ ou plutôt après leur départ, grâce à un système qui aurait mis le feu après.

Vous vous rendez compte que, dans un rayon de 5 km autour du fort, tout aurait été détruit ; plus rien ne serait resté debout ; les victimes se seraient comptées par dizaines de mille ; Charenton, Maisons-Alfort, Alfortville, Ivry, Vitry, Charentonneau, Créteil, tout n’aurait été que ruines et, sur une distance de 25 km, tout aurait été ébranlé.

Heureusement qu’un artificier, au péril de sa vie, sitôt le départ des allemands est immédiatement pénétré dans le fort et a réussi à désamorcer les charges de poudre qui devaient tout faire sauter. Comme vous le voyez, nous revenons de loin.

Aussi, dans un geste patriotique autant que de reconnaissance pour ce courageux qui a sauvé tant de vies humaines, une collecte, dans toutes les villes qui étaient menacées, a été ouverte pour que ce brave gars soit assuré pour ses vieux jours ; les industriels de la région ont déjà versé 100.000 francs ; vraiment il l’a bien mérité !

Pas de nouvelles des fronts pour aujourd’hui ; mais les nouvelles sont bonnes quand même : la guerre aurait été déclarée entre la Russie et la Bulgarie et n’aura duré que 5 heures. Les bulgares ayant capitulé aussitôt, ce qui arrangera bien les russes (ça fera un front de moins et des troupes de plus sur le dos des allemands).

La Hongrie aussi a déclaré la guerre à la Roumanie ; encore une qui croit au père Noël, croyant que l’Allemagne vaincra ; nous verrons le résultat d’une telle folie.

Une heure de gaz aujourd’hui.

9 septembre 1944

Pour aujourd’hui, nous avons eu la visite des V1 : il y en a une qui est tombée à Charentonneau et à la limite de Créteil, rue Chéret, des sapins, des ormes, Condorcet et Gambetta ; il y a eu 8 tués et 45 blessés ; 50 pavillons ont été détruits ; je vous prie de croire que ça fait du bruit ; nous avons senti la secousse jusqu’ici ; les vitres qui avaient été ébranlées au dernier bombardement ont fini de tomber. Encore une secousse de passée ; on croyais bien qu’il allait y en avoir toute une série ; chacun était soucieux et regardait le ciel avec inquiétude ; mais heureusement rien ne s’est produit ; aussi nous avons dormi tranquilles. D’après les on-dit les V1 provenaient de la forêt de Villers-Cotteret ; aussi le lendemain, un nombre énorme de forteresses volantes et de bombardiers légers ont évolués longuement de Créteil et sont allés bombarder cette forêt.

11 septembre 1944

Depuis, plus rien ; ah si, cette nuit vers 1 heure nous avons entendu un avion et quelques coups de DCA et nous nous sommes endormis.

Il n’y a pas de grandes nouvelles militaires pour aujourd’hui ; toutefois la jonction à l’ouest des armées américaines, anglaise et françaises fait un front continu de la mer du nord à la frontière suisse, ainsi que sur le front russe où il se poursuit de l’Adriatique au golfe de Finlande.

Je crois que ces prochains jours verront se dérouler des événements de grande envergure qui auront certainement une répercussion sur la fin prochaine de la guerre.

14 septembre 1944

Hier il y a eu dans le préau des garçons une kermesse organisée au profit des prisonniers de guerre : succès monstre et sans précédent à Créteil : du matin au soir, une foule nombreuse a défilé sans arrêt ; aussi au point de vue financier, les organisateurs ont été satisfaits : 145 000 francs de recette ; un record !

Pour aujourd’hui, plus rien à dire, si ce n’est que nous attendons toujours avec impatience de vos nouvelles ; mais pour cela, il faut que le service postal reprenne ; ce qui, je l’espère, ne tardera plus maintenant.

