Le printemps 1952 était un vrai printemps à l’ancienne. Sur les trottoirs [1], au pied des murs, au droit des caniveaux, les serfouettes des cantonniers traquaient au ras des racines les pissenlits en jaune et les touffes de plantain. C’était le printemps et ça mettait en énergie allègre les gambettes des écoliers et les élytres bruns des hannetons qui vrombissaient sous les marronniers en fleurs.
Lesté par sa pesante besace d’écolier, les poches de son short gonflées par la présence insolite de deux petites boîtes en fer blanc, un petit garçon myope, mais guilleret, après avoir franchi à rebours la lourde porte de sa chère école Victor Hugo, s’en retournait vers le logis familial. Le jeune garçon parcourait quatre fois par jour une enfilade de quatre rues familières : rue des écoles, rue Paul-François Avet, rue de Saint-Maur et avenue Sainte Marie. Ainsi allait sa vie de môme sur le chemin d’allégresse : heureux d’aller à l’école et heureux d’en revenir pour aller se fondre dans l’harmonie des siens.
Il promenait ses pieds en solitaire sans l’escorte ordinaire de compagnons de son âge. À intervalles irréguliers, le drôle se livrait à une bien étrange pantomime : ici et là, après s’être assuré en jetant un clin de regard circumcirculaire par dessus ses épaules, façon filou en planque, que nul quidam ne s’aventurait dans les parages, il faisait des haltes fréquentes, se pliait en deux et semblait s’affairer à relacer ses brodequins.
En vérité, penché sur sa parcelle de trottoir, ni vu ni connu j’t’embrouille, le petit gars harponnait à doigts agiles des mégots remarquables qu’il faisait disparaître dans une boîte en fer blanc dont l’étiquette trompe-l’odorat vantait la fraicheur des pastilles Vichy.
Le loupiot était en service commandé : il manœuvrait pour le compte de son grand-père, un ancien travailleur corse devenu allergique à l’effort à l’approche de la cinquantaine. Le vieux chômeur était forcément un bien habile sorcier manipulateur pour avoir réussi à transformer en collecteur de mégots méthodique et compulsif un jeune binoclard pusillanime que faisait rosir aux pommettes le passage de l’ombre d’une jupe de fille sur le trottoir d’en face…
Ramasser des mégots, c’était un truc de mendigot [2], il n’y avait pas d’activité plus fouteuse de honte et pourtant le p’tit gars glanait activement les résidus de clopes. Détourner le regard, négliger un beau restant de cigarette et passer son chemin en sifflant dans sa tête une rengaine de guinguette, c’eût été trahir et ça, ça s’pouvait pas !
Remettre discrètement à Pépé Martin une boîte bien garnie, c’était l’assurance qu’une main tavelée et reconnaissante allait froisser la tignasse du cueilleur ; c’était l’assurance de l’entendre murmurer : « fan de Dieu, la belle camelote ! » ; c’était l’assurance de voir ses yeux saliver du jus de goudron ; c’était l’assurance que le vieux allait passer de bons moments à façonner dans la boite à Zig Zag d’odorantes cigarettes de seconde main.
La boîte lovée dans la poche de gauche était bombée et percée de dizaines de trous pour permettre la respiration de ses occupants ; la boîte de gauche, c’était un réceptacle pour hannetons, une sorte de malle de voyage.
En ce temps-là, au printemps, les lourds coléoptères bruns voletaient en bruyantes escadrilles sous les marronniers : l’éclosion des fleurs de marronnier donnaient le signal de l’ouverture de la chasse et les p’tits joyeux des écoles ne se privaient pas de les faire prisognes.
La manœuvre des vols de hannetons était une activité traditionnelle de printemps autorisée dans les cours d’école et bien des maîtres à béret, lorsqu’ils surveillaient les récréations, suivaient les évolutions des forteresses volantes et bourdonnantes avec des regards pleins de bonhommie au souvenir du lointain temps d’avant où ils pilotaient eux-mêmes.
