Le point de départ de cette pénible aventure se situe au niveau de l’Hôpital militaire de Belfort courant décembre 1940. L’établissement situé le long de la Savoureuse héberge encore un certain nombre de malades, surtout des tuberculeux, des dysentériques convalescents de l’épidémie de juillet, et d’autres, chirurgicaux, anciens blessés entre autres, attendant d’être fixés sur leur sort au bon vouloir du vainqueur : le retour au foyer ou l’exil. Les casernes du lieu (Béchaud, Hatry, etc..) qui sous-tendaient le « Frontstalag 140 » ont été vidées de leurs occupants dès la fin juillet, mais il existe encore sur la place de Belfort un certain nombre de prisonniers espagnols républicains, capturés en arrière de la ligne Maginot où ils étaient employés à l’entretien ou à l’édification de fortifications. Aux yeux des troupes d’ occupation il s’agit de « dangereux politiques » et non pas d’ex-belligérants.
A l’hôpital, le personnel médical d’alors comprend, outre le médecin-chef, un certain nombre de médecins et de pharmaciens, voire un gestionnaire, prêtre de son état, prisonniers de guerre, d’active et de réserve, une dizaine au total, qui assure au mieux de ses moyens le fonctionnement des différents services. Ce personnel bénéficie néanmoins d’une semi-liberté par le biais d’un laissez-passer (un « Ausweiss ») qui lui permet des sorties en ville sans escorte selon un créneau horaire précis.
- L’auteur en blouse blanche
L’auteur photographié par un sous-officier infirmier allemand de l’Hôpital du Stalag XI B en 1941. Le cliché est réalisé dans le bureau où le feldwebel est venu chercher l’auteur en ophtalmologie.
C’est dans ces conditions très privilégiées, que courant décembre 1940, un médecin de l’établissement, sans avertir aucun de ses confrères de ses intentions, se fait la belle et disparaît. L’hôpital malheureusement est déjà l’objet d’une vindicative suspicion de la part des troupes occupantes qu’avait fait naître l’évasion de quelques uns dont celle pourtant discrète de Pierre Dreyfus-Schmidt, le maire de la ville qui y était en traitement. Lequel édile logeait dans la chambre voisine de l’auteur de ce texte et lui avait fait cadeau avant sa fuite d’un très seyant vêtement d’intérieur gris foncé avec dolman. Las ! la réaction ne se fait pas attendre. Les laissez-passer sont immédiatement supprimés et l’autorité occupante en représailles décide :
- 1) que le plus jeune médecin d’active serait envoyé en Allemagne
- 2) qu’il en serait de même d’un certain nombre d’infirmiers et de prisonniers alors en fin de traitement à l’hôpital et considérés comme « dienstfähig », i.e. bons pour le service. Ce fut du moins les arguments qui furent officiellement avancés par la chefferie de l’époque, sous la tutelle et le contrôle de l’ennemi.
Et c’est ainsi qu’un jeune médecin auxiliaire d’active, encore élève de l’Ecole du service de Santé de Lyon, étudiant en fin de troisième année de médecine avant son départ aux Armées se retrouve, le 13 janvier 1941, sur un quai de la gare de Belfort, désigné pour accompagner, sanitairement parlant, une trentaine de prisonniers français et un convoi « d’Espagnols rouges » (« Rote Spanien » lui avait-on déclaré), pour une destination autrichienne. Evènement entouré d’un cérémonial d’une hypocrisie sans nom, bien faible terme pour narrer les faits, dont la duplicité de la mise en scène se révèle exemplaire.
A quai un convoi effectivement attend : en tête direction de Mulhouse un certain nombre de wagons à bestiaux, que d’un seul coup d’œil on ne peut dénombrer, le long desquels sont disposées des sentinelles en armes ; en queue, trois voitures de voyageurs de 3e classe (type omnibus à couloir de l’ époque) de la Compagnie de l’Est. Le Médecin-chef allemand de la Place de Belfort et quelques officiers de son état-major sont là présents. Celui-ci, en allemand, s’adresse au Français, lui remet trois périodiques illustrés intéressant la région de Vienne (Autriche) dont le « Wiener Illustrierte », ainsi qu’une enveloppe scellée, mais sans adresse apparente, « à remettre, dit-il, au Médecin-chef du Camp de destination à l’arrivée du convoi, et ayant pour objet le rapatriement sur la France de l’équipe sanitaire, sa mission terminée » (sic !). Il ajoute, sans autre précision que la destination officielle est « la magnifique région de Vienne », souhaite à son interlocuteur, plus ou moins convaincu, un « bon voyage » (resic !!) et l’invite en le saluant militairement à monter dans un compartiment du dernier wagon. S’y trouvent déjà sept ou huit infirmiers français et tout un détachement de sentinelles sous les ordres d’un feldwebel assurant la garde et la police de l’expédition.
