Plus tard, les recherches dans les archives familiales ne donneront pas d’autre information mais avec l’aide des archives départementales, je parviendrai à reconstituer notre généalogie et à retrouver ce fameux cordonnier.
Quand à la caisse à outils et le marteau, ils sont toujours dans la maison
Notre arbre généalogique :
Les registres paroissiaux du Nord de la France nous permettent de remonter jusqu’en 1660, malheureusement ils ont beaucoup souffert du temps et des deux guerres mondiales et nous laissent de nombreuses lacunes en particulier sur Montigny en Cambrésis.
Néanmoins, nous avons bien retrouvé notre ancêtre direct Jean Lenglet né vers 1675 à Montigny en Cambrésis, et son père dont on ne connait rien si ce n’est le nom de son épouse : Denoyelle.
Jean Lenglet était-il cordonnier ? Les archives souvent illisibles, ne le disent pas, en revanche, suite à son mariage avec Catherine Gonnelieu, il aura deux fils : l’ainé Martin Lenglet qui sera bien cordonnier et dont le fils ainé suivra l’exemple de son père, le cadet Jean Lenglet aura également un fils cordonnier.
Que signifie être cordonnier au XVIIe siècle ?
Jusqu’au quinzième siècle, dans les villes, les chaussures civiles se confectionnaient en drap, en feutre ou en étoffe plus ou moins riche et, à la campagne, on portait des sabots de bois. L’avènement de la chaussure en cuir date du quinzième siècle. Les cuirs utilisés étaient des peaux espagnoles. En effet, le cuir de Cordoue ou « cordouan ››, un cuir de chèvre préparé avec le plus grand soin et que l’on teignait de diverses couleurs, servait à faire les chaussures de luxe. C’est de lui que vient le nom du « cordouanier » qui deviendra cordonnier pour désigner l’artisan travaillant le pel de Cordouan (« la peau de Cordoue ») pour en faire des chaussures neuves et des bottes. Parallèlement, la basane, ou cuir commun, issu de la peau de mouton, sera employée à la confection de souliers de qualité inférieure.
Dans les campagnes, on ne possède généralement qu’une seule paire de chaussures, confectionnée à l’occasion du mariage et réservée aux occasions importantes.
Dans la vie courante on porte les sabots ou galoches, fabriquées par le galocher ou "galochier", dont la semelle est en bois.
A partir du XVe siècle, en France, de multiples tanneries se montèrent en particulier dans la vallée de la Bièvres aux portes de Paris, le cuir devint moins cher et le métier de cordonnier se développa. Le marché de la chaussure est donc bien étroit et le cordonnier ne doit pas rouler sur l’or. Pour subsister, limiter la concurrence et bénéficier d’une certaine solidarité, les cordonniers s’organisent au sein d’une confrérie aux règles très strictes sous la houlette de Saint Crépin et Saint Crépinien et doivent « acheter » leur métier au Roi … pour dix sous.... soit la valeur d’un mouton gras .
En contrepartie, le Roi émet en faveur du cordonnier des règlements stricts :
- Chaque artisan a une mission bien précise :
« Le cordouanier (cordonnier) ne peut fabriquer et vendre que des chaussures neuves en pel de Cordouan sortant de son propre atelier.
Le savetonnier ne peut fabriquer et vendre que des chaussures en basane (peau de mouton) sous forme de chaussons
Le savetier ne travaille pas sur du cuir neuf et ne peut faire que les réparations.
Dans chacune de ces catégories, le travail est encore minutieusement subdivisé : chez le cordouanier, la couture du soulier est exécutée par le sueur (du latin suto-rem, celui qui coud). Le cordouanier se réserve le montage, le polissage et la décoration de la chaussure. »
- L’apprenti doit suivre un parcours bien précis :
« L’apprenti cordonnier doit effectuer un compagnonnage de quatre ans, puis produire un chef d’œuvre avant d’accéder à la maîtrise. Les "esgards", ou jurés, comme dans toute confrérie, contrôlent le respect des statuts. »
- La filière familiale est favorisée :
« les fils de maître succèdent à leur père sans difficultés ».
Cette réglementation sera la source d’interminables querelles entre les différentes confréries.
Pendant deux siècles, de 1555 à 1758 ce sera un chaos de plaintes, d’arbitrages, de traités de paix, de ruptures.
