Septembre 1939
La tension des derniers jours est un peu tombée. Depuis quelques heures, on sait enfin...
On sait le pire. Mais on sait à quoi s’en tenir et cette certitude vaut presque mieux que la cruelle angoisse des jours précédents : c’est la mobilisation.
Nous savons ce que cela veut dire et, de suite, toutes les occupations ont changé. On finit le travail pendant (en cours) et on se prépare à partir.
En bas, au magasin, nous sommes trois, trois mobilisables. On ferme le magasin, peut-être pour un moment ? (En fait : sept ans).
Le lendemain, visite à nos parents, à V. pour leur dire "A Dieu".
La consternation règne partout. Une espèce de stupeur dont on n’est pas maître. Là, à V., c’est le fils et le gendre qui doivent partir, laissant la maison désolée.
Chacun, cependant, en prend bravement son parti, et les départs se succèdent rapidement, après d’ultimes réunions, chacun de son côté, au hasard des affectations...
A la gare, le jour du départ, je rencontre un camarade qui rejoint Dijon, comme moi. Nous ne nous sommes plus quittés.
A Dijon, réception cordiale. Après le tohu-bohu des premières heures, tout rentre rapidement dans l’ordre. La discipline reprend le dessus chez tous, anciens soldats, replongés brusquement dans le bain de la vie militaire... que nous avions quittée, il y a bientôt vingt ans.
Notre unité est une Compagnie de Transport de carburants, qui fait partie du Train des Équipages. On fait connaissance, on cause.
Un officier s’approche de notre groupe :
- "Est-ce que vous savez conduire ?"
- "Oui Monsieur. Oh ! Pardon ! Oui mon Capitaine !"
- " Tout le monde rit ! Il faut bien s’y habituer !"
Très rapidement tout le monde est habillé de neuf et le bruit court déjà que nous partons le lendemain. Chacun se case pour la nuit, au mieux des possibilités, et, le lendemain matin, chacun se réveille dispos.
Beaucoup de voitures de réquisition, de toutes marques et de tous genres, sont affectées à des hommes pour le ravitaillement, pendant que les voitures réservoirs sont rassemblées par leurs conducteurs attitrés.
Le lendemain, nous nous formons en colonne et partons en direction de l’Est. Le bruit court que nous allons en Alsace.
Le long ruban de notre colonne s’étire sur la route. Nous traversons une contrée verte, doucement vallonnée, où paissent de belles bêtes dans les prés si verts. Cela sent si bon la paix ! Le calme est impressionnant autour de nous. L’après-midi, nous traversons un village. Des gens sont rassemblés par petits groupes ; des femmes pleurent ; quelques unes nous crient, au passage : "C’est la guerre !"
La guerre est donc déclarée aujourd’hui, 4 septembre. C’est fini ! Nous sommes bien partis pour la guerre. Nos regards se fixent, plus avidement encore, sur ces calmes et paisibles paysages pour combien de temps encore ?
Le soir, nous sommes à Plombières où nous restons pour la nuit.
Le lendemain, nous sommes tout étonnés du calme autour de nous.
Instinctivement nous regardons le ciel pour voir venir des avions : mais rien, absolument rien ne se produit, et nous poursuivons fort tranquillement notre route, toute la journée.
Le lendemain nous savons que nous sommes en guerre, mais n’arrivons pas à nous mettre dans l’ambiance. Ce calme ! cette paix ! Partout autour de nous !
A l’horizon, nous voyons maintenant se profiler les Vosges. Nous approchons de l’Alsace.
Le soir, vers 5 heures, nous arrivons à Wasselonne, but de notre voyage, où nous allons nous établir.
Wasselonne est un joli petit village, assez gai, où nous sommes accueillis par les cris des enfants, en patois alsacien :
"Voilà les Français !"
Cela "sonne drôle" à des soldats français, chez eux ! Mais nous sommes en Alsace, et il faut bien faire connaissance avec ces braves Alsaciens...
Le tout premier contact a d’ailleurs été un peu rude, il faut bien le dire. Mais, très rapidement, tout est rentré dans l’ordre et, au fur et à mesure que nous nous connaissons mieux, les rapports deviennent de plus en plus cordiaux entre la population et nous, soldats. Très rapidement nous nous logeons presque tous chez l’habitant, qui y met la meilleure volonté. Et, bientôt, nous sommes tous aussi bien installés que possible...
Ainsi se passent l’automne... puis l’hiver, dans le calme. Nous acheminons régulièrement les réservoirs d’essence de l’arrière au front, sans incidents notables.
Au début de l’année nouvelle, nous commençâmes à voir passer, très haut au-dessus de nous, des avions à l’aller et au retour, salués souvent par des salves d’obus ; mais tout en restait là... et nous continuions à vivre, assez tranquilles, dans notre petit coin.
"Petit coin tranquille !", mais combien de temps encore ? Le temps commençait à nous durer à tous, à la fin. Quelle drôle de guerre !!! Nous en parlions souvent entre nous, sans arriver à comprendre ce que nous vivions réellement.
Pour ma part, j’avais une idée... Je parle allemand couramment et, ayant été en classe en Allemagne, je l’écris également très bien. J’ai donc décidé de faire une demande pour être nommé interprète dans l’armée.
A ce moment-là, je fus muté à notre dépôt de Dijon, comme faisant partie de la "deuxième réserve" et affecté, à Dijon, au ravitaillement des hôpitaux. Je roulais donc beaucoup.