Dans le lointain, plus ou moins étouffés on entend des cris qui semblent parvenir des voitures de la tête du train. Dehors il fait froid mais le wagon est bien chauffé. Il n’y a par conséquent aucune inquiétude à se faire pour la suite des évènements.
Le train s’ébranle un peu avant midi et file allègrement vers le nord. La nuit tombe assez vite en ce mois de janvier, mais ce jeune carabin est intrigué par la direction prise par le convoi qui ne cadre guère avec les prévisions. Il voit défiler les gares de Colmar, Strasbourg, Karlsruhe, Franfort. Le train s’arrête enfin le lendemain dans la matinée en gare de Kassel, où les occupants des wagons de voyageurs sont gratifiés d’une boisson chaude, une sorte de soupe assez consistante, par des infirmières en uniforme de la Croix-Rouge allemande. Mais les sentinelles s’opposent à la sortie du médecin, lui interdisant de descendre de son wagon, tandis que dans un concert de vociférations, elles se déploient tout le long du convoi, du reste dans une indifférence totale des voyageurs qui attendent sur les quais, sous la verrière de la gare et qui assistent à la scène. De violents cris s’ échappent des wagons de marchandises de tête. Autant dire que « le détachement sanitaire d’ accompagnement » n’est qu’une vulgaire mascarade, le même scénario se répétant à chaque arrêt du train, les « Posten » (sentinelles) en contrôlant immédiatement la totalité, interdisant toute approche des wagons et toute sortie, et bien qu’en amont on entende toujours les plaintes et les cris des Espagnols.
Toujours en direction du nord, le convoi repart, circule dans la journée du 18 janvier avec de très fréquents arrêts et, après avoir quitté Hanovre où la neige fait son apparition en soirée, atteint en pleine nuit, par une tempête épouvantable et la froidure, une gare inconnue. Alors l’expédition change tout à coup d’aspect et de caractère. Vociférations, hurlements n’en finissent pas dans la nuit la plus sombre qu’épaissit encore la neige qui tombe à gros flocons. Sans aucune explication le santard est séparé des infirmiers, hissé de force avec ses maigres bagages dans un camion, et se retrouve une heure plus tard environ, vers trois heures du matin dans un baraquement, puis dans une pièce, où il est poussé littéralement sous les huées de ses occupants. Presqu’en s’excusant de cette intrusion intempestive, il fait brièvement le récit de son périple, se couche, complètement ahuri et perplexe sur un lit à étage libre et apprend qu’il se trouve dans la Baraque 25, chez les médecins de l’ Hôpital du Camp de prisonniers de Fallingbostel (le M.Stammlager XI B), dans le Hanovre, plus précisément dans la lande de Lünebourg, et certainement pas en Autriche, ni dans sa direction.
Le lendemain après un réveil brutal sous les vociférations d’un abruti d’infirmier, un nommé Erich dit « Papagaï » [1], plus ample connaissance est faite avec les différents occupants de la chambrée, un médecin-lieutenant et des médecins-auxiliaires, pratiquement tous de réserve. Dans sa naîveté, notre jeune médecin d’active est persuadé que cette nouvelle situation n’est que temporaire. N’a t-il pas en mains un document qui « stipule son retour immédiat sur la France sa mission terminée » ? Convaincu fermement d’être arrivé à destination, il sollicite dès le matin même, avant les opérations d’enregistrement à la « Kartei » (entendez le service administratif), une entrevue avec le médecin-chef allemand de l’Hôpital et du camp, un nommé Milbaugen (« œil de mite »). Il lui remet alors le document dont il est porteur. L’allemand en prend connaissance sans mot dire, appelle son adjoint un adjudant-chef infirmier dit le « Spiess » [2], fait savoir au jeune Français qu’il est affecté au service d’ ophtalmologie de l’hôpital, sis dans la Baraque 25 et qu’en attendant (quoi ? il ne lui précise pas !) il l’invite à aller se faire prendre en compte par l’administration allemande du camp. Il est gratifié alors du numéro matricule 0501.
