Jean vit à Salies de Béarn (64) où il est né en 1809 et s’il a tant d’espérance, c’est que, comme lui, de nombreux jeunes gens de Salies ont depuis des décennies suivi le même chemin et ont suivi ce plan simple mais efficace :
- 1) se marier avec une vieille femme,
- 2) partir pour l’armée,
- 3) encaisser le pactole,
- 4) se remarier.
Suivant ce plan, Jean sait qu’il ne doit normalement pas revoir sa « Dulcinée ». Il s’agit d’un mariage arrangé, d’un mariage scandaleux diront les mauvaises langues du pays, Jean, 19 ans, a épousé en effet le 26 novembre 1828 à Bergouey (village voisin de Salies), Jeanne Larroder, née en 1746 et donc âgée de 82 ans.
Le temps passe...
Que chante Jean en 1834 à son retour du service militaire, on ne le dit pas, mais ce qui est certain c’est qu’il déchante rapidement. Jeanne Larroder a maintenant 88 ans et est toujours bien vivante. Mince alors ! Lui qui pensait enfin pouvoir s’établir avec une jeune fille de son âge.
La mariée pourtant n’est pas exigeante, elle habite toujours Bergouey alors que son mari, qui ne l’est que sur le papier, vit à Salies.
Jean devra attendre encore 4 ans avant que son épouse, Jeanne, daigne enfin s’éteindre à l’âge de 92 ans, le 20 mai 1838. Ouf !
Un Jean Lanceshmere 21 ans, laboureur, épouse, en 1829, Marie Muiras 80 ans. Pas de chance non-plus, Marie Muiras ne meurt qu’en 1837.
La plupart de ces mariés « scandaleux » sont pourtant plus chanceux ; ainsi Jacques Pouyés, 19 ans, qui épouse Marie Vitau, 86 ans, le 14 février 1827 à Oraas. La mariée coopère si bien au plan établi qu’elle meurt 3 mois plus tard le 05 mai 1827.
Une autre mariée, Anne Bares, 90 ans, coopère, elle aussi, et laisse pour veuf Pierre
Capdevielle, 21 ans, après seulement 2 mois de mariage.
D’autres, comme Jeanne Duisedy, 80 ans en 1819, décèdent gentiment en respectant à la ligne le contrat. Jeanne meurt le 20 août 1823 laissant ainsi la place libre à une jeunette pour son mari, Pierre Lassere, qui aura 25 ans et un grand sourire à son retour.
Les mariages de ce type sont relativement nombreux tout autour de Salies de Béarn.
La cause unique en est « l’or blanc » de Salies : le sel.
Depuis des temps anciens, une source d’eau salée fait la fortune du village. Cette eau est 7 fois plus salée que l’eau de mer (300g/L). Il est plus rentable de fabriquer du sel que d’être laboureur (on se moque d’ailleurs des laboureurs à Salies).
La ville de Salies de Béarn fut ceinte de murailles et il fut décidé que seuls les habitants intra-muros (les part-prenants) pourraient sous certaines conditions puiser l’eau de la source.
Le premier règlement régissant cette source date de 1587 et les part-prenants bénéficient toujours d’un droit de nos jours.
Pour la petite histoire, lorsqu’à la suite de fortes pluies, l’eau douce envahissait la source d’eau salée, les Salisiens avaient un truc infaillible. Ils y jetaient des œufs. Les œufs sont plus lourds que l’eau douce mais flottent sur l’eau très salée de la source. Il suffisait donc d’enlever l’eau douce jusqu’au niveau des œufs pour pouvoir enfin puiser la saumure si convoitée.
Le sel de Salies n’était pas sous l’ancien régime soumis à la gabelle et pouvait être vendu le long des Pyrénées. Louis XIV avait bien songé à s’accaparer la source. Il y eut plusieurs procès. Il voulut ensuite faire soumettre le sel à cette fameuse gabelle mais dut y renoncer suite à plusieurs révoltes dont celle de la ville de Bayonne.
Les fils de part-prenants n’avaient leur « compte d’eau salée » que s’ils étaient mariés et habitaient Salies. L’obligation de résider à Salis était caduque pendant qu’ils faisaient un service militaire, le droit de sauce (autorisation de puiser) leur était compté pendant leur absence. Ils avaient donc un double intérêt à se marier et partir pour l’armée. Ils revenaient avec la valeur de 6 ou 7 ans de compte selon l’époque, une petite fortune pour ces gens modestes.
Sont-elles contentes, ces veuves de 60 à 95 ans qui se retrouvent quelquefois avec plusieurs soupirants de 16 à 21 ans ? Elles savent évidemment que ce n’est pas pour leurs beaux yeux qu’elles sont ainsi courtisées. Que gagnaient-elles à accepter un tel mariage ? Une somme rondelette évidemment.
En tout cas, l’affaire semble si rentable, selon S.Trébucq, que des veuves se retrouvent sans le savoir mariées 2 ou 3 fois à des jeunes hommes. Des vieilles filles sont mariées après leur décès.
La mariée est même, paraît-il, quelquefois simplement purement imaginaire. Il fallait bien entendu, pour ces magouilles, graisser la patte à un élu ou un secrétaire de mairie (ce qui serait bien sûr impensable de nos jours...).
Le prix du sel qui avait atteint des sommets à la révolution, s’effondrera vers 1840.
Ce genre de mariage n’aura plus dès lors que peu d’intérêt.
Sources :
- Salies de Béarn et ses environs à travers les âges, par S. Trébucq (Gallica).
- Dictons et proverbes du Béarn, paroemiologie comparée, par V. Lespy (Gallica).
- Audijos : la gabelle en Gascogne (Gallica).
- Les relevés gratuits de l’association Chanégroupe, avec un grand merci...
AD 64