Les photos ont fait ressurgir l’histoire de la colo de la drôle de guerre : le temps de la retraite venu, Christian Baumgarth, ancien professeur d’histoire et ancien proviseur de lycée, a pu donner libre cours à son goût pour l’écriture de chroniques racontant notamment les autrefois de Créteil, la ville berceau de sa famille. L’aventure relatant les vacances prolongées des petits Cristoliens [1] partis en colonie de vacances en juillet 1939 à Audierne dans le Finistère a paru en mars 2005 dans la revue municipale « Créteil se raconte » .
Première tableau : La colo de la drôle de guerre
15 juillet 1939-17 juillet 1940 (extraits)
Été 1939 : comme chaque année depuis 1932, à l’initiative de la municipalité, des jeunes Cristoliens partent en colonie de vacances dans le château de Loquéran à Audierne en Bretagne. Ils ne savent pas encore que ces vacances-là vont devenir
inoubliables…
Ce n’était pas seulement inscrit sur une plaque murale à main droite du perron du
à Audierne, c’était gravé, pour l’immortalité de leur enfance, dans la mémoire des mômes qui eurent le bonheur d’y séjourner :
Été 1939... Comme tous les ans, il y eut branle bas de jeunesse dans le château : soixante drôles commandés par Monsieur Basille, le directeur de l’école Victor Hugo, encadrés par Messieurs Clément Guyard instituteur, François Desmont, moniteur de sport, Lucien Lechat, factotum et tous ces messieurs avec leurs dames qui faisaient ronronner la grande maisonnée.
Depuis le 13 juillet la ruche n’en finissait pas de bourdonner ses joies : sport, veillées, chansons, grands jeux, baignades, travaux manuels et, pour faire le complet folklore colo, les interminables siestes réparatrices et les batailles de polochons dévastatrices.
Fin août, on entrait sans impatience de retour dans la dernière quinzaine de colo ; on commençait quand même à envisager le temps de la revoyure de Créteil et d’aller s’y faire câliner par les parents.
1er septembre 1939 : l’Allemagne envahit la Pologne. « C’est grave ! » dirent le directeur et l’instituteur.
3 septembre 1939 : La France déclare la guerre à L’Allemagne. « C’est très grave ! » dirent les maîtres à béret. Mais la guerre, quand on ne voit pas les uniformes s’activer, c’est très loin…
5 septembre 1939 : pendant la pause du matin le château s’embrase : « Monsieur Desmont, il part à la guerre ! Monsieur Desmont, il part à la guerre ! ». ça se met à piailler suraigu dans le dortoir des mouettes, à vibrionner dans les couchoirs des petits mâles et bientôt à débouler dans les couloirs, à cavalcader dans le grand escalier et finalement à se fracasser en silence dans le hall où François Desmont, le moniteur de sport, était abîmé dans la contemplation perplexe du petit bleu qui lui signifiait son ordre de mobilisation.
Monsieur Desmont partit le jour même pour rejoindre son régiment puis la ligne Maginot. Les enfants ne l’évoquaient pas volontiers troquant sans grimacer son short et ses espadrilles contre un uniforme et des godillots de biffin ; en revanche, ils pensaient que les allemands auraient fort à faire avec ce sportif qui n’allait pas s’en laisser conter…
Pendant quelques temps, les petits vacanciers furent un peu en panne de pratique sportive ; mais il ne restait plus qu’une poignée de jours à occuper avant le retour à Créteil, et puis il restait toujours les grappes de filles à chahuter pendant les temps libres et ça c’était de la bonne occupation qui ne lassait jamais.
On entra bientôt dans la préparation fébrile du départ : l’idée du retour encoquinait les têtes et faisait partir les éclats de rire en fusées.
11 septembre 1939 : on était en plein bourrage des valises et sacs à paquetages lorsque, en fin de matinée, Monsieur Basille, le directeur, convoqua toute la colonie au réfectoire pour y faire une grande annonce solennelle.
On joue les prolongations !
Les « autorités supérieures », avec l’accord du conseil municipal de Créteil, avaient décidé que les enfants dont les familles n’étaient pas fermement opposées à cette décision prise dans leur intérêt resteraient à Audierne quelques temps encore ; le temps que se décantent des événements gravissimes bien inquiétants.
