Un soldat toulousain de cette époque, Amédée Delorme nous raconte sa guerre avec l’Armée de la Loire au travers d’un titre édité par Hachette : « Le journal d’un sous-officier » publié en 1901.
Après s’être engagé à Toulouse, il est dirigé sur Narbonne. Puis à Nevers pour constituer la 2e Armée de la Loire. Là il se retrouve au sein du 48è de marche où il assure le rôle de fourrier. Il décrit son parcours de caporal, puis de sergent pendant la guerre de 1870. Il nous fait vivre pour son séjour Blésois, un événement qui sera décrit par d’autres témoins, tout aussi triste dans d’autres lieux : les fusillés pour l’exemple [1].
/… A Blois, on nous fit établir nos bivouacs au sud-ouest de la ville, au delà de la gare. Nos tentes s’alignaient tout le long d’une avenue boisée qui aboutit à la forêt ; les dernières, les nôtres, en touchaient la lisière, et il y avait comme une sorte de mystère inquiétant dans ce voisinage immédiat. Bien que toutes les feuilles fussent tombées, les troncs d’arbres formaient, par leur foule, un mur impénétrable aux regards et d’où semblaient s’échapper, comme des fantômes, les vapeurs du matin.
La vie de Nevers se continua là, par un temps meilleur. J’y achevai plus agréablement mon apprentissage de fourrier. Il ne me laissait pas un instant de liberté, même pour assister aux exercices. Préparation des bons, direction des corvées, distributions de toute nature. Il n’y avait pas de temps à perdre pour arriver à tout. Ce ne fut pas d’ailleurs sans une certaine émotion que je pris charge des 18 000 cartouches destinées à ma compagnie. Quatre-vingt-dix pour chacun de nous.
Sur les recommandations réitérées de M. Eynard, nous les logeâmes dans le havresac, douillettement, de manière à les bien garantir de l’humidité.
Ces soins divers, multiples, nous absorbaient entièrement. Beaucoup d’entre nous avaient oublié la scène du départ de Nevers, mais non pas ceux qui avaient mission de s’en souvenir. Elle devait avoir son épilogue, logique, fatal et prompt.
L’accusé [2] fut traduit devant une cour martiale, où siégeaient un chef de bataillon, deux capitaines, un lieutenant et un sous-officier, et dont la sentence ne pouvait être ni révisée ni cassée. Cela dut tout d’abord ne point paraître sérieux au caporal Tillot, ainsi se nommait le malheureux accusé. Pour un instant d’oubli, pour une bénigne vivacité, mourir de la mort des assassins, des voleurs et des lâches ? Être tué par des Français, avant d’avoir affronté les Prussiens détestés !
Non, ce n’était pas vraisemblable. Il s’agissait sans doute de quelque simulacre de jugement et de supplice, à la manière maçonnique, afin d’éprouver le courage du patient. Mais il ne pouvait être question d’enlever au pays un de ses défenseurs dévoués. Telles durent être les pensées du caporal Tillot. Mais, pour les juges, qui ne pouvaient décliner leurs fonctions sans être honteusement mis en réforme, ils durent envisager leur rôle avec tristesse et terreur, car, entre un texte formel et un fait indéniable, il n’y avait pas de place pour une hésitation. La cour martiale n’hésita pas.
Notre lieutenant en faisait partie, en raison de son ancienneté de grade. Il nous annonça le verdict, sans commentaires. Certes il avait eu l’occasion de cuirasser son cœur, à Sedan. Plus d’une fois il menaça de son revolver des hommes qui maugréaient contre le service, et il aurait eu le courage de tuer un fuyard ; mais il veillait sur sa compagnie paternellement, quoique bien jeune. Il la réconfortait après les journées de fatigue. Il était bon, certainement, autant que brave. Toute sa bravoure lui fut nécessaire pour tenir jusqu’au bout le rôle qui lui était échu dans l’accomplissement de ce drame. L’arrêt qu’il avait contribué à rendre, il devait le prononcer le lendemain à la face du condamné, devant 8000 hommes assemblés pour en voir mourir un autre.