C’est à Dijon que je rencontre un ami, officier de réserve, auquel je m’ouvre de mon projet. J’appris ainsi que je pouvais faire ma demande, ce que je fis immédiatement. Et, quelques jours plus tard, je fus appelé à un Bureau et immédiatement affecté au Camp des prisonniers allemands de Cravant.
A nouveau, je quittais donc mes anciens camarades pour des nouveaux, toujours des nouveaux camarades : c’est la vie militaire et c’est la guerre.
Nous étions, à ce moment-là, en mai et la drôle de guerre commençait à être la guerre tout court. Des nouvelles alarmantes nous venaient du front... mais nous en avions vu d’autres. "Cela s’arrangerait peut-être bien ?"
Le moral n’était cependant pas à l’optimisme, malgré tous les raisonnements. Quelque chose n’allait pas, mais enfin quoi ?
Les événements s’accélérèrent...
Au début de juin, j’arrive à Cravant. Accueil sympathique par l’officier chargé du service. Je suis présenté au Colonel, commandant le Camp, puis je fais connaissance des officiers, sous-officiers et camarades. C’est très sympathique. Et me voilà au travail jusqu’au cou, car du travail, il y en avait et en retard !
Les prisonniers étaient, en majeure partie, des aviateurs abattus au-dessus de notre pays et des fantassins pris dans des combats dans le Warns (frontière franco-belge, au moment de l’invasion de la Belgique).
Généralement, ils considéraient leur sort comme une terrible malchance, qu’ils déploraient dans les lettres à leur famille. Leur moral m’a paru très élevé Nous n’étions pas mal nourris, au Camp, et les Allemands avaient exactement les mêmes repas que nous. Ce qu’ils appréciaient spécialement, c’était le café du matin, auquel ils n’étaient pas habitués, et dont certains étaient particulièrement friands.
Ils aimaient aussi beaucoup les fruits. Dès que nous pûmes leur en procurer, ils en achetaient et se les disputaient âprement.
Un jour, un homme de garde avait apporté des fruits à un groupe de prisonniers. Un sous-officier faisait la distribution, afin de maintenir l’ordre. Mais un soldat, mécontent de cette distribution, se mit à insulter le sous-officier, puis à le frapper. Celui-ci, remis de sa stupéfaction, s’apprêtait à rosser d’importance ce prisonnier, quand nous les séparâmes à grand peine. Mais des menaces terribles furent prononcées, de part et d’autre, concernant un avenir proche, quand les prisonniers seraient rendus... Ce jour-là, la discipline et la méthode françaises me parurent, de beaucoup, préférables à la discipline et à la méthode allemandes.
Cependant les événements se précipitèrent. Nous reçumes encore quelques prisonniers qui étaient immédiatement entourés par leurs camarades qui écoutaient avidement les dernières nouvelles du front. Nos prisonniers allemands commençaient à se considérer comme nos "hôtes"... et plus pour longtemps. Ils avaient maintenant un oeil amusé, lorsqu’ils considéraient les hommes de garde, engoncés, par une chaleur insupportable, dans leur drap et leur capote, eux qui étaient à l’aise, en bras de chemise ou torse nu.
Un jour, au début de la deuxième semaine de juin, (probablement le lundi 10 juin), je reçus un ordre de réquisition pour certaines marchandises de mon magasin. Il fallait me rendre à la maison pour exécuter cet ordre de réquisition. J’obtins une permission de quarante-huit heures, à cet effet, et partis (le jeudi 13). A la maison et au magasin, je trouvais tout en ordre. Je réglais rapidement l’affaire avec l’officier venu pour les réquisitions et, le lendemain, j’étais prêt à repartir pour le Camp.
Mais hélas ! les événements avaient marché très vite. Le vendredi, 14 juin, le train qui devait me ramener à Cravant fut annulé : perturbations sur la ligne. Au lieu de partir le matin, comme prévu, je ne pus partir que l’après-midi, vers trois heures, en direction de Dijon-Paris. Je dis bien, "en direction", car personne ne savait où le train allait aboutir. Enfin, après plus de vingt arrêts, provoqués par des alertes aériennes ou toute autre cause, le train arrive à Nuits-sur-Rivière. Là, nous apprîmes que les Allemands étaient tout près et que le train n’allait pas plus loin. Ceux qui désiraient revenir en arrière pouvaient rester dans le train... Je n’étais pas très loin de Cravant. Je voulais rejoindre à tout prix. Je descendis donc à cette gare et rencontrais là le premier tohu-bohu des réfugiés.
C’étaient des chars de paysans, chargés à la hâte de quelques valises, matelas, fourrage, etc.... Des femmes et des enfants étaient juchés sur ces chars que conduisaient des hommes ou des jeunes gens... Ils avaient l’air complètement égarés et ne savaient où ils allaient.
- "Où sont les Allemands ? Est-ce qu’on peut aller à Cravant ?"
Ils ne savaient que des choses vagues, confuses. Ils sentaient les Allemands sur leurs talons et fuyaient épouvantés.
