Laboissière en Thelle est un petit village de 1350 habitants situé dans l’Oise à 15 km de Beauvais ; il se compose des trois hameaux de Laboissière, Crévecœur et Parfondeval.
Ma sœur Monique et son mari s’y sont installés il y a quinze ans et leur rapide intégration à la vie du village fut facilitée par le grand investissement de Didier dans la vie associative de la commune et des villages environnants ; à sa grande fierté les dernières élections municipales le firent conseiller municipal.
Je viens d’y séjourner une quinzaine de jours pour accompagner ma petite sœur dans sa détresse lors du décès de Didier.
Au cimetière, la tombe voisine à la gauche de la sienne m’a interpellé : c’est un petit monument en pierre et ferronnerie, bien éloigné des trop massives et trop luisantes sépultures contemporaines en marbre.
Il n’est manifestement plus entretenu depuis des lustres, mais il a un charme certain et l’absence de tout détail ostentatoire dégage une atmosphère d’une grande sérénité. La sobriété de l’édifice s’exprime jusque dans l’épitaphe : « il fut un bon époux et un bon père regretté de son épouse et ses enfants ».
Le lendemain de l’inhumation, nous sommes revenus tous les deux au cimetière et nous nous y sommes longuement promenés en partageant nos souvenirs ; à notre grande satisfaction nous avons constaté que la tombe qui nous avait interpellés la veille était la plus ancienne du village : Jean-Pierre BAUDE étant décédé le 18 décembre 1867 à l’âge de 57 ans, elle date donc de plus de 148 ans et son pensionnaire est âgé de plus de deux siècles ; notre Didier aurait apprécié ce voisinage de qualité…
Mais un détail venait perturber sérieusement notre contentement : une pancarte au pied de l’édifice menaçait d’expulsion son locataire …
L’ancienneté de l’édifice et l’absence manifeste d’entretien rendent bien peu probable qu’un descendant se manifeste…
La saine gestion d’un cimetière communal passe inexorablement par l’application d’un nécessaire règlement que les responsables savent pourtant appliquer avec une sage lenteur surtout si, comme à Laboissière, les emplacements disponibles ne sont pas rares.
Certes nous savons tous que ce que la tradition populaire désigne comme notre dernière demeure n’est en fait que l’avant-dernière puisque pour chacun d’entre nous tout se terminera dans l’ossuaire de la fosse commune ; mais l’idée de voir disparaître cet attachant vestige du passé nous était insupportable ; il nous fallait absolument faire quelque chose pour sauver cette tombe… Nous décidâmes de contacter le maire pour l’informer de l’existence de ce patrimoine historique municipal et plaider pour sa conservation.
De retour à la maison, j’entraînais ma petite sœur autour de mon ordinateur pour assouvir notre curiosité et dénicher des arguments en vue de mon intervention ; voici le fruit de nos recherches :
1- L’annuaire téléphonique : les pages blanches nous ont appris que, s’il n’existait plus de famille buccérienne [1] portant le patronyme Baude, il existait encore huit foyers portant ce nom dans les villages limitrophes.
2- les tables décennales du dix-neuvième siècle et les tableaux récapitulatifs du dix-huitième nous ont livré des Baude de Laboissière à foison.
3- Généanet nous a livré 62 arbres comportant des Baude authentiquement estampillés buccériens par leurs actes de baptême, mariage et décès.
Le plus complet d’entre eux (mbaude de Martine Fontaine) comporte 518 porteurs du nom et le plus ancien Baude natif certain de la Boissière qui y figure, prénommé Pierre, y est né le 5 février 1619 d’un père également prénommé Pierre et né en 1575 en un lieu non précisé.
Toutefois, à notre grand étonnement, aucun de ces arbres ne connaissait notre Jean-Pierre BAUDE, le voisin de Didier…
4- Avec les archives en ligne, nous avons pu combler cette lacune et relier sans grande difficulté notre mort mystérieux à ses ancêtres jusqu’à l’ultime aïeul de 1575 :
fils de Jean-Pierre BAUDE 1786-1826-tabletier- X Marie Thérèse FLEURY
fils de Jean-Pierre BAUDE 1758-1814-tabletier- X Marie-Anne Françoise CAUCHOIS
fils de Claude BAUDE 1730-1758 - ? X Marguerite DORNEL
fils de Pierre BAUDE 1687-1757-fendeur de bois X Marie Anne de LARDIÈRE
fils de Pierre BAUDE 1651-1733 - manouvrier X Françoise GALLOIS
fils de Pierre BAUDE 1621-1685 - ? - X Claude ODENT
fils de Pierre BAUDE 1575 - ? - ? - X Jacqueline CRUCIFIX
puis nous avons retrouvé ses enfants : Célina Apolline ( 1834-1901), Ernest (1836- ?), Clarisse (1838-1888) et Valérie (1844- ?). La tradition familiale fut respectée : Ernest était tabletier comme le fut aussi son fils Marius BAUDE (1867-1902) …
A l’évidence, les très nombreux membres de la famille BAUDE ont largement contribué à la vie et l’histoire de Laboissière en Thelle pendant au moins quatre siècles et il ne faudrait pas gratter beaucoup pour retrouver des ascendants BAUDE à chacune des vieilles familles buccériennes contemporaines.