Dix-huit garçons et dix-neuf filles restèrent en Bretagne avec leur encadrement pour vivre une belle rallonge de vacances, une surbolée de bon air marin, un surcroît de séjour gratuit pour les familles puisque l’État, en matière de mesure d’accompagnement, avait décidé d’octroyer six à dix francs par jour et par enfant pour assurer leur entretien.
- Les 18 garçons, les 19 filles et les 9 (puis 8) adultes de la colo de la drôle de guerre
Sans vraiment crier : « youpi ! », mais sans vrai désarroi, une quarantaine de colons débourra les paquetages pour rebourrer les armoires.
L’absence de claires perspectives de retour n’affecta pas excessivement le moral des petits châtelains car les enfants de cet autrefois-là ne prenaient pas la tête des adultes avec leurs caprices et leurs états d’âme ; ils ne discutaient pas les décisions et savaient que tous les moments de la vie ne pouvaient pas toujours avoir le bon goût des bonbons.
Et pour l’heure, c’était pas si compliqué que cela : septembre était flamboyant ; ils avaient du rab de vacances, du rab de cantine, du rab de plage, du rab de promenades au pas chanté, du rab de facéties…
À Créteil, les copains et les copines avaient fait leur rentrée à l’école depuis plus de deux semaines ; ici on coulait du temps de bon temps, un vrai été indien en Armorique ; mais on sentait confusément que ce n’était pas inscrit dans la durée.
Loin, là-bas, à Créteil, le soir du 9 octobre 1939, le conseil municipal avait pris acte des doléances de Monsieur Basille, à qui la préfecture de Quimper remboursait avec retard les sommes qu’il avançait pour faire vivre la communauté, avait annoncé que les petits réfugiés allaient reprendre leur scolarité à l’école publique d’Audierne et qu’une somme de 200 francs était attribuée pour l’organisation d’une fête de Noël au château de Loquéran. Ça sentait le sapin avant le sapin : on était
bel et bien inscrit dans la durée…
À l’école…
En avant toute donc vers l’école d’Audierne où le quart de l’effectif passera le certificat d’études en juin 1940 ; en avant toute pour deux défilés quotidiens : un aller et un retour. On déjeunera à la cantine de l’école, en raison de l’éloignement du château ; en avant toute vers l’école d’Audierne, mais pas sans montrer patte blanche sanitaire.
La visite médicale, ça ne changea pas de Créteil, sauf que c’était pas Madame TORDEUX, l’infirmière-assistante sociale de Victor Hugo, qui allait se charger de la fouille des cheveux, mais une bretonne en blouse blanche. Elle était souriante : les enfants étaient gagnants !
Le pou, c’est une petite bestiole noire qui fait peur ; tellement crochetue qu’elle prend un X au pluriel ; Madame Tordeux, le X, c’était déjà au singulier … Mais c’est aussi un mot qui fait monter des envies irrépressibles de se gratter la tête rien qu’en le prononçant ; d’ailleurs, on disait « les totos » et c’était magique parce que ça gratouillait moins.
En fin de contrôle, il n’y eut personne à décontaminer, pas de chevelure à tailler, pas de tête à enturbanner après saupoudrage à la « Marie Rose » : l’honneur des petits parisiens était sauf et c’était de bon augure pour leur intégration sur les bancs de l’école au milieu des petits bretons.
Froidure, froidure…
Le château de Loquéran en 1939, il était doublement d’avant guerre comme on a toujours dit des lieux, gens et choses en déphasage temporel avec la modernité de leur époque : ni eau courante, ni électricité, ni chauffage…
Les grands, les 13-14 ans, celles et ceux du certif étaient quotidiennement de corvée d’eau. Une noria alerte bourriquait entre la source et le château en un cheminement d’ustensiles à eau : « un kilomètre à broc, ça use, ça use … ».
Dans le grand escalier, dans les chambres, pour lutter contre les pénombres angoissantes, des loupiotes à huile et des bougies piquées sur leurs coupelles d’écorce faisaient sur les murs un vrai cinéma d’ombres flageolantes, trembleuses et bien chinoises à empêcher de faire dormir les yeux.