Au fur et à mesure que j’avançais sur la route, le flot des réfugiés devenait plus dense. C’étaient des voitures à cheval ou des automobiles à perte de vue sur la route : de pauvres gens affolés qui traînaient leurs hardes, ce qu’ils avaient pu ramasser à la hâte, avant de se sauver pour fuir l’envahisseur. Spectacle lamentable, tragique, qui ne devait plus me quitter pendant dix jours. Dix jours pendant lesquels j’allais errer moi-même, sur les routes de France, à la recherche de mon unité.
Je me rendis d’abord à la gare des cars et des autobus. Naturellement, il n’y avait plus aucun service d’assuré et je dus me rendre à l’évidence : aller à pied contre le flot des réfugiés. Un camion militaire passa à ce moment-là.
- Où vas-tu, mon vieux ?
- A Cravant.
- Ça tombe bien, moi aussi.
- Tu m’amènes ?
- Monte !
J’avais trouvé un camion qui allait chercher de l’essence au poste à côté du Camp.
Avant la nuit, j’étais donc rendu à Cravant et retrouvais le Camp... mais vide. Tout le monde était parti, et sans laisser d’adresse.
J’allais au pays où seuls restaient quelques groupes de personnes apeurées qui s’apprêtaient à partir à leur tour. Un pays vide, un camp vide, et les Allemands à vingt kilomètres !
Je revins au camp chercher mes affaires que je ne trouvais pas... puis, léger, sans bagages (sauf une couverture et mon équipement de soldat), je me mis en route par mes propres moyens.
Je calculais, tout en marchant, où les Allemands allaient bien me rattraper, quand un camion militaire passa.
- Où vas-tu, mon vieux ?
- Du côté de Nevers. Emmène-moi, je suis seul.
- Monte ! Dépêche-toi ! Tu as vu les Allemands ?
- Non, et toi ?
- Non ! Je n’y tiens pas. Filons !
Le vendredi soir, tard, je me trouvais à Nevers, dans la cour d’une caserne, où on pouvait coucher sur le pavé. Je préférais sortir et choisir un banc dans un square pour y passer la nuit. Il faisait, fort heureusement, un temps splendide !
Je n’avais pu toucher C. en passant et formais des voeux pour que ma famille ait pu rester sur place et ne soit pas mêlée à ces malheureux que nous côtoyions sans cesse, sur les routes.
Pas trace de nos prisonniers à Nevers ! Le 16, je trouvais assez facilement un camion qui filait sur Moulins...
Le flot des réfugiés n’était pas encore arrivé jusque là, mais l’effervescence était grande à Moulins.
J’écrivis une lettre qui, postée ce jour-là, arriva plus d’un mois après à la maison, quand j’étais déjà rentré moi-même.
Je couchais, cette nuit-là, dans un manège avec des soldats nord-africains. Le lendemain matin, 17, de bonne heure, nous bûmes le café, mes nouveaux camarades et moi, et chacun se prépara pour la journée : les nord-africains à une résistance à l’avance allemande (car les Allemands approchaient, paraît-il, rapidement), moi, à repartir, pour tenter de rejoindre, coûte que coûte, le Camp des prisonniers en promenade...
Mais où me diriger, maintenant ? Par un employé de chemin de fer, je finis par apprendre qu’un convoi, qu’il croyait être des prisonniers allemands, était passé en gare, se dirigeant soit vers Toulouse, soit sur Limoges. C’était bien, l’une ou l’autre, la direction que je pensais prendre. Il fallait donc continuer la route vers le sud. Après avoir refusé plusieurs offres de rester avec les unités qui m’avaient offert l’hospitalité, je repartis donc sur la route, et me trouvais bientôt avec un camarade qui allait dans la même direction. Nous nous dirigions sur Vichy. Nous marchions peut-être depuis deux heures, quand une petite voiture passa, chargée de soldats jusqu’à en déborder. La pauvre voiture traînait par terre, tant elle était chargée ! Elle ralentit néanmoins à notre hauteur, et le conducteur, un sous-officier, nous invita à monter. Ce ne fut pas une petite affaire, mais tout se passa, néanmoins, le mieux du monde, et nous voilà partis pour Vichy !
Dans cette malheureuse voiture, régnait, malgré le tragique de la situation de ces hommes, égarés, perdus et ne sachant plus où aller, l’optimisme et la bonne humeur. Ainsi, tous ceux que nous rencontrâmes sur la route furent recueillis et embarqués tant bien que mal.
Cependant, le flot des réfugiés semblait avoir atteint la région. Les routes se couvraient de plus en plus de ce flot ininterrompu de véhicules de toutes sortes qui fit, de nos routes, des visions tragiques.
Nous sommes cependant arrivés à Vichy sans encombres, tout au début de l’après-midi. L’apéritif nous réunit tous, voyageurs occasionnels, en un cordial "Adieu" et chacun poursuivit son destin.
Vichy se remplissait d’une foule bigarrée, que la ville n’avait sans doute jamais connue. Chacun s’installait où il pouvait : les cafés et les restaurants étaient déjà, partout, pleins à craquer. Alors on s’installait dans les squares, sur les trottoirs, sur les bancs des places publiques. C’était le spectacle de "la Kermesse héroïque" !
Malgré tout le désir que j’avais de connaître Vichy, la célèbre ville d’eau, où je passais pour la première fois, il fallait penser à repartir au plus vite.
Ce soir-là, le saucisson que je traînais avec moi depuis huit jours, et destiné à un camarade de C. que je ne retrouverais peut-être pas de si tôt, connut une fin prématurée.