Spectacle douloureux. Acte le plus pénible de la vie militaire, car, quelque bien établi qu’il soit que l’armée forme un tout complet qui doit se suffire, il n’en reste pas moins terrible d’être obligé de passer, sans préparation, à l’état et de juge et de justicier. Nul ne peut répondre qu’il ne deviendra pas le bourreau sans pitié de son camarade coupable d’une peccadille, qu’il ne sera pas forcé de viser au cœur un ami digne de son estime quand même. Le code de justice militaire, en effet, mieux pondéré que le décret du 2 octobre 1870, qui avait institué les cours martiales, distingue entre les crimes contre la discipline militaire : il en reconnaît de honteux, pour lesquels la dégradation accompagne la mort, et d’autres qui entraînent seulement la mort. Mais il est muet pour la désignation des exécuteurs. Ce point était alors réglé par le décret du 13 octobre 1863, où il était dit : « Le commandant de place fait commander pour l’exécution un adjudant sous-officier, quatre sergents, quatre caporaux et quatre soldats, pris à tour de rôle, en commençant par les plus anciens, dans le corps auquel appartenait le condamné. »
Dans l’amalgame que nous formions, personne, parmi les hommes de troupe, n’était fixé sur son ancienneté relative. Il était probable que, dans une telle incertitude, le sort, le hasard, remplacerait la règle. Tous, nous avions à craindre d’être désignés pour faire partie du fatal peloton. Brûler ainsi sa première cartouche, quelle épreuve !
Mauvaise nuit que celle qui précéda l’exécution. Pourtant nos appréhensions furent vaines. Aucun gradé, aucun homme de notre compagnie ne fut requis. Seul le 2e bataillon avait été chargé de former le peloton. Dès l’aube, tout le régiment s’était préparé à prendre les armes, dans une sorte de recueillement. Il était à peine aligné en avant du front de bandière, que l’alerte sonnerie de clairons des chasseurs à pied se fit entendre venant de la ville : « As-tu vu la casquette, la casquette ? »
Le 10e bataillon de marche défilait devant nous, d’une vive allure. Puis, le puissant roulement des tambours, sourd d’abord, plus distinct, plus sonore d’instant en instant, sembla faire trembler le sol. C’était un aussi beau régiment que le nôtre, le 51e. Il venait de son campement, sur l’autre rive de la Loire. Il passa devant nous, et, à la suite des chasseurs, s’enfonça dans la forêt, où nous nous engageâmes à notre tour. Allant en faire les frais, nous faisions aussi les honneurs de cette première réunion de notre brigade.
A distance, le bois et les chemins se perdaient dans le brouillard ; mais ce voile, sans se dissiper, semblait reculer devant nous, dessinant, à mesure que nous avancions, un cadre approprié à la cérémonie où nous étions conduits. Les arbres dépouillés étendaient lamentablement leurs branches, comme les bras d’un peuple de squelettes ; l’herbe disparaissait sous la litière des feuilles desséchées, terreuses, qui s’affaissaient en grinçant sous nos pas. Quittant bientôt la grande route qui partage la forêt, la colonne prit un étroit chemin, mal frayé, défoncé par les chariots des bûcherons. Tout à coup s’ouvrit devant nous une immense clairière, où nous nous engageâmes en face du 51e de marche et à côté du 10e bataillon.
Clairons et tambours s’étaient tus ; mais derrière nous se faisait entendre la voiture cellulaire qui, entre deux gendarmes, cahotait dans les ornières. Il lui fut impossible d’avancer au milieu des fougères qui nous cachaient jusqu’à la ceinture. La portière s’ouvrit, et le condamné, invité à descendre, put contempler une dernière fois la voûte du ciel, qui, dans ce large espace, n’était plus voilé par la brume.
Le caporal Tillot était vêtu de la petite veste bleu foncé, avec ses galons. Un aumônier le soutenait, car il semblait prêt à faiblir, comme au terme d’un trop long voyage. Il recueillait les dernières consolations de la bouche du prêtre. Son visage, douloureusement contracté, exprimait pourtant la résignation. Sa marche était pénible, mais non pas hésitante. Les herbes et les fougères avaient été fauchées sur un carré de quelques mètres. C’était l’endroit où le malheureux devait mourir. Il y parvint enfin. Il se laissa bander les yeux et s’agenouilla devant ses compagnons d’armes rangés à dix pas de lui.