Le vol maîtrisé des hannetons était une pratique tenace que les pères, nostalgiques de leur enfance, transmettaient fièrement à leurs fils. Les techniques fauconnières adaptées aux coléoptères s’apprenaient plus vite que les règles de grammaire ; les pilotes experts attachaient un fil à coudre à une patte des captifs : deux mètres de liberté conditionnelle et les élytres bruns s’élançaient en vrombissant comme des bombardiers US.
Mais les maîtres ne pouvaient s’attacher à leurs cerfs-volants poilus tant leur comportement imprévisible défrisait leurs entendements juvéniles : c’était une analyse unanimement partagée par les avionneurs de hannetons qui opinaient doctement du chef à l’évocation de leurs infortunes.
Imprévisibles comme des bourdons neurasthéniques, leurs antennes massues en bélier, les hannetons changeaient souvent et brusquement de trajectoire pour aller percuter les vitres des alentours. Avec la ferveur imbécile des pilotes kamikazes, les forteresses volantes caparaçonnées n’aimaient rien moins qu’aller mourir en s’assommant contre les vitrages : les hannetons étaient des insectes suicidaires ; c’était inscrit dans leurs gênes poilus ; c’était leur part d’ombre antipathique. Les loupiots ne s’y étaient pas trompés : « t’es con comme un hanneton » figurait en position éligible dans le riche registre des insultes écolières de printemps.
Rue Paul François Avet, à l’approche de l’hôpital intercommunal, le p’tit gars se fit musard : ses boites en fer blanc étant raisonnablement garnies, le glaneur pouvait lever le pied et se laisser aller à flotter sur ses pensées molles.
Il longeait le pavillon annexe dit « les canadiens » qui hébergeait le service de gériatrie et qui tenait aussi le rôle d’asile pour les anciens en perdition sociale, lorsqu’il s’entendit interpeler discrètement par un buisson de fusain : « Petit… hé, Petit… approche … ».
Derrière le grillage aux larges mailles le buisson était piqueté en son fouillis de deux têtes de vieux improbables : deux crânes de vautours hirsutes et déplumés. Habiles comme des trappeurs confirmés, deux anciens hors d’âge se tenaient à croupetons dissimulés dans l’épais feuillage : « Petit… hé, Petit… approche ici… ». Les voix se faisaient insistantes ; deux voix de rogomme calfatées au tabac et aux embruns vinassiers.
L’un des deux dépenaillés avait le tarin purpurin et turgescent du père Brochard qui était dans notre quartier la référence en matière d’ivrognerie. L’autre avait un nez de second couteau, un nez de suiveur de zinc, congestionné et strié de veinules bleutées. Deux tronches de pirates en rupture de pont et qui ne s’hydrataient pas au jus de glaçon…
Ils ne donnaient pas envie de converser et d’autant plus que Jeannette, la maman du petit chemineau, était sur ce point intransigeante avec sa progéniture : « on ne parle pas aux étrangers ! ». Et ces deux-là, c’est sûr, lui étaient inconnus.
Mais les yeux des pochtrons et leurs propos guimauves sont piègeux : ils aimantent les âmes simples et sensibles, « Petit…hé, Petit…on est privé de tout ici … c’est pire qu’en prison… ».