Nous tenions là un sérieux argument venant conforter ceux de l’ancienneté de la tombe, de l’esthétique de son architecture et de son bon état.
Le maire, Monsieur Jean-Jacques THOMAS nous a réservé un accueil fort sympathique et a compris d’emblée l’intérêt de la conservation de cet élément méconnu du patrimoine historique de sa commune.
Mes arguments trouvèrent donc une oreille très attentive, d’autant que, si lui-même est une pièce rapportée à la commune, la famille de son épouse est buccérienne depuis des générations.
Notre échange fut long et riche et, avant de nous quitter, il tint à me montrer le plus ancien des volumes des magnifiques collections de l’exemplaire municipal de l’état-civil (actes depuis 1619) restaurées et reliées à son initiative et bientôt proposées aux regards de ses administrés dans une vitrine.
Notre entretien avait débouché sur une heureuse conclusion : la tombe restera donc dans l’état (« dans son jus » selon l’expression du maire) car cela met en valeur son authenticité ; Didier conservera donc son vénérable voisin…
Coup de théâtre…
Notre histoire connut un rebondissement deux jours plus tard quand nous sommes revenus au cimetière pour mettre un peu d’ordre dans la pléthorique exposition de fleurs et couronnes qui empiétaient très largement sur les territoires des défunts mitoyens et pour prendre les photos destinées à illustrer cet article.
Le rangement terminé, la tombe de Jean-Pierre Baude présentait deux fortes incohérences par rapport à l’idée que nous nous en étions faite : d’abord la présence sur le sol au pied de la stèle d’une pierre manifestement surnuméraire et allogène que les compositions florales avaient masquée et en second lieu l’existence d’un espace libre incongru que notre intervention avait dégagé entre Didier et son voisin.
Un examen attentif nous apporta la solution : la reconstitution mentale du puzzle nous révéla que la pierre était une seconde stèle, copie conforme de la première ou presque car les motifs des torsades sculptées qui délimitent l’emplacement des plaques sont certes très semblables, mais non identiques.
Cette stèle, bien qu’effondrée, était complète à l’exception de la plaque elle-même que nous n’avons pas retrouvée.
La sépulture est donc plus complexe, plus originale et donc encore plus intéressante que nous l’avons cru de prime abord : il s’agit en fait d’un enclos de deux tombes jumelles limité par une ferronnerie.
L’état actuel de cet enclos s’explique aisément : la première stèle est restée debout, mais la seconde s’est effondrée sur le sol ; les ouvriers préparant la fosse adjacente ont dû retirer les morceaux et les ont placés sur le sol de la tombe intacte pour travailler plus confortablement ; ces pierres retrouveront donc leur ancienne place lors de la fermeture de la sépulture de Didier.
L’existence de deux ouvrages de factures quasi identiques pour la forme et les dimensions plaide pour une unicité de conception [3] et un intervalle de temps relativement faible entre les deux inhumations.
Qui tient compagnie à Jean-Pierre Baude dans son enclos bi-stèlaire ?
La réponse la plus probable est évidemment sa veuve. Les archives en ligne nous ont appris qu’elle est décédée le 24 août 1872 : Marie Louise Apolline David n’aura donc regretté son époux qu’un peu moins de cinq ans avant de le rejoindre il y a 143 ans. Mais notre conviction ne recevra pas de confirmation officielle : les recherches effectuées par la charmante secrétaire de mairie dans les archives du cimetière sont restées vaines.
Bien sûr, il n’est pas question de séparer ceux que le ciel à uni et d’ailleurs l’enclos bi-stèlaire est une seule et même concession ; il suffira de reconstituer sommairement le puzzle sur le sol pour lui rendre sa forme et le contraste des deux stèles jumelles, l’une dressée et l’autre couchée, ajoutera encore au charme de cet élégant monument.
La plus ancienne tombe de Laboissière en Thelle n’a échappé au funeste destin qui lui était dévolu que par un improbable concours de circonstances : si l’emplacement mitoyen avait été attribué à un autre défunt…, si elle n’avait pas été remarquée par un vieil amoureux des vieilles pierres…, si celui-ci n’était pas revenu pour l’opération de rangement des fleurs…, si l’accueil du maire …
À l’évidence, il existe dans les cimetières de nos villages, bourgs et villes de nombreuses tombes anciennes remarquables et pourtant négligées, oubliées, abandonnées et donc menacées de disparition.
L’opération SAUVONS NOS TOMBES, menée de main de maître par Généanet, est une idée de génie : la création collective d’un cimetière national virtuel offre aux généanautes un nouvel outil très performant.