Fort inopportunément, et ce n’était pas la faute aux allemands, il se fit en 39-40 en Bretagne un hiver grelotteur jusqu’à friser de farine de glace les rives du Goyen [2]. Cette année-là, en quelques jours, l’hiver vint s’installer sournoisement alors que l’automne n’avait même pas eu le temps de commencer à défeuiller les forêts d’alentour.
C’était un vilain coucou dans le nid de l’automne que cet hiver détestable avant l’heure et d’autant plus méchant dans cette opération « ôte toi de là que je les gèle » que les enfants de Loquéran n’étaient pas équipés pour affronter la moindre froidure.
Dans l’urgence, il fallut organiser la résistance, doter le château de quelques poêles, activer les deux cheminées et demander aux familles d’aller déposer en mairie de Créteil, pour expédition, des ballots salvateurs contenant pull-overs, capes, galoches, gants, écharpes, brodequins, manteaux, chaussettes de laine… Sur sollicitation de Monsieur le Maire, l’hôpital intercommunal compléta l’envoi par un prêt de soixante couvertures.
Le château de Loquéran, ça le chagrinait très fort cette folie météorologique, il savait accueillir pour des quartiers d’été, mais il restait fermé le reste de l’année ; chauffer ses habitants, il ne savait pas le faire.
L’encadrement, tous azimuts, organisa la lutte. Il fallut multiplier les promenades toniques et utilitaires : les enfants ramassèrent et fagotèrent des brassées de bois mort pour faire ronronner les deux cheminées et quatre poêles.
Ces moyens de chauffage étaient gloutons et pas bien reconnaissants : ils se goinfraient d’offrandes, mais les restituaient chichement en bons moments de chaleur et ils obligeaient à pousser les corvées de bois de plus en plus loin.
Il fallut se réfugier longuement dans le réfectoire et la grande cuisine qui étaient les seuls lieux bien chauffés et c’était bien bon car les maîtres y complétaient la classe par des lectures cavalcadantes qui échauffaient bien les imaginations : Quentin Durward, le vicomte de Bragelonne, les trois mousquetaires…
Il fallut sustenter solidement : on multiplia les plats roboratifs qui tiennent au ventre et font rougeoyer les pommettes : pot au feu, potée, soupes épaisses, mais il fallu quand même continuer à mâchonner certains suppositoires de bouche : purée de pois cassés, beignets de morue ou de cervelle, betteraves rouges filandreuses…
Il fallu combattre la froidure extrême des dortoirs. Avec trois couvertures de laine les petits esquimaux se fabriquaient des igloos ; ils dormaient avec leurs chaussettes de laine et les garçons, parce qu’ils étaient persuadés que Monsieur Basille et Monsieur Guyard faisaient de même, faisaient dormir leurs oreilles sous leur béret.
Le plus dur, c’était de se déshabiller pour plonger dans les pyjamas : l’opération ne traînait pas.
Quinzaine d’angoisse
À deux cents mètres du Château, une fermette de métayer abritait la famille Pennamen ; les parents étaient les gardiens du château et leur marmaille se mêlait le plus souvent au troupeau des petits parisiens.
Au sortir de l’hiver un des petits Pennamen présenta des symptômes inquiétants ; le rapide diagnostic du médecin de famille mis le Château en feu d’angoisse : diphtérie !... le très redouté croup !
La fermette où souffrait le petit contagieux fut isolée sévère, projetée au lointain, interdite sanitaire.
Des bidonnées d’eau de javel furent utilisées pour traquer les microbes dans les moindres coins et recoins et au plus profond des interstices des parquets. On ne savait pas si c’était efficace, mais c’était bien rassurant.
Corynebactérium diphteriae, la bactérie responsable se transmet par les gouttelettes de salive émises par les sujets porteurs ; en conséquence, pour prendre cette saleté à la gorge, les habitants du Château vécurent au rythme de six gargarismes par jour. Le furieux concert de gargouillis à tous les étages dura deux semaines.
Les petits châtelains furent épargnés, mais l’un des petits Pennamen ne reparu plus, ni à l’école ni au milieu des sarabandes enfantines.
Grande affliction partagée, ce drame fut le souvenir le plus triste du long séjour, le souvenir aux ailes de noirceur.
Écritures
Le samedi après-midi, il y avait encore comme une petite séance d’école puisqu’il fallait écrire aux familles et que Madame Basille, Madame Guyard et les instituteurs dirigeaient la manœuvre.