La prison, le minot il ne connaissait pas, mais les privations, ça, oui il connaissait et cela l’ébranla d’autant plus que celui qui semblait le plus filasse parlait comme son Pépé Martin lorsqu’il sentait venir la panne sèche : des mots enrobés comme des mignardises et des mimiques affligées de cocker qui se serait oublié sur un tapis persan…
« Petit… Petit… c’qui nous f’rait un peu de bonheur, c’est d’avoir une chopine, mais on n’a pas le droit de sortir pour en acheter… » …C’était piègeant : comme Pépé Martin, les deux suppliants rêvaient de passer un bon temps de leur vie les lèvres à la tétouille sous le robinet d’un barricot de rouge… comme Pépé Martin, les deux vieux jouaient du violon sans corde : c’était entêtant, pas moins insupportable que les gémissements d’Ulysse à la torture sous les chants envoûtants des sirènes…
C’était pas rien que cette aventure ; c’était pas rien que de prendre la décision d’aller acheter un litron de vin rouge au Familistère, de le balader à la vue des passants, de prendre le risque humiliant de croiser des dames bien mises, outragées, qui susurreraient « si c’est pas malheureux tout de même ! Il y a des parents, je vous jure … ». Son petit cœur battait la chamade ; le pauvret était tétanisé… « Tu sais, Petit, tu pourras garder la monnaie pour t’acheter des bonbons… ». Il fut victime d’un mirage : pendant trois secondes il s’entrevit prince des sucreries en mission chez la mère Meloyan, l’épicière de son quartier…
Le jeune garçon ébranlé commit l’erreur de poser une main sur le grillage ; le pirate dominant la recouvrit de sa patte velue et se fit enjôleur : « Petit, tu feras une bonne action ; sûr que tu froisseras pas le Bon Dieu en donnant un peu de bonheur à deux pauv’bougres… ». Le contact physique, ce fut le piège absolu : le drôlet était fait aux pattes comme Jim Hawkins dans le film « l’île au trésor » lorsque Long John Silver, le doucereux démoniaque, l’enveloppe aux épaules et lui décoche un clin d’œil complice…
Branle-bas de tempête dans la soupente, charivari… le petit avait la tête incandescente ; le manège s’était emballé, des étoiles explosaient sur le devant de ses mirettes ; des nuées d’hannetons fuyaient de ses poches ; les mégots se consumaient dans leur boîte ; Ulysse enlaçait les sirènes ; Jeannette tirait les vers du nez de Pinocchio ; Papa ne disait rien de ce qu’il ne pensait pas ; les rombières moralisatrices pointaient des index sataniques ; Jésus restait hiératique ; le cocher de l’étiquette des « vins du postillon » était hilare et la Vierge Marie était insondable ; c’était la géhenne et c’était rigodon dans le cortex du jeunot : ses neurones partaient en purée moulinée… Tourner le dos ? Fuir à toutes jambes ?… Mais il n’avait pas appris ; il ne savait pas faire…
Alors il empocha les pièces et se dirigea rapidement vers le Familistère via la rue du docteur Plichon.
L’épicier lui tendit la bouteille de « vin du Postillon » sans même le regarder ; c’était rassurant ; l’épreuve redoutée commença au sortir du magasin : il avait l’impression que tous les regards convergeaient vers lui et sa bouteille ; aussi s’efforçait-il de dissimuler la boutanche qui lui faisait bien de la honte ; mais le flacon restait bien voyant ; restait à presser le pas pour réduire le temps de la guigne.
Ce n’était pas sans risque car la rue du docteur Plichon est une rue courbe aux pavés disjoints, une rue subséquemment fourbe ; le jeune garçon trébucha, laissa échapper la bouteille et patatras… s’affala sur le trottoir.
Il était dévasté et resta longtemps abîmé dans la contemplation de ses chaussures et de ses mains traitresses. Quand il fermait les yeux, sur le revers des ses paupières, s’incrustaient les regards désespérés de ses commanditaires assoiffés : épouvantails crispés comme des agoniques qui tendaient vers lui des bras frénétiques pour l’étreindre et l’étrangler et qui l’abreuvaient d’insultes silencieuses, assassines comme des invectives d’agnostiques. Le malheureux garçonnet était au plus profond d’un puits : il n’était pas près de vivre une nuitée sans la vision de son forfait et ce, d’autant moins qu’en fond de poche les piécettes du rendu de monnaie commencèrent à produire un effrayant tintamarre.