21 septembre 1944

Voilà bien longtemps que je n’ai pas repris la suite de mon communiqué ; mais voyez-vous, on s’habitue vite à notre chère liberté reconquise, on se laisse aller tranquillement, surtout qu’en ce moment le ravitaillement est assez bon ; oh, naturellement certaines gens ne sont pas encore contents : ils devraient donner plus de pain, plus de vin, plus de matières grasses, plus de ceci, plus de cela…en un mot, l’arrivée des anglo-américains, pour beaucoup de personnes, devrait coïncider avec le retour des gigots, poulets, rosbifs, rôtis, etc, etc… Tous ces gens oublient qu’actuellement toutes les communications sont et doivent être à la disposition des alliés qui en ont encore à combattre et à faire le sacrifice de leur vie pour nous assurer un avenir meilleur et nous, nous ne devons pas oublier que c’est pour nous qu’ils font des actes d’héroïsme qui dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Il est vrai que le français est un pur égoïste : dès l’instant où l’on touche à ses petites habitudes, alors ça ne va plus. Heureusement que la majorité a compris son devoir et les FFI nous en on donné un bel exemple dans la libération de Paris ; je crois même que le sort de la guerre a beaucoup dépendu de la perte de Paris par les allemands ; surtout pour le moral, car on a beau dire, Paris sera toujours Paris capitale du monde et il est probable que si Monsieur Adolphe Hitler avait été vainqueur, il aurait bien fait Paris capitale de l’Europe ; aussi c’est justement cette perte qui est pour beaucoup dans l’avance foudroyante des armées alliées en marche sur Berlin.

Parlons un peu de vous : que devenez-vous ? Car nous n’avons plus de nouvelles en ce moment ; nous avons su que nous pouvions envoyer des messages par la Croix rouge ; aussi nous en avons profité, espérant que vous l’aurez reçu et que vous pourrez nous répondre. Nous avons également écrit à Raymond et à vos oncle et tante à Dinan car nous sommes autorisés à écrire dans les colonies et dans les Côtes du Nord. Espérons que bientôt nous pourrons vous écrire aussi car en ce moment, ils doivent se battre dur dans la région ; nous espérons que vous serez épargnés tous et que nous vous retrouverons tous en excellente santé et très bientôt.

Bonnes bises de Maman et de Papa.

PS : je vous écris ce soir en m’éclairant avec une petite lampe à essence car nous n’avons pas encore régulièrement de courant ; ce soir nous l’avons eu de 7 heure 1/2 heure à 8 heure 1/2 ; au moment où j’étais bien en train de vous écrire, plus de jus ; alors j’ai eu recours à ma petite lampe.

Votre mère n’est pas très bien ce soir ; elle est bien fatiguée : nous avons eu Cricri et Michou ce soir et cela fatigue beaucoup Maman ; j’espère que cela ne sera que passager et que vous retrouverez votre mère en bonne santé à votre retour.

27 septembre1944

Je me remets aujourd’hui à mon communiqué car jusqu’à présent je n’avais pas grand-chose à écrire ; comme d’ailleurs aujourd’hui ; mais comme c’est mercredi et que c’est mon jour de repos, je vais ajouter quelques lignes.

Hier, nous avons reçu une lettre de Serge datant exactement de 2 mois puisqu’il l’avait écrite le 22/7/1944 ; comme vous le voyez, les nouvelles ne sont pas très fraîches ; mais ça fait plaisir tout de même ; il nous fait réponse à notre lettre où nous lui annoncions vos succès à Jacky et à toi et, en même temps, nous lui avons envoyé des photos ; il a été bien heureux pour vous et surtout pour les photos, mais il a été vraiment surpris de voir combien Maman avait changé ; aussi lui recommande-t-il de bien suivre son traitement et les conseils du docteur ; il a trouvé que tu avais bien grandi, Huguette, et que tu étais une belle jeune fille maintenant. Il nous dit bien de te souhaiter un bon anniversaire ; cela est impossible pour le moment ; il nous dit également qu’il va t’écrire, mais qu’il ne sait pas si avec la situation actuelle tu auras sa lettre.