La liste des événements marquants de la semaine était inscrite au tableau noir : les menus, les veillées, l’école, la douche, les promenades…
On pouvait dépasser un peu, mais pas écrire n’importe quoi car, avant collage au jus de langue, le contrôle de la rigueur orthographique imposait un examen des lettres par Monsieur le Directeur et mieux valait ne pas lui donner matière à se brûler la moustache avec son mégot.
On expédiait des lettres, on en recevait aussi ; enfin, pas forcément…
Chaque soir, quelques minutes avant de dîner, les petits frelons attablés et pourtant bien affamés cessaient de bourdonner leur appétit : autour des soupières fumantes, il se faisait un silence têtu et Monsieur Basille entrait dans le réfectoire avec une brassée de lettres à distribuer.
C’était un moment atroce, jubilatoire et implosant ; ça chahutait les poitrines. Tous les regards se portaient sur le volume du courrier et chacun supputait ses chances de bonne fortune.
Pour ne pas effaroucher excessivement et ne pas faire monter la crispation, le directeur avait renoncé à distribuer par ordre alphabétique, par ordre sexué, par ordre de naissance ou de sagesse : il distribuait au hasard de la remise par le facteur, il distribuait, imperturbable et grand comme un Père Noël nordique.
Le temps restait suspendu jusqu’à ce que la dernière enveloppe soit tendue : délivrance…
Il y avait des mains qui se tendaient souvent et d’autres qui restaient obstinées, poings serrés, en rade en fond de poches.
Il y avait des familles écriveuses et d’autres qui ne trouvaient jamais leurs mots pour tracer des pensées sur le papier à lettre.
Pour ménager celles et ceux qui étaient le plus souvent oubliés, il était convenu que les heureux pouvaient approcher leur lettre des battements de leur cœur, mais qu’ils la liraient plus tard, après le dîner, dans leur petit coin à eux.
Les lettres du père Noël
Pour que les têtes des petits réfugiés soient un petit temps détournées du lointain horizon de leur banlieue et mises en fêtes, le conseil municipal de Créteil avait octroyé une subvention de deux cents francs pour les festivités de Noël.
La subvention produisit une effervescence et une impressionnante consommation de rouleaux de papier crépon colorés. Il se prépara et se déroula une fameuse veillée : des chansons mimées, des sketchs grimacés, des parodies, des drôleries en cascades que les groupes avaient préparé en grand secret.
- La veillée de Noël
En fin de spectacle, le rideau dévoila un sol jonché de modestes cadeaux et surtout un gros sapin pansu aux branchettes piquetées d’étoiles dorées et de lettres des parents et pour une fois chacun avait la sienne : pas un seul oublié dans le bataillon !
Le Père Noël, cette année-là, il a beaucoup ressemblé au bonhomme facteur…
L’affaire s’était déroulée en plein jour, ce qui faisait l’économie d’une traque pour surprendre le Père Noël, opération qui aurait été d’autant plus délicate à mener qu’il y avait un rigoureux couvre-feu à respecter à partir de l’heure d’aller faire dormir les yeux et que le château avait deux cheminées.
Restait la grande interrogation : comment le Père Noël avait-il eu vent de cette concentration d’enfants si loin de leur cheminée familiale et comment avait-il pu collecter une lettre personnalisée pour chacun d’entre eux quand depuis des mois certains d’entre eux étaient quasiment sans nouvelles de leurs parents ?
On apprit bien plus tard que la manœuvre avait été tramée par la bande à Monsieur Basille : ces adultes bourrus, sous leur carapace un peu rêche, ils avaient de l’authentique tendresse pour les mômes !
Par un courrier comminatoire, le directeur avait exigé de tous les parents l’envoi d’une lettre de Noël à leurs enfants. L’autorité et le respect pour les maîtres de ce temps-là, ça ne se discutait pas : aucune famille ne faillit…
Bien des missives se ressemblaient quant à leur contenu parce que Monsieur Basille ne s’était pas contenté d’ordonner aux parents taiseux d’écrire à leurs enfants : pour les aider, à moins que ce ne soit pour éviter des pagailles orthographiques et stylistiques qui auraient pu dérouter ses élèves, il avait quasiment expédié des modèles.