Les contributeurs bénévoles des relevés sont très nombreux et très motivés ; la méthode est rodée et l’expérience est acquise ; le traitement des données est parfaitement au point.
Je suggère à Généanet de leur demander d’adjoindre à leur mission primitive celle, concomitante, mais peu contraignante et peu chronophage, de faire le descriptif photographique des tombes remarquables.
Outre l’intérêt de constituer ainsi un musée virtuel des monuments funéraires d’exception, ce travail permettrait de faire le dépistage de ceux qui sont menacés ; leur signalement au maire concerné, à la société d’histoire locale et autres associations culturelles leur conférerait de facto le label « tombes remarquables en péril », permettrait de les exhumer de la gangue de l’oubli et de l’anonymat et leur réappropriation par les bonnes volontés du cru leur donnerait ainsi une bonne chance d’avoir une nouvelle vie tout en créant du lien social.
Un argument péremptoire pour la sauvegarde des tombes anciennes menacées m’a été fourni, il y a peu, par le conservateur du cimetière de Cachan (94) : le contrat d’une concession à perpétuité est par définition sans limite ; la notion d’abandon manifeste ne s’applique pas aux sépultures. Les deux seuls motifs invocables pour « relever » une tombe sont l’existence d’un danger pour le public ou d’un risque sanitaire.
Il illustra son propos par l’anecdote suivante : peu de temps après sa prise de fonction dans ce cimetière, le maire de l’époque projetait la création d’un chemin pour faciliter le passage des engins de travaux ; le tracé prévu nécessitait le déplacement de la tombe de Claude Louis Berthollet (1748-1822), médecin et chimiste, inventeur de l’eau de javel ; aujourd’hui le chemin existe..., mais il contourne la tombe !
Philosophe, il conclut par cette réflexion : « d’ailleurs, il suffit qu’un passant y dépose une pâquerette pour que la tombe ne soit plus abandonnée ».
En écoutant cet homme passionné et passionnant, je me fis la réflexion que son titre de conservateur était bien mérité.
Néanmoins si cet argument est incontournable, il ne faut pas le galvauder : de grâce, ne harcelez pas vos édiles en le leur assénant sans discernement ; réservez-le pour les tombes qui en valent la peine.
Depuis que j’ai été le spectateur stupéfait et incrédule d’une chorale de sourds-muets « chantant » en langue des signes, je suis totalement convaincu que l’utopie n’est que ce que l’on n’a pas encore eu l’audace de réaliser. L’opération SAUVONS LES TOMBES REMARQUABLES ORPHELINES ne me semble pas être une idée saugrenue.
addendum : quelques réflexions personnelles…
1- Faire ériger un monument n’est pas un acte anodin : cela exprime avec force la ferme intention d’imposer à la vue des autres l’affirmation de sa propre existence comme membre important de la communauté ; ce message s’adresse à tous et à chacun, aux présents et à ceux à venir ; il a donc une portée universelle et trans-générationnelle.
Or une tombe est un monument funéraire … et il n’affirme pas « j’ai existé ( elle/il a existé ), ne m’ (l’) oubliez pas » , mais « j’étais (il/elle était) et je demeure un membre à part entière de la communauté ». Dans l’expression « dernière demeure », ce dernier mot a donc un double sens exprimant à la fois le lieu et le temps.
2- la population de Laboissière en Thelle n‘était que de 730 habitants en 1982 ; il y a donc eu un quasi doublement en moins de quatre décennies dû à des apports exogènes importants. La création de lien social est indispensable pour rendre harmonieux un tel « métissage » entre les néo-implantés et les buccériens de souche.
Pour réussir sa transplantation le greffon a besoin de faire corps avec le porte-greffe : cela passe par la participation à la vie du village qui commence par l’indispensable information sur le présent structurel (écoles, commerce, mairie…) et culturel (activités sportives, associations…) de la commune, mais aussi sur son passé.
S’approprier son nouveau village, c’est planter ses radicelles dans le terreau communal, c’est faire siennes les valeurs et les richesses de ce terroir.
La tombe remarquable et fort ancienne d’un membre banal d’une très vieille famille authentiquement buccérienne ayant exercé le métier qui a été le support de l’activité économique locale pendant au moins deux siècles constitue presque une représentation symbolique du village de Laboissière.
Sortir cette tombe de l’anonymat peut contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté des buccériens et donc créer de l’indispensable lien social.
Cela peut passer par la publication d’articles dans Oise-matin, par un reportage sur la chaine locale de télévision, par les travaux des élèves, par une exposition sur les tabletiers, par…
L’information des buccériens sur cette sépulture passe par l’évocation de l’histoire de la famille BAUDE et l’arbre mbaude sur Généanet constitue une base sérieuse.
3- Une simple question pour conclure : quelle est la doyenne des tombes de quidam en France ?