En cherchant, parmi ce tohu-bohu de voitures et d’attelages, je trouve bientôt un camion en partance pour Clermont-Ferrand. Le conducteur conduit à une vitesse effrayante, comme s’il avait les Allemands aux trousses... et plusieurs fois, j’ai pensé ne jamais arriver ailleurs que dans l’autre monde.
Mais vers 6 heures du soir, cependant, nous faisons une courte halte à Randant, et repartons, toujours à la même allure, deux heures après vers Clermont-Ferrand, où nous arrivons vers 22 heures, le mercredi 19. La ville est très calme, en grande partie abandonnée. Nous couchons dans le camion.
Le lendemain matin, bonne toilette à la borne-fontaine, puis nous discutons pour savoir ce que nous allons faire. Le chauffeur ira conduire son camion jusqu’à La Bourboule ou au Mont-d’Or, et je décide de l’accompagner jusque là. Nous repartons donc de Clermont-Ferrand vers 7 heures, le 20, en direction du Mont-d’Or.
Sur la route, maintenant qu’il fait clair, je suis impressionné par les volcans de la région ; ils se dressent, comme des pains de sucre et, en somme, de façon assez inattendue. Le parcours est superbe dans cette belle région, et je déplore, d’autant plus, les circonstances qui ne nous permettent pas de nous attarder et même de jouir, en tranquillité, du spectacle autour de nous.
Le flot des réfugiés est devenu un peu moins dense sur ces routes, mais il y en a cependant encore beaucoup, et ce flot grossira, au fur et à mesure que s’avance la journée. Vers 10 heures, nous arrivons vers un petit bois. La cohue était particulièrement dense à cet endroit et la circulation ralentie à l’extrême, ou même devenue carrément impossible. Il n’est plus possible d’avancer ou de reculer, et nous stoppons, comme tout le monde.
Au-dessus de cette foire, apparaît tout à coup un avion qui croise au-dessus de nous, avec un bruit assourdissant. Nous nous jetons dans le petit bois et attendons anxieusement. Si, par malheur, il lance des bombes dans cette foule de femmes, de vieillards et d’enfants, c’est la fin de tout. Mais ce crime inexpiable ne sera pas commis sous nos yeux, et l’avion s’éloigne. Nous sommes soulagés d’un grand poids, d’une angoisse intolérable.
Vers 11 heures, nous arrivons aux abords du Mont-d’Or. La foule est extrêmement dense et nous comprenons bientôt pourquoi. Il y a, pour entrer dans la ville, un barrage, et on ne laisse passer que les soldats.
Dans les montagnes du Massif Central, cette foule hétéroclite, dispersée au hasard des routes et des rencontres, perdue et sans but précis, ne manque pas de pittoresque, mais surtout de tragique.
Bientôt, je suis abordé par une jeune femme :
- Pardon, Monsieur, vous allez au Mont-d’Or ? Voudriez-vous être assez aimable pour aller trouver le sous-officier X. et lui dire que sa femme l’attend ici. Je ne puis aller plus loin. Vous me rendriez un très grand service.
- Je vais au Mont-d’Or, Madame, et je ferai bien volontiers votre commission... si je trouve le sous-officier X.
Arrivé enfin au Mont-d’Or, je me mets immédiatement en quête du sous-officier X.... que je finis par trouver. Sa surprise est grande quand je lui apprends la nouvelle de la visite qui l’attend, et sa joie paraît au moins aussi grande. Il a du mal à comprendre comment tout cela lui arrive. Mais il n’a pas vu, comme moi, la route couverte de réfugiés sur des centaines de kilomètres.
Il me conduit à la cuisine et me recommande chaudement au cuisinier, puis, après m’avoir remercié à nouveau, chaleureusement, s’en va rejoindre sa femme qui l’attend, non sans m’avoir offert de rester avec eux, car on allait avoir probablement bientôt besoin d’interprètes.
Dans la foule, j’avais déjà perdu mon camarade-chauffeur. Je me restaurais donc solidement, puisque j’en avais l’occasion, et là, j’appris la nouvelle que l’Armistice était signé. La guerre avait donc pris fin. Mais où étaient les Allemands exactement ? Personne ne le savait au juste, et cette incertitude pesait lourdement sur nous tous.
Qu’étaient-ils devenus à la maison ?
Comment tout ceci s’était-il passé, à C.? S’était-on battu dans la ville, dans la région ? Où était ma famille ? Avait-elle quitté le havre du domicile et errait-elle sur les routes, parmi ces malheureux qui nous entouraient de partout ?
Cruelle incertitude qui devait durer encore bien des jours ! Il fallait songer à repartir. Comment ? Et où se diriger ? Je trouve un vélo et l’enfourche pour aller jusqu’à la Bourboule... Ainsi les villes d’eaux seraient au complet au cours de mon voyage. A la Bourboule, je trouve un camion qui allait partir sur Figeac, par St-Céré, en pleine nuit. Et ce fut encore, de nuit, un voyage hallucinant à travers les montagnes du Massif-Central.
Nous arrivâmes sans encombre à St-Céré vers midi et repartions vers 13 heure pour Figeac, où nous étions à bon port vers 18 heures.
A Figeac, il y avait déjà pas mal de réfugiés, mais les nouvelles étaient vagues et surtout nous semblions complètement "coupés" de la région de ma famille et, par conséquent, de la maison, ce qui m’inquiétait beaucoup. Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir ou de rêver ! Il fallait songer à repartir à peine arrivé.