Pas grave puisque personne ne le sut car les lettres restaient personnalisées par leur écriture et de toute façon, il n’y avait aucun risque de confrontation des courriers car les lettres, c’est pas comme les fausses confidences sur les filles, ça se gardait dans le secret.
Tout au plus les enfants les exhibaient en bout de doigt pour faire leur fiérot et bien vite ils les enfouissaient fond de poche pour les relire dans les recoins quand ils avaient le cœur ou la caboche en parapluie.
D’ailleurs, il y avait des lettres pas montrables et mêmes pas leurs enveloppes : bricolées sur des coins de cuisine, certaines étaient constellées de larmes de pot-au-feu ; sûr que le Père Noël, tout autant que le bonhomme facteur, il avait dû grassement se poisser les doigts pendant les manipulations ; mais le bonheur, même quand il poisse, il poisse du bonheur.
Séquences de vivre ensemble
Sauf en se rendant à l’école, les enfants défilaient le plus souvent en chantant. C’était souvent très chouette et très entraînant ; c’était parfois lancinant … « les kilomètres à pieds qui usent, qui usent, les kilomètres à pieds qui usent les souliers… » . Enfin, pas moins que : « Ah, ce qu’on s’amuse ici, ah, ce qu’on s’amuse ici … » que les clapets faisaient virer au sempiternel « ah, ce qu’on s’emmerde ici » bien bissé.
En fait, ça dérapait souvent, si bien que les gens d’Audierne avaient fini par baptiser la chorale « le bataillon des emmerdés ». Rien que du bien débonnaire car les mamans bretonnes, ça les peinait bien de savoir que ces petits parisiens étaient des orphelins temporaires.
À Loquéran, le dimanche se préparait dès le samedi après la sieste ; il fallait aborder le jour chômé, et pour beaucoup le temps de la messe, en état de propreté corporelle supportable par tous : les colons allaient donc se décrasser aux bains douches d’Audierne.
Surtout depuis la fin des bains de mer, il flottait dans les chambres des nuées d’effluves surettes… La douche hebdomadaire, sans offenser personne, c’était pas du luxe, c’était pas un truc d’adultes manigancé contre les mômes ; sûr que c’est pas le château breton qui avait inspiré Charles Trenet car le beau débit de l’eau, Loquéran, il ne connaissait pas !
Les petites affaires de propreté, de laveries et leurs cortèges de simulacres, il fallait les manigancer dehors à la citerne qu’alimentaient les corvées d’eau. Les lavabos en batterie ne pleuraient que de l’eau froide ; même quand ils gesticulaient des ablutions courageuses pour épater les filles, les garçons ne faisaient jamais que des toilettes de chats frileux.
La joyeuse déambulation des petits parisiens vers les bains-douches municipaux, outre que c’était bon pour la réputation de la communauté, c’était aussi exemplaire pour l’enfance locale, quoique peu suivi : c’était pas pour dire, mais certains petits bretons…
Le dimanche apportant son lot de suppléments de joies simples : un soupçon de grasse matinée, une veillée joyeuse le soir.
Pour beaucoup, pour toutes celles et ceux dont les parents avaient coché la case « oui » pour la messe sur le questionnaire d’inscription, il y avait obligation de se rendre à l’église avec son imperméable du dimanche.
À l’approche du clocher, messieurs Basille et Guyard, qui avaient des points de délicatesse avec la calotte, laissaient la gouvernance de la troupe à leurs épouses et allaient faire leurs stoïques au café voisin où ils étaient accueillis en bout de zinc par un joyeux groupe de sceptiques autochtones.
Pendant ce temps, les petits mécréants restés au château en nettoyaient les abords ou s’activaient aux cuisines et n’avaient aucune raison de s’en plaindre.
Ainsi passèrent les jours, les semaines, les mois…
Les enfants virent passer au dessus du château les nuages de l’automne, de l’hiver, du printemps et ceux du début de l’été ; le temps de la « drôle de guerre », celui de la débâcle de mai-juin 1940 et sa première funeste conséquence : l’occupation allemande.
Jamais le mental de ces petits soldats solides ne s’effritera ; leur vitalité juvénile, leur résignation joyeuse forceront le respect. Il se pourrait bien que beaucoup aient instinctivement compris qu’ils vivaient la première vraie aventure de leur existence.
