Ma grand-mère maternelle, Marie-Louise Doutard (1887-1952), a été la dernière représentante de l‘une des deux branches « Catalanes » de mon arbre. Ses grands-parents à elle, des Margail et des Delonca, ont vécu à Ille sur Têt et à Canet en Roussillon où de nombreuses familles portent aujourd’hui encore ces patronymes. C’est dans les archives de la mairie d’Ille, en fouillant méticuleusement, que j’ai découvert la retranscription de l’acte de décès en 1818 d’un Étienne Delonca, bouvier à Thuyr et mort à Montpellier à l’âge de 45 ans. Qu’était-il allé faire aussi loin de chez lui à l’époque où les paysans de son espèce ne se déplaçaient qu’à pied ? L’acte précisait en outre que le décès était survenu à la Maison Centrale de cette ville. Ma curiosité a été encore plus émoustillée lorsque j’ai appris que cette appellation désignait la Maison Centrale de Détention, autrement dit, la prison de Montpellier.
Pour avoir plus de précisions sur cet individu louche, puisque mort en prison, il me fallait à tout prix trouver l’acte original aux archives départementales de l’Hérault. Ce dernier ne m’en a appris guère plus, il avait été fidèlement et intégralement recopié par le tabellion de la mairie d’Ille. Pour en savoir plus, il m’a fallu consulter le registre d’écrou de cette prison dans la période précédant cette date. Par bonheur, ce dernier avait été conservé.
Celui-ci m’indique que le 18 octobre 1818, le gendarme Servel a remis à la garde du sieur Revel, concierge de ladite prison, un dénommé Delonca Etienne condamné le 22 mai précédent à deux ans de détention par le Tribunal Correctionnel de Perpignan pour complicitéde vol simple ainsi qu’au remboursement des frais envers l’État. Moins d’un mois après, le 17 novembre de la même année, était portée en marge la mention de son décès à la suite de cachexie et de diarrhées. On sait que cet amaigrissement très rapide et cette profonde fatigue généralisée sont la plupart du temps dus à une dénutrition sévère provoquant une fonte des graisses rapidement suivie d’une destruction irréversible des muscles. Elle est souvent en liaison avec la tuberculose.
Le conducteur de bœufs
J’ai cherché à en savoir plus en parcourant ce registre et j’ai trouvé que le même jour que lui, et dans les mêmes conditions avait été écroué un certain Emmanuel Domenech dont il était le complice, lui aussi bouvier, originaire de Périlla, âgé de 55 ans condamné par le même jugement à la même peine de deux ans pour vol simple. Lui, par contre avait résisté un peu plus longtemps puisque la mention marginale faisait état d’un décès survenu le 24 janvier 1820 des suites de phtisie, une tuberculose pulmonaire, avant même l’échéance de ses deux ans de peine. Que penser dès lors des normes sanitaires des prisons sous la Restauration, dans le cas de ces deux robustes paysans dans la force de l’âge qui, de toute évidence, n’ont résisté ni l’un ni l’autre à leurs conditions de détention ? Se sont-ils laissés mourir de faim ou de froid ou les y a-t-on aidé ?
Quelle pouvait être la saga de ces deux Catalans, conducteurs de bœufs pour qu’ils aient été amenés à enfreindre la loi ? Avaient-ils été poussés par la faim ? Il faut prendre en compte le fait que l’année 1816 a été considérée par les historiens comme une année sans été pendant laquelle des perturbations sévères du climat ont détruit les récoltes dans toute l’Europe septentrionale entraînant l’année suivante de nombreuses disettes et une pénurie de blé qui ont poussé le peuple à des chapardages généralisés des réserves.Je ne pourrai le savoir qu’en retrouvant les termes de leur jugement du 22 mai 1818 prononcé par le tribunal correctionnel de Perpignan.
Dans l’attente d’avoir cette opportunité, j’ai essayé de savoir comment étaient les lieux d’incarcération de Montpellier à cette époque-là. Mes recherches m’ont démontré que la prison désaffectée que l’on peut toujours voir à l’arrière du palais de justice n’était pas la bonne. Cette dernière n’avait été édifiée qu’entre 1836 et 1847 sur le modèle américain dit « panoptique ». Elle faisait suite à celle en demi-cercle, installée dans le prolongement du couvent des Ursulines construite entre 1805 et 1834 dans le quartier de l’Université. Mon Delonca ne pouvait donc pas s’y trouver non plus en 1818 puisqu’elle était encore en chantier à ce moment-là. Il s’agissait donc de la précédente.