J’avais fini par opter pour Toulouse, où j’espérais avoir le plus de chances de retrouver le Camp.
De bonne heure, le lendemain, vendredi 21, j’avise un camion qui partait pour Montauban et je montai, une fois de plus, comme passager du conducteur. Nous quittâmes, presque à regret, cette charmante petite localité de Figeac, où il semblait qu’il ferait si bon vivre ! La population qui y demeurait encore était charmante. A toute vitesse nous nous dirigeons vers Montauban.
La différence de paysage est saisissante entre les montagnes du Massif-Central, d’où nous venons, et les routes de plaines que nous suivons à présent.
Nous avions laissé une bonne partie de la foule de réfugiés à Figeac et la route était plus libre que les jours précédents sur ce nouveau parcours.
Montauban était également fiévreuse... Comme partout des réfugiés qui ne savaient où aller.
J’avais une furieuse envie de prendre un bain, plus que de manger... Par bonheur, je trouve des douches ouvertes, et c’est ragaillardi, et prêt à partir n’importe où, que j’en sors une heure plus tard.
J’avais maintenant encore une étape pour rejoindre Toulouse. Est-ce que je pourrais retrouver le Camp, ou être condamné à continuer d’errer sur les routes de France ?
Le samedi 22, un camion me chargea, se dirigeant sur Toulouse. De vastes plaines se déroulaient sous nos yeux, baignées de soleil. La circulation, sur la route, était devenue presque normale. Nous étions loin, ici, de la zone des combats et l’Armistice était, paraît-il, signé depuis plusieurs jours. Nous ne savions plus très bien quels étaient les événements car nous n’avions, depuis des jours que nous ne comptions plus, et qui nous étaient devenus comme irréels, que des rumeurs de cette foule traquée et errante ; mais, au fond, aucune certitude. Nous vivions, depuis huit jours, comme appartenant à un autre monde.
Le camion filait bon train sur la route. Tous les conducteurs de camions et de voitures que j’avais rencontrés, et dont j’avais accepté la cordiale et amicale hospitalité, avaient, semble-t-il, hâte d’arriver, d’échapper à cette incertitude qui nous poursuivait tous et de fuir, surtout, l’ennemi à nos trousses.
Il ne fallait pas s’arrêter, pas obéir à la fatigue ou au découragement, mais aller de l’avant, vite ; poursuivre son chemin dans la bonne direction pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi qui, après être entré largement en France, semblait maintenant suivre les côtes dans un vaste mouvement enveloppant. Il fallait donc bien descendre droit vers le sud. Je sentais que j’allais toucher au but après cette semaine d’aventures.
Nous sommes arrivés à Toulouse au début de l’après-midi. Une ville en effervescence que nous étions, maintenant, habitués à rencontrer partout.
Mon premier soin fut de chercher à me renseigner à la Mairie, ou à l’Hôtel de Ville, pour savoir si des prisonniers allemands n’étaient pas passés par là. Le hasard me conduisit vers l’Hôtel de ville ; mais il était littéralement assailli par une foule énorme, et je me rendis compte que je n’arriverais pas à pénétrer à l’intérieur avant plusieurs heures. Je m’adressai donc à un gendarme en faction et j’appris, à ma grande satisfaction, qu’il y avait aux "Ponts-Jumeaux" plusieurs prisonniers qui devaient être acheminés incessamment. J’étais donc, enfin, sur les traces du Camp !
Je connaissais de nom "Les Ponts-Jumeaux" parce que l’équipe de Rugby de C. venait y disputer des matchs. Il ne me restait donc plus qu’à trouver les "Ponts-Jumeaux", ce qui ne présenta pas de difficultés.
J’arrivai bientôt devant ce stade transformé en quartier et je trouvai un poste de garde, auquel je m’adressai immédiatement.
Il y avait, là, en effet, plusieurs prisonniers allemands ramassés un peu partout, et qui devaient partir, le jour même, pour le Camp de prisonniers, ce fameux Camp ambulant, après lequel je courais depuis huit jours.
Le chef de poste m’apprit, après que je me fus présenté, que le Camp de prisonniers se trouvait, depuis quelques jours, à Mazères, petite localité à une cinquantaine de kilomètres au sud de Toulouse, et que les huit prisonniers qui se trouvaient au poste devaient y être acheminés incessamment.
Il va sans dire que je serais du voyage. On me donna à manger et je fis la connaissance des prisonniers. Je m’entretins surtout avec un sous-officier qui me parut loquace, un aviateur, abattu dans la région. A un moment donné, mon masque à gaz, que je n’avais pas abandonné, vint à tomber sur le sol et, tout en le ramassant, je fis observer à mon interlocuteur allemand, que nous n’avions pas eu l’occasion de nous servir de cet engin pendant toutes les hostilités. L’Allemand répondit : "Cela ne risquait pas que nous employions les gaz contre les Français ; nous ne leur en voulions pas. Mais contre les Anglais... vous allez voir, cela va être terrible !"
En attendant, nous embarquons tout le monde et nous voilà partis, le chauffeur et moi, avec nos huit prisonniers, pour Mazères, où nous arrivons triomphalement, une heure plus tard.
Je retrouve avec joie mes camarades, qui ne pensaient pas me revoir après cette aventure.