15 juillet 1940, depuis deux jours tous les enfants de France étaient entrés en grandes vacances bien moroses puisque les pavés du pays résonnaient du martèlement têtu des bottes de l’occupant allemand.
En bout de Bretagne, les petits réfugiés du château de Loquéran étaient en grandes interrogations méningées et piétinaient leur impatience lorsque Monsieur Basile les rassembla pour leur communiquer une grande nouvelle.
Loquéran, château allemand
Monsieur Basille, rescapé de 14-18, à croire qu’il n’avait jamais été totalement démobilisé à la fin de sa guerre, portait des guêtres en permanence, ce qui le faisait dirlo très martial ; il prononçait « les allemands » d’une telle manière que l’on sentait bien qu’il n’aurait pas volontiers partagé son goûter avec eux.
À compter du 17 juillet 1940, le château de Loquéran, réquisitionné, devait devenir le siège de la kommandantur locale : il fallait donc déguerpir et promptement.
Pendant son annonce aux enfants, il avait les pupilles furibardes, Monsieur Basille et ça n’a pas semblé incongru qu’il grommelle entre deux volutes de son inusable cigarette : « il va falloir laisser la place aux uhlans ! »
Ainsi la soldatesque allemande avait réussi à débusquer les petits Cristoliens. Sûr qu’il n’était pas question de résister et guerroyer avec une quarantaine de drôles malhabiles au lance-pierre et un encadrement d’un autre âge, majoritairement juponné et corsagé de manches-gigot… Encore que… Encore que…
La veille de l’arrivée annoncée des allemands, il y eut comme un frémissement de velléité de faire quelque chose. Faut dire que les boches, dans l’imaginaire des enfants, bien entretenu par les ballets cafardeux des bouche à oreilles de certains adultes, ça tintinnabulait dans les cabochons, sarabande de bien barbares, pas fréquentables, malfaisants, salopiaux sauvages, engeance de farouches…
Monsieur Guyard, un authentique ancien de Verdun et crapahuteur armé sur la Voie Sacrée mit tant le feu avec ses réminiscences d’insupportables horreurs, que la communauté vira panique et qu’il fut décidé d’aller chercher nuitamment refuge dans les bois d’alentour.
Nonobstant l’état de guerre, pour les enfants emmêlés dans leurs couvertures, cela tourna à une très belle nuit d’été à la belle étoile et, en retrouvant le château au petit matin pour le petit déjeuner, les jeunes guerriers conclurent unanimement à la belle réussite de dernier grand jeu de leurs grandes vacances à rallonges !
Retrouvailles
Restait l’essentiel : la grande nouvelle qui fit se lever dans l’instant une volée d’étourneaux ; sus aux paquetages, sus à l’autocar pour Douarnenez, sus au train jusqu’à Montparnasse, sus au clocher de l’église Saint Christophe [3], sus à la place de la mairie où l’arrivée de l’autocar déclencha une tonitruante clameur de retrouvailles.
- Créteil : l’église Saint-Christophe –crypte VIIe siècle – église XII-XIIIe siècle
Les mamans harponnèrent leurs petits, les bisèrent le cœur battant la chamade, s’en firent des crampons de poitrine pour se les bercer et les papas se mirent à l’unisson, oublieux des règles que la pudeur de l’époque imposait aux épanchements en public.
En dépit des lourdes préoccupations liées à la fulgurante défaite et à l’occupation allemande, Monsieur le Maire et le conseil municipal avaient organisé une réception dans la salle des mariages de la mairie.
Le retour des petits bretons donna lieu à une mémorable surchauffe de liesse qui s’éteignit juste avant la survenue de la tombée de la nuit. C’était le 17 juillet 1940, l’occupant allemand n’avait pas encore décrété le couvre-feu, mais chacun se hâta d’aller chavirer son bonheur dans la maison familiale : les nuits en temps de guerre, elles n’ont pas bonne réputation…
Quelques autres photos
- M et Mme BASILLE avec une des équipes de filles
- Groupe de colons dont Huguette Baumgarth (3e en haut en partant de la gauche) et Jacky Baumgarth (tout en haut), tante et oncle de l’auteur.
- Messieurs François DESMONT et BASILLE avec Huguette BAUMGARTH au centre