Mais ce qui ne le fait pas rire, c’est qu’il croit qu’ils vont le renvoyer à Wildau ; il aurait préféré rester à Stendal où il est bien mieux car en ce moment Berlin est visité par les américains, tandis qu’à Stendal, ils sont un peu oubliés ; enfin, espérant que d’ici peu ils n’auront plus besoin de l’envoyer à Berlin ; c’est plutôt à Créteil qu’il reviendra ; mais cela va demander un peu de temps car en ce moment, ils résistent dur sur la ligne Siegfried ; C’est sûrement leur dernière ligne de résistance car je pense qu’après ce sera, comme après la bataille de Normandie, l’effondrement et la déroute au pas de course ; tant mieux, le plus vite possible, ça vaudra mieux.

Nous n’avons pas encore reçu de réponse au message que nous vous avons envoyé à vous et à Dinan ; nous trouvons le temps long sans nouvelles.

J’espère que maintenant vous êtes libérés car, avec tous ces groupes d’allemands qui trainent à droite, à gauche, on ne sait pas quoi penser.

Ici, ça va toujours un peu ; nous avons eu la visite de Germaine Baumgarth, la fille de ton oncle Armand, qui revenait en vélo de l’Yonne car il n’y a pas encore de train, Nénette, ainsi que les enfants de votre cousin Loulou ; ils n’ont pas trop à se plaindre des restrictions ; tant mieux pour eux.

Je vais terminer aujourd’hui en espérant que demain nous aurons de vos nouvelles.

9 octobre 1944

Mon Dieu, voilà bientôt 15 jours que je n’ai rien ajouté à mon journal, ou plutôt à votre journal, car c’est pour vous que je l’écris pour que vous sachiez ce qui s’est passé à Créteil pendant votre absence.

Donc je disais que je n’avais rien ajouté à mon journal, mais, voyez-vous, rien de bien intéressant ne s’est passé au cours de cette quinzaine ; si ce n’est que tous les jours nous attendons impatiemment de vos nouvelles qui n’arrivent toujours pas ; je vous prie de croire que nous trouvons le temps long ; en plus de ça, nous ne pouvons toujours pas vous écrire, le département du Doubs se trouvant sur la liste des départements où il est interdit d’écrire pour le moment et cela pour des raisons d’ordre militaire ; nous sommes obligés de nous y conformer ; mais cela est bien dur ; enfin tout ce que nous espérons et souhaitons, c’est que vous soyez tous en excellente santé. Ici ça ne va pas trop mal pour le moment ; mais malgré tout ce qui nous inquiète un peu, c’est qu’aujourd’hui en TSF on nous a laissé comprendre que nous n’aurions pas de charbon cet hiver ; alors là, ça ne va pas être rigolo du tout ; si encore nous avons du gaz et de l’électricité, ça ira à moitié.

Jean et Gaby qui étaient partis il y a trois mois et demi dans la Loire vont rentrer ; Jean est déjà là car il veut retourner à Bois-Colombes à leur petit pavillon ; alors il est venu aujourd’hui déménager. Il quitte Créteil ; ça fait l’affaire de Jeanne qui va prendre le logement car le sien est inhabitable. J’avais bien essayé de faire quelque chose pour le cas où Serge reviendrait bientôt ; mais rien à faire : l’eau coule à travers le plafond et avec l’hiver qui vient, le gel, la neige, il serait impossible de rester là ; plus de fenêtres ni de carreaux, ni volets ; le plafond, on voit le ciel à travers ; vous vous rendez compte !

Alors l’occasion était trop belle et cela grâce à votre mère qui s’est débrouillée car Madame Martha l’aurait bien voulu pour Maria qui vient d’avoir une petite fille.

Les événements militaires vont lentement en ce moment ; il est vrai que les allemands sont retranchés derrière leur ligne Siegfried ; alors ils se cramponnent encore, en espérant on ne sait trop quoi car l’étau allié se resserre de jour en jour sans qu’ils puissent espérer en réchapper ; cela sera plus ou moins long, mais ça fera un peu plus de victimes et de misère chez eux sans qu’ils puissent en rien changer la situation, si ce n’est qu’ils retardent la défaite qui est inévitable.