Le Camp est installé à l’emplacement d’un ancien camp de réfugiés républicains espagnols. La propreté et l’hygiène laissent un peu à désirer et, de ces petites misères, les Allemands sont les premiers à se plaindre amèrement. Ils ont repris "du poil de la bête" depuis qu’ils connaissent la marche des événements. Ils savent qu’ils n’en ont plus pour longtemps et ils deviennent remuants et exigeants.
Il nous est défendu de nous rendre au Camp sans armes, mais comme on ne nous donne pas d’armes, nous sommes toute la journée au Camp, sans armes.
Un sous-officier allemand auquel je demande, sur ordre, un renseignement technique sur un instrument d’aviation, me répond froidement qu’il ne peut me donner ce renseignement... "Attrape !"
Le Camp reste éclairé toute la nuit. Est-ce pour cette raison qu’un avion, une nuit, est venu lancer des bombes à proximité ? Ceux qui ont crié le plus fort, et qui étaient le plus indignés, étaient les Allemands. Il n’y eut cependant pas de blessés.
Nous attendions tous, anxieusement, des nouvelles pour savoir ce qu’avaient pu devenir nos familles dans la tourmente. Les nouvelles étaient toujours contradictoires, et on ne pouvait rien savoir de précis sur son pays.
Nous savions maintenant que les Allemands avaient pris Paris et qu’ils occupaient les côtes de la mer du Nord et de l’Atlantique. Mais comment tout cela s’était-il passé à la maison ? Nous étions en "Zone Non-Occupée," bien coupés de nos familles. Comment tout cela allait-il finir ?
Après quelques jours, nous apprenons que nous rendons les prisonniers. Je suis désigné pour les accompagner. Le matin, de bonne heure, nous entendons chanter les Allemands, à tue-tête : ils partent à pied, pour embarquer à la gare la plus proche, de Saverdun. Ils ont à peu près 14 kilomètres à faire et, en chantant, cela ne leur fait pas peur.
Nous les rejoignons en voiture, en gare de Saverdun, et l’embarquement s’effectue rapidement dans le train spécial qui doit les conduire vers la liberté. Leurs chants sont, en conséquence, exubérants, et nous avons un certain mal à endiguer leur enthousiasme. Nous ne savons pas encore où nous allons, mais nous avons l’habitude de ne pas être trop curieux.
A Mazères, nous sommes dans le département de l’Ariège. Notre train file et s’arrête, une première fois à Toulouse, puis Agen. De toute évidence nous allons sur Bordeaux. Mais où pouvons-nous bien aller ? Où allons-nous trouver les Allemands ?
En attendant la réponse à cette interrogation, nous faisons comme les Allemands : nous regardons par la fenêtre. Un Allemand s’approche de moi, l’air mystérieux et très intéressé : "Nous sommes bien dans le Midi de la France, n’est-ce pas ?" Je lui réponds affirmativement et lui demande la raison de sa question. Après quelques hésitations, il se décideetme dit : "Jevaisvous le dire franchement. Voilà ! Chez nous, on nous a toujours dit : (Il ne faut pas vous fâcher), "que la France était un pays négrifié ; que la France, qui se mourait, acceptait du sang nègre pour maintenir une natalité suffisante, surtout dans le Midi de la France. Ce sang nègre remplaçait, de plus en plus, le sang français et qu’on rencontrait, par conséquent, beaucoup de métis dans le Midi qui en serait infesté. Or, dans toutes les gares, et partout, j’ai bien regardé, et je vous avoue que, jusqu’à présent, je n’en ai pas vu un seul, et cela m’étonne."
Depuis un certain temps, je le voyais venir avec son histoire, histoire de la propagande hitlérienne. Il m’était arrivé, en Allemagne, d’en entendre également de toutes les sortes... Je dis donc à cet Allemand : "Eh bien ! Regardez bien ! Et quand vous verrez un métis, vous me le ferez voir. Vous voyez, comme ce qu’on vous raconte correspond à la réalité !"
Mon gars n’a pas vu un seul métis.
Dans une localité, dont je ne me souviens pas du nom, notre train s’arrête et nous accueillons encore quelques prisonniers, dont un aspirant.
Cet Aspirant était de mauvais poil et se croyait très important. Il rouspétait très fort, puis demandait à grands cris un interprète. Un cercle s’était formé autour de lui.
Il devait aussi avoir apporté de bonnes nouvelles à ses camarades, car il déchaîna un enthousiasme délirant.
Je m’approche du groupe et vois mon Aspirant tout étonné de ma placidité à son égard. Il aurait admis que moi, simple soldat, je me mette au garde-à-vous devant lui ; surtout à cette heure, où il venait de raconter à ses camarades que les Allemands étaient vainqueurs sur toute la ligne et que la guerre était gagnée ! Il n’eut cependant pas cette satisfaction d’amour-propre. C’est avec d’autant plus de véhémence qu’il me fit part de ses griefs et du traitement indigne qu’il avait subi. Ainsi, on l’avait traité sans égard pour son grade ; de plus, il n’avait pas mangé à midi, et on l’avait embarqué dans ce train, dans ces conditions... et malgré ses protestations. Un tel désordre serait certainement inconcevable en Allemagne. Il demanda, ensuite, qui commandait ici, et exigea de voir le Colonel pour lui présenter ses doléances.