Seule la suppression de cette réglementation en 1758 et le regroupement des différentes confréries en une seule mettra fin à ces rivalités.
- Bannière : corporation des cordonniers et savetiers
Que signifie être cordonnier vers 1680 sous le règne de Louis XIV ?
Sous Louis XIV, la chaussure va connaître une importance capitale, mais surtout dans le milieu des courtisans et des seigneurs, en particulier à la Cour de Versailles. La chaussure se fait remarquer par l’élégance des formes, la grâce des ornements, le fini des détails.
Ainsi, le cordonnier Nicholas Lestage devint célèbre grâce à une paire de bottes, destinée au roi : en cuir de veau, cette dernière est parfaitement à sa pointure et sans coutures, ce qui leur donne un confort sans égal. Nicolas Lestage aura l’honneur de découvrir son portrait dans la galerie des glaces
Louis XIV, roi haut en couleurs est petit (il mesure 1,63 m), et impose la mode des talons hauts et de couleur rouge.
Les hommes portent des bottes, parfois même pour aller au bal. Ces bottes sont molles, retombent au dessous du genou et forment un entonnoir autour du mollet Elles sont souvent déco-rées de boucles en acier ou en laiton. Si elles sont dotées d’éperons, ces derniers doivent être masqués avec un morceau de tissu, afin de ne pas déchirer les robes des femmes en dansant.
Les femmes, comme les hommes, portent des chaussures avec un bout étroit voire pointu. Ces chaussures sont très travaillées, mélangeant le cuir, brodé, la dentelle, le velours et la soie.
Nos ancêtres cordonniers dans un monde rural ?
Comme le montre le document ci après, nos ancêtres cordonniers travaillaient dans des villages du Cambrésis. Ces villages avaient tout au plus quelques milliers d’habitants et leur population était essentiellement paysanne. On peut penser que le quotidien de nos ancêtres restait très éloigné et donc peu perturbé par les problèmes de confréries et de mode imposée par la cour royale.
Une autre statistique surprenante nous conduit à poser la question : le cordonnier avait-il réellement une place dans les villages du Cambrésis ?
Un recensement effectué dans le département de l’Indre montre que en 1799, donc bien après la période étudiée, il y avait 197 cordonniers dans les villes mais aucun en zone rurale face à 200 sabotiers essentiellement installés à la campagne. Alors pourquoi des cordonniers dans le Cambrésis rural ?
A la différence de l’Indre, la région du Cambrésis connut au XVIIe siècle le développement de la batiste, ce tissu de lin, fin et léger, tissu dont la réputation devint bientôt européenne et fut longtemps une source de prospérité pour ses habitants.
La batiste occupe les manants qui cultivent le lin, et leurs femmes qui le font rouir, les liniers qui le battent et le peignent, les fileuses, les tisserands, les apprêteurs, les blanchisseurs et enfin les marchands qui le détaillent aux bourgeois de la ville, ou qui l’envoient à l’étranger.
Toute cette industrie apporte dans le pays contentement et abondance.
Avec cette nouvelle richesse, le luxe vient modifier les costumes et changer leur naïve simplicité en une infinité de formes bizarres ou pittoresques et pour accompagner les sorties du dimanche, la chaussure de cuir devient incontournable.
C’est ainsi que nos ancêtres se lancent dans la cordonnerie dans les petits villages du Cambrésis.
Néanmoins la chaussure reste dédiée aux grandes sorties car, comme le montre ce dessin, le sabot de bois reste le roi pour le travail journalier. Le mulquinier (tisseur de lin) vient chaque jour vers son métier à tisser en sabots de bois, les dépose au pied de son métier à tisser et reste en chausson pour le manœuvrer.
Quant à la paire de chaussures elle sera réservée à la sortie du dimanche, durera en principe toute la vie et elle sera régulièrement ressemelée et ferrée.
Les outils du cordonnier sont simples et leur nombre restreint : le couteau à pied et le tranchet qui servent à tailler l’ouvrage et couper le cuir, différents marteaux pour brocher la semelle ou battre le cuir (dont le fameux marteau resté dans la famille), des tenailles pour retirer les clous, le buis et les biseigles en buis ou en os pour lisser les talons et le tour des semelles, une alène et du fil enduit de poix pour coudre, des clous pour brocher, de la teinture à la noix de Galle, du cirage. De très nombreuses formes, un tire-pied pour maintenir l’ouvrage sur le genou en travaillant et une petite auge de pierre ou de bois où le gros cuir trempe avant d’être battu complètement, c’est l’outillage des raccommodeurs de souliers."