J’ai ainsi appris qu’auparavant, sous l’Ancien Régime, les prisons de Montpellier étaient situées au rez-de-chaussée du palais de la Cour des Aides et du Présidial, élevé en 1630 à l’emplacement du château seigneurial des Guilhem datant de 1143 et disparu en 1853, au moment de la construction du palais de justice actuel. Il n’en reste aujourd’hui plus rien, pas la moindre pierre sur laquelle je pouvais espérer rattacher une image de cette lamentable histoire. Grâce à l’aide de la documentaliste du Patrimoine Régional, j’ai pu avoir accès à un plan des prisons du présidial de Montpellier dressé le 15 juin 1755. Tout porte à penser qu’il correspond à l’état dans lequel se trouvaient encore les lieux en 1818. Pas de cellules individuelles, quatre grandes salles collectives voûtées d’arête recevaient les prisonniers dans une promiscuité malsaine et seule la salle dite du « grand-arrest » était divisée en trois cachots destinés probablement aux condamnés les plus dangereux. Le bas d’une ancienne tour carrée était affecté à la prison pour les femmes, séparée du reste de l’établissement par la chapelle.
L’état de vétusté de ces locaux apparaît dans un rapport de l’architecte chargé de l’entretien du bâtiment en 1796 : « La partie du rez-de-chaussée au-dessous de la cour d’assises est actuellement occupée par les détenus de la maison de justice, entassés dans cet étroit espace, et réduits dans un dortoir rétréci par un mur qu’il a fallu construire, il y a environ sept ans, afin d’empêcher l’écroulement d’une partie de la voûte de la salle d’assises. Toute cette partie du palais avoisinant la porte triomphale du Peyrou, est lézardée, et les murs surplombent en certains endroits de 12 à 15 cm. »
À la lecture du registre d’écrou, je me demande comment autant de monde pouvait tenir aussi longtemps dans aussi peu d’espace sans que les conditions sanitaires ne deviennent nauséabondes. Il fallait bien que certains disparaissent pour laisser leur place aux suivants. Les gardiens aux ordres du Concierge savaient certainement s’en charger. Tant qu’il n’existe pas d’administration pénitentiaire, le Concierge est une sorte de grand patron, au-dessus des guichetiers qu’il choisit et qu’il paie. Tout est bon pour économiser sur ses allocations, la différence lui reste acquise.
Et un jour, j’ai fini par mettre la main sur le fameux jugement du 22 mai 1818 grâce à l’aide de la Conservatrice du Patrimoine des Pyrénées Orientales qui m’en a fait parvenir une copie. Sa transcription m’apprit que les deux individus Etienne Deloncle et Emmanuel Domenech avaient été arrêtés le 13 mai 1818 après une poursuite dans les champs alors que se présentant de village en village comme deux mendiants, ils avaient dérobé un seau de cuivre rouge au rez-de-chaussée d’une maison et s’étaient enfuis. Malheureusement pour eux, c’était l’habitation du maire de la commune de Toulouges. Une fois la main au collet, les deux pauvres hères eurent beau alléguer que c’est la nécessité qui leur avait fait commettre cette mauvaise action, ils n’en écopèrent pas moins de deux ans d’emprisonnement chacun. Deux ans ferme pour un si petit larcin, c’est bien cher payé ! Par quelle bizarrerie d’écriture l’administration pénitentiaire avait-elle transformé son nom de Delonca en Deloncle ? Pour éviter peut-être d’avoir l’air d’emprisonner un « métèque » ?
Les prisons ordinaires, comme pouvaient l’être celles de Perpignan ou de Montpellier, ancêtres des maisons d’arrêt, accueillaient alors des populations très hétérogènes de prévenus, accusés, petits condamnés, mineurs, endettés, prostituées, galériens attendant le passage de la chaîne. Les prisonniers pauvres, les pailleux, qui ne sont pas assistés par leur famille, sont regroupés dans le quartier du Commun, dormant sur la paille et nourris par la charité chrétienne puis par le Pain du roi à la fin du XVIIIe siècle.
Malesherbes, ministre de Louis XVI, avait déjà alerté l’opinion publique en déclarant que la prison « est souvent plus cruelle que la mort. » Si le Directoire s’occupa, avec le relais des municipalités et des départements, des maisons d’arrêt, l’œuvre de Napoléon Bonaparte fut considérable au sujet de la mise en place de ces structures nouvelles qui allaient finir par s’appeler maisons centrales. Le grand tournant dans l’histoire des prisons interviendra autour de 1830 sous l’impulsion d’une classe politique sensibilisée au problème car elle avait eu à tâter du cachot de très près pendant la Révolution. Un fil fut renoué avec le point de vue des philanthropes du règne de Louis XVI. Il se constitua dès lors une Société royale pour l’amélioration des prisons, qui réunit tous les importants du royaume : hommes politiques, banquiers, industriels et hommes de plume, journalistes et hauts fonctionnaires, tous les courants de pensée trouvant à s’y côtoyer. Mais il sera trop tard pour nos deux délinquants catalans qui ne connaîtront que le cachot sordide survivant de l’Ancien Régime où ils finiront leurs jours dans l’état de déliquescence le plus atroce. Une mort sordide pour un seau de cuivre.