A cheval auprès du peloton, le colonel Koch était visible de tous les points de la clairière. Il commanda : « Portez vos armes !—Tambours, ouvrez le ban...! »
A un roulement lugubre comme un glas, succéda un silence plus lugubre encore. Dans cet espace où, sous le ciel, 8000 hommes respiraient, on entendit, semblable à un râle d’agonie, le souffle oppressé du condamné.
A cet instant solennel, la voix sonore, nette et vibrante du lieutenant Eynard s’éleva du centre de ce cirque et prononça l’inexorable arrêt que terminaient ces mots :
« Au nom de la patrie envahie, le caporal Tillot est condamné à la peine de mort. »
La dernière parole fut couverte par une détonation que les échos de la forêt répercutèrent comme un grondement de tonnerre. Puis, un coup isolé, sec, sinistre, le coup de grâce, tandis qu’un blanc nuage de fumée s’élevait lentement dans l’air en s’y évaporant peu à peu. Le caporal Tillot avait achevé de souffrir.
M. Eynard nous rejoignit de son pas long et souple. Nous ne savions trop s’il fallait admirer cette maîtrise de soi-même ou craindre la cruauté que dénotait le sang-froid de notre chef. Pourtant il était livide et sa main trembla en cherchant la poignée du sabre qu’il tira du fourreau pour défiler. Il n’essaya pas d’ailleurs de dissimuler. « J’ai passé, nous dit-il à demi-voix, par bien des émotions ; mais celle-ci est la plus cruelle. »
« Armes au bras ! » reprit cependant la voix calme et froide du colonel. Les tambours roulèrent de nouveau, et le défilé commença devant le corps du supplicié. Auprès se tenaient le prêtre et le docteur, et autour de ce groupe quatre hommes en sentinelle formaient le carré à dix pas les uns des autres. Le malheureux s’était affaissé sur le côté droit, sa veste portait dans le dos les petites déchirures rondes des balles qui l’avaient traversé de part en part, et le visage exsangue touchait terre, baignant dans une mare d’un rouge noir dont l’herbe s’imprégnait.
/…
La famille fit certainement édifier et entourer la tombe à l’endroit de sa mort où il fut enseveli sur le bord de l’Allée Anne de Bretagne en forêt de Blois. Vers 1900, un dessinateur nous donne une image du monument. Disparue dans la végétation, elle a été retrouvée et est en passe d’être restaurée en lien avec le souvenir Français.
- Dessin de la tombe vers 1900
Nous ne voulons pas laisser passer le cent-cinquantenaire sans lui redonner l’aspect de ces nombreux monuments mémoriels [3] qui jalonnent notre pays où s’est déroulée la retraite de cette valeureuse armée conduite par Chanzy constituée de mobilisés volontaires, mal équipée, sous armée et tiraillées entre deux fonctions inconciliables : protéger Paris et Tours en même temps [4].
- Nouvelle république, édition du Loir et Cher en 2006
Nous souhaitons redonner une identité complète à ce pauvre caporal Tillot (est-ce l’orthographe exacte ou Picot) ?
- L’Avenir du Loir et Cher exécution du 18 nov 1870 du caporal Picot
Vous avez pu vous rendre compte qu’Amédée ne cite jamais les prénoms dans son récit. Le décès n’a pas été transcrit sur Blois, mais sans doute dans son village natal. Ce décès a du avoir lieu entre le 20 et 22 novembre d’après mon calcul avec une indécision d’une journée. Amédée Delorme précise dans la partie du récit sur Nevers, qu’il était marié et sans doute papa. « Le malheureux était inculpé de voies de fait envers un supérieur. Aussitôt dégrisé ou calmé, il demeura stupéfait, prêt sans doute à faire des excuses, à s’humilier. Car, déjà mûr, marié, assurait-on, et père de famille, il n’avait plus la fougue de la prime jeunesse. Rengagé volontairement à bonne intention, il dut regretter vite un premier mouvement inconsidéré... »
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