Récemment, en effectuant des recherches dans l’État Civil d’Outre-Mer (ANOM), pour l’Algérie, je suis tombé sur un acte de mariage qui affichait une particularité qui m’a semblé inhabituelle. En effet, celui-ci se présentait d’une façon classique, contraint par un formulaire à compléter, mais à la lecture du document j’ai été interpellé par une petite mention à laquelle je n’avais pas fait attention de prime abord et que j’ai dû relire pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une erreur. Mais j’avais bien lu, et je me demandais si ce n’était pas son rédacteur qui avait commis une petite bourde. Dans un premier temps, j’en restais là, simplement circonspect. Mais, poursuivant mes recherches, je suis tombé sur un autre acte de mariage, avec la même personne concernée, et la même anomalie ! Puis un troisième... Il ne s’agissait donc pas d’une erreur, mais de la restitution d’une situation authentique qui demeure, pour moi, partiellement inexpliquée.
Mais assez de suspens, voici le sujet de cette étrangeté.
Le 4 août 1894, acte de mariage n° 302, Joseph MELIA, menuisier, né à El Biar, département d’Alger, le 17 septembre 1870, se présente devant l’officier d’Etat Civil en compagnie de ses parents, tous deux consentants au mariage de leur fils. Celui-ci épouse donc Pauline PORTELLA, couturière, née à Alger le 13 février 1873. Elle est accompagnée de son père, Martin PORTELLA, et de sa mère, Marie COALES. Jusque-là, rien d’exceptionnel. Mais où l’affaire devient surprenante, c’est que Pauline et dite "reconnue" par son père, mais "non reconnue" par sa mère, pourtant présentée comme telle (mère de l’épouse) et bien présente au mariage ! On est plutôt habitué à rencontrer le cas de figure d’un enfant non reconnu par le père, et encore que dans ce cas, celui-ci est en principe absent. De mes nombreuses recherches généalogiques, je n’avais encore jamais relevé un tel exemple.
L’histoire aurait donc pu s’arrêter là, me laissant avec mes doutes initiaux sur l’état mental du transcripteur de l’événement (le mariage étant été célébré à 3 heures 10 de l’après-midi, la chaleur de ce beau mois d’août à Alger ayant pu altérer les facultés du cerveau de Monsieur l’adjoint au maire). Mais voilà, le même cas s’est reproduit deux autres fois, y compris avec un autre officier d’État Civil. Tout d’abord pour le mariage de Marie PORTELLA avec Jacques Hyacinthe BORDES ("la future, non reconnue par sa mère, est dispensée du consentement de celle-ci"), le 7 janvier 1899, puis pour le mariage de Laurent PORTELLA avec Jeanne Joséphine Angelina Julie LARIVIERE ("le futur, non reconnu par sa mère n’a pas à produire son consentement"), le 15 mars 1902.
Tous trois portent le patronyme du père : PORTELLA. Dans les trois cas, Marie COALES présente des enfants qu’elle n’a pas reconnus. Elle est pourtant bien mentionnée comme étant leur mère, et non comme épouse en secondes noces de Martin, ce qui aurait pu expliquer ce cas de figure, ces trois enfants ayant pu être issus d’un mariage précédent de leur père. D’ailleurs, je n’ai pas retrouvé non plus un autre acte de mariage de Martin avec une autre épouse. La maternité de Marie COALES pour ses trois enfants est même confortée par la mention finale "Les deux mères ne savent signer" sur un des actes.
Pour poursuivre ma petite enquête, j’ai fait un tour sur Geneanet afin de consulter des arbres qui pourraient apporter une réponse à mon énigme. J’ai ainsi pu remarquer que Martine RUDI et Pierre-Jean ESCODA (pje1956) avaient également signalé, en note sur leur arbre, que "Marie COALES n’a pas reconnu ses enfants, mention faite dans les actes de mariage de ceux-ci". Pas encore d’avancée significative pour moi, mais cet arbre indique toutefois la présence d’une autre fille, Jeanne PORTELLA, mariée le 1er octobre 1904 à Alger, avec François Paul D’ABUNTO.