Je lui dis que je voulais bien parler au Colonel, mais lui fis remarquer aussi que, dans un tel tohu-bohu, il ne fallait pas être surpris de manquer, parfois, un peu de confort ; que moi non plus, je n’avais pas mangé certains jours ; et que ce désordre qui régnait était imputable aux siens plutôt qu’aux Français, qui faisaient certainement ce qu’ils pouvaient ; qu’il était déjà étonnant que, dans un tel désordre, il y eut encore des trains qui roulent !... Je finis par avoir les rieurs de mon côté, et Monsieur l’Aspirant se calma petit à petit... Mais j’allais voir ce que j’allais voir en arrivant ! Il allait se plaindre aux autorités allemandes, et cela ne se passerait pas comme ça. Je fus peu ému par cette histoire, mais j’en rendis compte, cependant, au Lieutenant-interprète qui en parla au Colonel. L’affaire en resta là.
Vers 13 heures, notre train entra en gare de St-Macaire (Gironde). Une formidable clameur nous accueillis. Il y avait des Allemands, sur le quai, qui nous attendaient : des officiers et des soldats. Nos prisonniers étaient fous de joie et les chants reprirent. Mais les officiers y mirent bientôt bon ordre et tout se passa dans un calme impressionnant. Le premier contact fut plutôt froid. Les prisonniers descendirent du train, furent salués froidement, puis alignés et comptés par cents. Il y en avait environ mille huit cents. Ce fut donc relativement vite fait. Puis le Commandant allemand remercia le Colonel, qui répondit brièvement. Puis nous réembarquâmes dans le même train, les hommes de garde et les interprètes ; et le train, rebroussant chemin, nous ramena, le soir même à Mazères, au Camp désormais vide.
Pendant toutes ces opérations, en gare de St-Macaire, nous étions un groupe d’interprètes, rassemblés sur le quai, qui causions avec les soldats allemands venus voir leurs camarades. J’entendis la réflexion d’un soldat allemand qui disait à son voisin : "Mais tu te rends compte, tous ces soldats français parlent allemand ! Je ne l’aurais pas cru !" Évidemment !
Huit jours après, nous fûmes démobilisés à Saverdun. Maintenant nous étions libres. Nous pouvions rentrer chez nous.
Nous savions, maintenant, que C. était juste sur la ligne de démarcation, mais en zone occupée. Comment allions-nous passer d’une zone à l’autre ? Cela ne simplifiait pas le problème. Et, surtout, comment allions-nous retrouver notre ville ?
Ce souci ne nous avait, certes, jamais quitté depuis trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles les événements s’étaient précipités à un rythme effarant, mais ce souci revenait plus aigu, maintenant que l’on parlait de démobilisation. Nous rentrâmes à Mazères, assez tard le soir de ce même jour, dans un Camp vide. Notre train fut le dernier qui quitta la zone occupée pour retourner en zone libre.
Après notre démobilisation à Saverdun, chacun s’évertua à regagner son domicile, où des surprises devaient, probablement, attendre beaucoup d’entre nous.
Un soir, nous nous embarquâmes pour le Nord. A nouveau défilèrent, devant nos yeux, les vignes du Midi, puis la vallée du Rhône. A Lyon, je fis halte pour aller voir nos cousins, avec le secret espoir d’y retrouver ma famille, au cas où elle aurait fuit Chalon. Je retrouvais nos parents, sains et saufs, à l’exception de nos deux cousins qui étaient aux Armées et dont on n’avait pas de nouvelles pour le moment.
Mais pas trace de ma famille : personne ne savait ce qu’elle était devenue.
Je me rendis également chez un camarade de guerre qui habitait également Lyon.
Quand il sut que j’avais l’intention de rentrer à C., ce camarade chercha à me dissuader de ce projet. Puis, voyant que je tenais à rentrer chez moi, il me proposa un complet civil : "Tu comprends, me dit-il, ce sera plus prudent de rentrer en civil qu’en militaire. Comment vas-tu être reçu par les Allemands, malgré que tu sois démobilisé ? Soyons prudent".
Comme nous sommes sensiblement de la même taille, je fus donc bientôt habillé en civil ; et j’avais un complet qui m’allait parfaitement bien !
Je pouvais donc poursuivre ma route avec beaucoup de chances de succès.
Et, le coeur gros, je quitte ma bonne ville de Lyon et ses chers habitants. A V., c’est-à-dire à la gare avant C., je descendis et allai voir des parents et des amis pour savoir comment tout cela s’était passé. Mais, là aussi, aucune nouvelle de la famille. Et depuis l’installation de la ligne de démarcation, les relations étaient coupées entre les deux zones. Un ami se rendait justement à C., muni d’un laissez-passer ; il m’offrit de l’accompagner. Nous sommes partis à bicyclette et nous nous présentions, une demi-heure plus tard, au poste allemand, à l’entrée de C., à la ligne de démarcation.
Mon ami, avec son laissez-passer, et moi avec ma feuille de démobilisation passâmes sans encombre ; et je fus tout de suite, et enfin, rassuré, en constatant aucun dégât dans la ville. De toute évidence, on ne s’était pas battu dans C. et j’allais trouver tout en ordre.
Effectivement, quelques instants plus tard, je retrouvais ma famille au grand complet et en parfaite santé. Le rideau tombait sur le premier acte du drame.