Que faire de ces pièces qui pesaient en conscience, leur pesant de plomb ? Des brouillons de solutions lui cognèrent bientôt aux tempes :
- Rendre la monnaie aux deux vieux spoliés ? C’était de la provocation honteuse…
- Transformer la monnaie en bombance sucrière chez la mère Meloyan : caramels, boite de coco boer, roudoudou… (manquerait plus que le mistral gagnant soit vraiment gagnant !)… ? C’était cathéchismiquement amoral…
- Jeter les pièces dans les eaux de la Marne : six ricochets et une lente plongée vers le profond du limon ? vaseuse alternative…
- Enterrer le petit pactole dans un bosquet après avoir procédé au relevé de localisation sur une carte ? Cela poserait le problème de la sauvegarde du document qui pouvait tomber en de mauvaises mains…
- Tendre les pièces à Jeannette comme une offrande en prétextant les avoir trouvés en chemin ? C’était inenvisageable : Jeannette, c’était de la jugeote en jupons… On peut trouver un porte-monnaie, une pièce de cent sous, mais pas six…, Jeannette, elle goberait pas…
- Les larguer à la quête, lors de la messe dominicale ? Générosité suspecte …
- Les transformer en timbres antituberculeux à l’occasion de la prochaine campagne de collecte de l’école ? Trop éloigné dans le calendrier…
- Les déposer discrètement dans la poche de Pépé Martin comme une contribution de la confrérie ? Cela ne lui était pas venu à l’esprit… Le problème restait entier.
Toute ces supputations étaient insolubles dans le bon sens : impossible de se vider les cavités liquidiennes du cerveau et de sortir de la déprime juvénile subséquente.
Que faire des pièces de la soif ? Le présent était sans perspectives d’avenir. Le livreur maladroit avait la tête engoncée dans une ruche : les boursoufflures de mille dards d’abeilles l’empêchaient de s’extraire de la boîte à misères …
Mai 2015, un vieux gars, planté devant le bâtiment « les canadiens » de l’hôpital intercommunal s’explose en vain la mémoire : quel sort a-t-il fait autrefois aux pièces de la soif ???
Texte : Christian BAUMGARTH
Dessins : Marine MASSA (= WENNIZ MAS), petite fille de l’auteur.
Il a fini par me laisser faire et je lui ai extorqué en prime l’illustration par Marine.
Conscient que publier une historiette (même magnifique) ne fait pas partie des objectifs éditoriaux de la Gazette, j’ai d’abord envisagé d’adresser le texte en l’accompagnant d’un message plaidant pour mon point de vue ; finalement j’ai renoncé à cet ajout. Thierry Sabot n’a donc reçu que le seul texte et il en a vu l’intérêt du point de vue de l’évocation des mœurs du temps passé.
C’est avec une grande perplexité que j’ai lu les commentaires des lecteurs : mon étonnement ne provient pas du flot des éloges qui sont indiscutablement mérités car mon bougre de frère écrit d’une plume magnifique que je ne me lasse pas d’admirer ( et je dois le reconnaître d’envier ) depuis des décennies ; mais il provient du constat que tous les lecteurs ont été hypnotisés par le seul fond de cette petite histoire contée avec verve et talent au point d’en réclamer la suite et la solution de l’énigme.
Et moi, je suis resté sur ma faim : personne ne s’est intéressé au pilotage des hannetons ; les Victor Hugoliens auraient-ils été les seuls marmots des écoles d’antan à s’y passionner ? J’aimerais bien le savoir…
Notre adorable Pépé Martin a-t-il été le seul glaneur de mégots de ces temps de pénurie ? Les gamins participaient-ils à la récolte pour les adultes (ou pour eux-mêmes ) ?
Il n’y aura pas de suite à l’histoire et donc pas de solution à l’énigme… Chacun devra laisser libre cours à son imagination : il faut toujours laisser une part au rêve …
Christian n’osera jamais prendre la plume pour remercier ses lecteurs ; qu’ils sachent qu’il a été très sensible à leurs propos.
Un grand merci à Franck Boulinguez pour avoir remercié Marine.
Michel BAUMGARTH