N’ayant pas trouvé l’acte de mariage de Jeanne, je me suis alors rabattu sur son acte de naissance du 19 juillet 1879, et j’ai constaté qu’il y est indiqué que "le sieur [Martin] Portella reconnait être le père du dit enfant et l’avoir eue de la dite demoiselle Coalès". Jeanne a été reconnue de ses parents, ou du moins de son père. Celle-ci est la cadette de la fratrie (Marie 1871 ; Pauline 1873 ; Laurent 1875 ; Jeanne 1879). J’ai donc vérifié les actes de naissances des deux premières filles Marie et Pauline (je n’ai pas retrouvé celui de Laurent). Dans les deux cas, Martin indique bien qu’il "se reconnait être le père de l’enfant et l’avoir eu de la dite demoiselle Marie Coalès". Marie est donc bien la mère génitrice de ses enfants et déclarée comme telle par Martin.
Cependant, un détail que je n’avais pas repéré auparavant va complexifier l’affaire. Sur les actes de mariages des trois premiers enfants, au niveau de la mention "Fils majeur et légitime" ou "Fille majeure et légitime", le mot "légitime" est rayé, et cette absence de légitimité s’applique donc aussi bien au père qu’à la mère. Le mot rayé est ainsi remplacé par le mot "reconnu". Les actes de naissances de trois des quatre enfants excluent la possibilité qu’ils aient été adoptés.
Pour résumer : les trois filles de Martin et Marie ont été reconnues par Martin à leur naissance et celui-ci précise qu’il les a eues de Marie (au moins les deux premières). Mais les deux premières ainsi que leur frère sont déclarés non légitimes lors de leurs mariages, et Marie Coalès dit ne pas les avoir reconnus. En l’absence de son acte de mariage, le doute est encore permis pour Jeanne, la quatrième enfant, la seule pour laquelle cette anomalie ne s’est peut-être pas reproduite...
Une partie du mystère est cependant révélé par un autre détail, cette fois sur les actes de naissance. En effet, sur les actes des trois filles, il est mentionné : "Fille naturelle du sieur Martin Portella". Or, l’INSEE nous apprend que "Les enfants « légitimes » sont ceux dont les parents sont mariés. La naissance est qualifiée de « hors mariage » (anciennement qualifiée de « naturelle » ou encore « illégitime ») dans le cas contraire." Mais, toujours selon l’INSEE, "la distinction entre enfants « légitimes » et enfants « naturels » n’existe plus en France", ce qui signifie que ces termes étaient anciennement en vigueur. Nous avons donc là l’explication du mot "naturelle" et de la suppression du mot "légitime" sur les actes. Nous comprenons aussi pourquoi je n’ai pas retrouvé l’acte de mariage de Martin et Marie : tout simplement, ils n’étaient pas mariés et leurs enfants sont donc nés hors mariage ! d’où leur illégitimité. J’ai alors mieux compris pourquoi Marie COALES est aussi dite "demoiselle" sur les actes de naissance de ses filles, alors que sur les autres actes de naissances des mêmes registres, pour d’autres personnes, la mère est dite "dame" lorsqu’elle est bien l’épouse du père. Cette situation est confirmée par exemple dans le cas d’un acte de naissance qui précède celui de Pauline PORTELLA : sur l’acte n° 249 (celui de Pauline est le n° 250) du 14 février 1873 : la mère de Auguste Joseph MONTINO est qualifiée de "demoiselle", mais en marge est ajoutée la note : "Par acte de mariage contracté à la mairie d’Alger le 22 juin 1875, n° 200, enregistré, les époux Montino Auguste Joseph et Lopez Marie, ont reconnu légitime Auguste Joseph inscrit ci-contre". Dans ce cas, c’est donc le mariage, deux ans plus tard, qui a légitimé leur enfant.
En conclusion, à partir d’une situation qui semblait bien incongrue au départ, certains détails qui auraient pu passer inaperçus : les termes "naturel", "légitime", reconnu", "demoiselle" et "dame" se sont révélés déterminant pour en comprendre le sens. En revanche, un mystère persiste pour moi : pourquoi Marie Coalès n’a-t-elle pas reconnu ses enfants ? Peut-être, simplement, n’a-t-elle pas jugé cela nécessaire, la reconnaissance de la mère n’étant pas indispensable, l’indication de son nom dans l’acte de naissance de ses enfants étant suffisant à établir le lien de filiation maternelle...