Il fallut bien s’habituer rapidement au voisinage des soldats allemands, nombreux dans toute la ville et se plier à leurs règlements et tracasseries. Une nouvelle vie commençait pour nous.
Fallait-il ouvrir le magasin dans ces conditions ? Je réfléchis. On allait certainement avoir besoin d’interprètes à la Mairie, dans les Administrations et à la Sous-Préfecture. Je m’y rendis et offris mes services comme interprète.
Le lendemain, on vint m’appeler à la Sous-Préfecture ; et, dès lors, je remplis, là, les fonctions d’interprète pendant toute l’occupation, jusqu’au dernier jour.
Au début, cela m’amusait : les rapports, entre les Administrations françaises et allemandes étaient, à ce moment-là, il faut le dire, correctes. Chacun semblait y mettre de la bonne volonté pour éviter les frictions.
J’avais, comme tâche, la traduction de la correspondance échangée entre les Autorités allemandes et françaises. J’assistais aux entretiens de M. le Sous-Préfet avec des officiers allemands visiteurs, pour servir de traducteur ; et accompagnais M. le Sous-Préfet dans ses déplacements et ses visites aux Autorités allemandes.
Plus tard, je me rendais souvent seul à la Police allemande, la Gestapo, généralement pour intervenir en faveur de certains prisonniers.
Ce genre d’intervention devint de plus en plus fréquent et me valut, finalement, la disgrâce auprès des Autorités allemandes.
Un jour de l’hiver 1942, on me dit à la Sous-préfecture : "Demain soyez très exact. Vous partez, à 8 heures et demie, avec M. le Préfet de M. et M. le Sous-Préfet de C., pour Dijon. Vous allez voir le Général allemand de la Place de Dijon." Je me demandais ce que nous allions faire chez le Général à Dijon. Nous vîmes effectivement le Général von Rotberg.
L’entretien fut assez cordial, mais concernait des généralités. Puis nous rendîmes visites à la Feldkommandantur, où nous rencontrâmes le Colonel-Commandant, entouré de son État-Major. C’est à ce moment-là que j’appris le but de notre visite. Il s’agissait de demander la grâce d’un chalonnais résistant, arrêté et condamné à mort : Chevallier. Mais, malheureusement, il venait d’être fusillé, le matin même. Nous arrivions quelques heures trop tard...
Petit à petit, les rapports, très corrects au début, entre les Administrations, devenaient cependant plus tendus. Les événements qui se déroulaient alors permettaient aux Français de reprendre espoir et les Allemands commençaient à s’énerver.
Un jour, un agent allemand de la Police n’obtenant pas satisfaction à une de ses demandes à notre bureau, s’énerva et se laissa entraîner jusqu’à bousculer et frapper un fonctionnaire du Bureau, M. R. qui, conformément à son règlement, résistait à ses exigences.
Cette scène révolutionna la Sous-Préfecture et amena les protestations de M. le Sous-Préfet.
Quelques jours plus tard, le chef de la Police allemande, le chef de l’agent en cause, ramena celui-ci et, à grand renfort de coups de pieds ... quelque part, lui fit présenter ses excuses au personnel du bureau ; puis cet agent fut déplacé et on ne le revit plus jamais à C..
Il faut dire que ce chef de la Police allemande, malgré ces airs terribles, n’était pas un "mauvais bougre", et nous rendit, quelquefois, de réels services : libérations de prisonniers, facilitations de passages de certaines personnes à la ligne de démarcation, etc. Nous avons beaucoup perdu, lorsqu’il fut tué en procédant à une arrestation à Roanne.
Il me devenait de plus en plus pénible de me rendre à la Gestapo. J’y fus de moins en moins bien reçu. De plus, j’y voyais souvent de malheureux prisonniers et ne pouvais rien pour eux, car un seul mot pouvait nous perdre, dans cette maison.
Finalement les Allemands mirent fin eux-mêmes à ces visites, en déclarant que je n’étais plus "Personna grata" chez eux. Pour moi, ce fut un soulagement.
Par contre, les rapports avec l’Armée gardèrent, jusqu’au bout, leur caractère correct, malgré parfois quelques accrochages, au cours de ces longues années. Jamais, cependant, nous eûmes à nous plaindre d’autres choses que de rigueurs inévitables dans les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. De part et d’autre cela a bien été compris et tout s’est finalement assez bien passé.
Cependant, et plus d’une fois bien sûr, nous avons été, les uns et les autres, menacés de prison, de pire même. Mais cela ne nous tracassait pas beaucoup et, finalement, tout s’arrangeait malgré tout.
Un jour, je me rendais au bureau de la Kommandantur et fus introduit chez un officier. Celui-ci étant occupé, me pria d’attendre un moment. Pendant mon attente, j’examinais attentivement un portrait de Hitler que je n’avais encore jamais vu. Hitler était représenté en buste, la mèche de cheveux en bataille, l’oeil hagard : le portrait d’un fou ; et je me disais : "Cet homme est fou !"
J’en étais là de mes réflexion, quand l’officier vint vers moi et, me tapant sur l’épaule, me dit en regardant fixement le portrait. "Hein ? Quel génie !"
Avait-il pris mon attention qu’il avait remarquée pour de l’admiration ? Cette idée me fit sourire et je lui dit doucement : "Oui ! Mais attendez la fin !" Mon interlocuteur me jeta un regard de biais, puis changea de conversation...