Les choses sont allées si vite, dans un camp aussi vaste, qu’à peine remis de ses surprises, il n’a guère eu le loisir de savoir ce qu’il était advenu des autres membres du convoi dont il avait été malgré lui et par force séparé. Persuadé dans son désarroi et en toute bonne foi, avoir atteint son lieu de destination primitive, il ne prête pas attention à un événement qui va se passer dans la matinée du troisième jour après son arrivée. Alors qu’il est en train d’examiner, en blouse blanche et miroir de Clarke sur la tête, l’oreille d’un malade du service, vers 9 heures, surgit dans le bureau d’examen, en hurlant un « Feldwebel » (adjudant) qui interroge : « Wo ist der Arzt der Roten Spanien ?? » ( Traduisez : « Où est le médecin des Espagnols rouges ?? »). Calmement et en allemand l’interpellé lui répond « qu’il est ce médecin, qu’il est officier français et prisonnier de guerre ». Là dessus l’autre grommelle quelques vagues paroles incompréhensibles, referme brutalement la porte du bureau et disparaît. Mais l’incident n’ éveille pour notre médecin aucun sentiment ni réflexion particuliers.
- L’auteur en uniforme de Santard
Près de la baraque 26 de dermatologie.
Et les mois passent. Intégré désormais au service médical du camp, sa tâche quotidienne est celle de tout médecin de corps de troupe : la visite d’un nombre fabuleux de sujets de toute nationalité, belge, yougoslave, française qui vont, viennent, cherchant par tous les moyens à échapper à la vie d’un « kommando » de travail, ou à se faire reconnaître une inaptitude qui relève de l’utopie. Et c’est dans cette ambiance un peu irréelle que lors d’une visite , par une matinée de juin 1941, il est violemment pris à partie par deux individus, menaçants, l’injure à la bouche, le traitant plus bas que tout, lui reprochant" de les avoir abandonnés en janvier". Auxquels il réagit avec non moins de violence en les priant de bien vouloir se calmer, s’expliquer et dire qui ils étaient et pourquoi ces invectives. Il apprend ainsi « la suite de l’histoire du convoi » qui était reparti sans lui, et pour cause, vers l’Autriche ; mais cette fois en wagon à bestiaux, les prisonniers français, infirmiers ou pas, mélangés avec les Espagnols allaient vivre une épopée carcérale douloureuse et pénible. On lui décrit dans quelles conditions, après un détour par Berlin, des incarcérations intermédiaires multiples, ils étaient arrivés au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche, la destination finale ; combien ils avaient souffert dans cet univers en édification au début de 1941 ; quelles péripéties ils avaient vécues dans la fameuse carrière de Wienergraben et son terrible escalier aux 186 marches ; et comment ils avaient réussi à faire reconnaître enfin l’horrible méprise, qui les avait fait considérer comme des prisonniers politiques et des anciens membres des brigades internationales durant la guerre civile espagnole. Dans le temps présent, ils bénéficiaient d’un rapatriement anticipé, dans des conditions peu conformes aux droits des prisonniers de guerre, et après avoir signé un document dans lequel il s’engageaient, sous peine de représailles, à ne pas révéler ce qu’ils avaient connu là-bas.
Est-il besoin d’ajouter que le médecin qui venait de les écouter était dans l’ignorance complète de ces évènements, tombant littéralement des nues il ignorait totalement, le 19 janvier 1941, que le lieu d’arrivée du train belfortain fut le camp de Mauthausen, de sinistre mémoire. Comment l’aurait-il su d’ailleurs ? Certainement pas des autorités qui l’avaient si cérémonieusement accompagné au train. Ce qui souligne davantage leur duplicité. Qui par ailleurs en France connaissait ce camp à l’époque ? Qu’il ne fut pas réintégré au convoi reformé à Fallingbostel n’était pas de son fait, mais bien celui d’un hasard heureux pour lui. Car aujourd’hui encore il reste absolument convaincu que cette destination a été bien préméditée, voulue et orchestrée par ces mêmes autorités de Belfort en représailles des évasions de l’hôpital militaire et qu’elle était prévue pour tous les partants. Pour l’exemple : le convoi sanitaire d’ accompagnement n’étant que le fallacieux camouflage d’une conduite inhumanitaire ! Il est aussi à souligner que ce n’est certainement pas fortuit si un bon nombre des prisonniers français du train étaient des juifs.
Les intéressés, malgré les difficiles journées autrichiennes, par un juste retour des choses, rentrèrent très vite chez eux. Le jeune santard, lui, ne réintégra la France que fin 1943 après 1170 longs jours de captivité.