La vie de nos ancêtres cordonniers et de leur descendance
Jean LENGLET, notre ancêtre direct, est né avant 1675 à Montigny en Cambrésis, il s’y est marié et y a passé toute sa vie. Nous ne savons pas si il était cordonnier mais, l’affirmation de mon père sur l’origine du marteau, l’activité de ses enfants et la tradition de voir le fils succéder à son père laisse penser qu’il était bien cordonnier.
Il va connaître la fin de l’occupation espagnole, le siège de Cambrai et la paix en 1679, mais la guerre va reprendre dès 1690 et avec elle les exactions et les fouilles des soldats. Pour compléter, les mauvaises récoltes de 1693 puis de 1709 conduiront les témoins à décrire cette période instable par ces mots »on n’entendait parler pendant ce temps que de voleurs, que de meurtres, que de personnes mortes de faim »
Jean Lenglet et Catherine Gonnelieu auront deux fils :
- Le cadet Jean LENGLET né au tout début du siècle se marie avec Marguerite Hego, petite fille de l’échevin d’Inchy vers 1650. Ils s’installent à Inchy où ils auront 4 enfants, leur fils ainé Jean sera cordonnier à Inchy.
- L’ainé Martin LENGLET né en 1700 se marie avec Marie Catherine Delhaye, fille d’un berger et petite fille d’un laboureur, mayeur de Caullery. Martin devient cordonnier à Bertry, village voisin de Montigny. En se déplaçant à Bertry, il peut ainsi exercer le métier de cordonnier sans concurrencer ni son père, ni son frère.
Nous avons retrouvé dans les registres paroissiaux de Bertry l’acte de décès de Martin Lenglet.
Ce document confirme le mauvais état des archives de toute cette période, quand elles existent encore.
Décès de LENGLET Martin 11 02 1766
Martin LENGLET et Marie Catherine Delhaye auront sept enfants :
- l’ainé Cyprien est cordonnier à Bertry mais n’a pas de descendance.
- Le second Jean Philippe est également cordonnier à Troisvilles, il a quatre fil-les.
- Le troisième Pierre Antoine est mulquinier, il a un fils également mulquinier.
- La quatrième Marie Anne Joseph épouse un journalier, ils ont quatre enfants.
- La cinquième Marie Philippe et le septième Pierre Joseph vont mourir prématurément.
- Le sixième Jean Baptiste est notre ascendant direct, il est mulquinier et a sept enfants.
Il semble bien que, à la mort de Jean Philippe, en 1793, la famille Lenglet abandonne le métier de cordonnier.
Il faut reconnaître que la vie du cordonnier au XVIIIe siècle n’est pas facile, c’est un gagne-petit qui a bien du mal à faire vivre sa famille. Pour sa subsistance, il entre-tient une ou deux vaches et dispose derrière sa maison d’une basse cours et d’un courtil ou jardinet qui lui permettent de vivre en quasi autarcie.
Le cordonnier jouit malgré tout dans le village d’une certaine popularité : son échoppe, située près du centre, est traditionnellement peinte en rouge, elle devient un lieu de rencontres et d’échanges et son activité fait du cordonnier un personnage plutôt populaire.
Malheureusement, la crise de la batiste avec la fermeture des frontières anglaises, la famine de 1740 puis la révolution vont mettre fin à la période de contentement et d’abondance que vivait le Cambrésis et le marché de la chaussure en subit les conséquences.
C’est ainsi que nous abandonnerons nos ancêtres cordonniers pour suivre les traces de notre ancêtre direct Jean Baptiste, le mulquinier.
Sources :
- « Histoire de la chaussure, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, suivie de l’histoire sérieuse et drolatique des cordonniers.. » Lacroix Paul (1806-1854)
- Camip.info… Cordonnier d’hier et d’aujourd’hui 2008
- Bibliothèque de travail Histoire des Cordonniers Cannes 1948
- Les métiers d’autrefois, de Marie-Odile Mergnac, Claire Lanaspre, Baptiste Bertrand et Max Déjean, Archives et Culture.