On se demande vraiment ce qui peut les engager à continuer à se faire massacrer jusqu’au dernier puisque rien ne les sauvera alors.

Enfin, ne parlons plus pour aujourd’hui de ce sujet qui nous donne le cafard de nous savoir tous séparés et sans nouvelles ni des uns ni des autres. Espérons que cet état de chose ne se prolongera plus longtemps maintenant et que bientôt nous pourrons vous serrer dans nos bras.

Ce soir nous venons de souhaiter un bon anniversaire à Jeanne à l’occasion de ses vingt et un ans et nous lui avons envoyé une carte pour Cricri et Michou.

Votre Cricri est toujours aussi beau et notre petit Michou marche maintenant comme un homme ; Jacky les trouvera beaucoup changés.

Je vous quitte en vous embrassant bien fort de la part de votre maman qui va un peu mieux en ce moment.

Votre vieux père Adrien dit Mathurin

À propos de l’interruption du journal et du retour des enfants…

C’est délibérément que notre grand-père achève son journal puisque qu’il le clôt par la mention « votre vieux père Adrien », à laquelle il ajoute « dit Mathurin » :

(Cet ajout est un clin d’œil complice à ses enfants qui connaissent bien le surnom affectueux donné à leur père par la marmaille de l’école : lorsqu’il croisait un gamin puni chez le directeur, à l’insu de celui-ci, Adrien imitait brièvement la démarche de Popeye pour minimiser la gravité de l’événement et réconforter le condamné. Popeye s’appelait Mathurin dit Popeye dans les premiers épisodes de ses aventures ; Mathurin prévalait donc à cette époque avant d’être remplacé par Popeye et tomber dans l’oubli.)

La cause de cette interruption est évidente : la communication entre Adrien et ses « chers petits » va être rétablie puisque le service du courrier ne saurait tarder à être opérationnel…

Voilà déjà plus d’un mois que Créteil et Besançon étaient libérés ; les conditions de retour des exilés étaient donc remplies, mais nous ignorons si les communications ferroviaires étaient fonctionnelles puisque les libérations de Strasbourg (23 novembre 1944), de Colmar (2 février 1945 ) et d’Haguenau ( 16 mars 1945 ) et la capitulation finale du 8 mai 1945 étaient à venir.

Nous ignorons la date de retour des enfants : les archives du conseil municipal de Créteil sont muettes sur ce point ; elles fourmillent pourtant de détails insolites tels la réquisition des chiens, puis des vélos des Cristoliens par l’occupant allemand en août 1944…

Ce qui est certain, c’est qu’Adrien a rejoint sa progéniture à Naisey puisque, parmi les trésors qu’il nous a légués, il y a des plaques photographiques qu’il a réalisées dans ce village. Il en est bien l’auteur car ce ne sont pas de simples photos, mais des plaques qui comprennent deux vues légèrement décalées du même sujet que l’on regarde ensemble dans un appareil, ce qui donne un effet de relief saisissant ; grand-père était passionné de photographie qu’il pratiquait en complicité avec un des maîtres de l’école.

Il y est donc venu et reparti en train, mais nous ignorons si sa démarche a été individuelle ou bien s’il a participé à un convoi de rapatriement des enfants et nous en ignorons la date de ce retour.

Happy end…

Les « chers petits » étaient donc rentrés.

Serge est rentré le 27 mai 1945 après avoir erré à pied, des semaines durant, dans l’Allemagne dévastée en compagnie de quelques copains du camp. Après plus de 28 mois de séparation, il retrouva sa Jeannette et son Cricri et fit enfin la connaissance de son cadet dont c’était bientôt le deuxième anniversaire.
Raymond a fait un séjour à Créteil en mars 1946 ; sa femme Mathilde et leur petite Christiane l’y ont rejoint en provenance du Maroc.

La tribu était enfin réunie autour du patriarche heureux ; la cour de l’école des garçons retrouvait à nouveau l’agitation et les cris de la marmaille ; la tendresse d’Adrien retrouvait enfin un champ d’action à sa mesure…

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