- L’Oiseau-Blanc
Dessin réalisé par Élise Morin.
Sainte-Marguerite du Lac Masson. avril 2006
Introduction
En 1934, Louis Empain découvre le Canada. Ce jeune baron belge, âgé de 26 ans, fait la navette entre l’Europe et l’Amérique. Il a été fait baron en avril 1923. Son père, le général-baron Édouard, ayant obtenu du roi Albert Ier pour son fils cadet une extension du titre et l’autorisation de le porter du vivant de son père. Car, en Belgique, normalement, seul le fils aîné peut hériter d’un titre par ordre de primogéniture. À la mort de leur père, le 22 juillet 1929, les deux jeunes frères et barons, Jean l’aîné, né en 1902 et Louis le cadet, né en 1908, se retrouvent à la tête d’un conglomérat d’entreprises et d’une « fortune considérable, au sens propre inestimable. » [1].
Certains ont affirmé que la fortune des Empain rivalisait alors avec celle des Rothschild. À la fin d’une importante entrevue que le baron Louis accorda à un journaliste du quotidien Le Devoir publiée le 17 août 1936, Alfred Ayotte n’hésitait pas à écrire que : « Le baron peut bien prendre tous les risques, il en est capable. Ne chuchote-on pas qu’il est le troisième homme le plus riche du monde ? »
Depuis deux ans, Louis s’intéresse au Canada et plus particulièrement au Québec. C’est ici qu’il veut investir et c’est au Canada qu’il investira jusqu’à ce que la Seconde guerre mondiale vienne stopper ses activités. Ce jeune homme plutôt timide tient dans sa mire, une jeune canadienne, Geneviève Hone, d’origine belge ; elle deviendra sa femme en 1938.
Louis est un amateur de voile. Depuis 1933, il est membre de la Ligue Maritime Belge. Il en assume la présidence de 1934 à 1936. En 1939, il hérite d’un mandat d’administrateur de 5 ans. En 1950, il est cité comme Président honoraire. En 1962, il est toujours administrateur de la Ligue.
Dans la nécrologie que fera paraître sa famille dans La Libre Belgique, le jeudi 3 juin 1976, il est écrit qu’il était « un passionné de voile et de nature » et qu’il « fut président de la Ligue maritime belge et de l’IBIS (École des cadets.) »
Dès avant 1936, Louis possède un voilier plutôt modeste, un deux-mâts, le « Maria Catarina », qui mouille dans le Midi. Son frère aîné Jean, est déjà propriétaire d’un yacht somptueux, le Héliopolis qui a déjà appartenu à l’empereur d’Allemagne, Guillaume II. Est-ce la raison qui pousse le puîné à se porter acquéreur en Grande-Bretagne d’un somptueux yacht-voilier ?
Printemps 1936
Ce serait au printemps 1936 que Louis Empain aurait débarqué à Portsmouth pour prendre livraison de son nouveau jouet : un schooner auxiliaire à 3 mâts qu’il aurait acheté à la fin de l’année précédente. Ce yacht fut construit en 1927 par la firme J. S. White & Co Ltd de Cowes. Les plans sont de J. M. Soper. La voilure est de Ratsey et Laptlorn.
Cette goélette, qu’il va baptiser L’Oiseau Blanc, véritable bijou d’architecture, a tout pour le ravir : c’est « un véritable petit palais flottant ! » écrit un journaliste du quotidien Le Soleil de Québec, évalué à une somme considérable. » Un autre journaliste préfère parler du « yacht princier » du baron.
Une chronologie du yacht-voilier : de 1927 à 2006
Ce magnifique voilier, baptisé par son nouveau propriétaire Xarifa, a été construit en 1927 par les chantiers J. S. White & Co Ltd d’East-Cowes, pour Franklin M. Singer, « le yachtman américain bien connu, qui a déjà fait flotter son guidon sur plusieurs yachts du même nom. » [2].
Cet Américain était l’un des nombreux enfants - certains disent 22 - d’Isaac Singer, roi de la machine à coudre et multimillionnaire. Sur un site Internet consacré à Hans Hass (voir plus bas), il est plutôt écrit que celui qui a commandé le yacht qui fut construit en 1927 était le Roi de la machine à coudre : Singer. L’information est fausse. Car Isaac Merrit SINGER né en 1811 est décédé en 1875. Il ne pouvait donc pas commander ce bateau en 1927. C’est, en 1863, après avoir vendu une grande partie de ses parts dans sa compagnie, qu’il a déménagé en Grande-Bretagne. Il serait décédé à Torquay [3] dans le Devonshire.
Franklin Morse Singer, lui, est né en 1870 du second mariage d’Isaac Singer avec Isabella Eugenie Boye, née à Paris en 1841 de parents français et anglais. Le couple aurait eu six enfants, dont deux filles et quatre garçons : Winnaretta, Isabelle, Mortimer, Washington, Paris et Franklin. Après la mort de son mari en 1875, Isabelle retourna à Paris et, détail curieux, devint le modèle du sculpteur français, Frédéric Auguste Bartholdi pour la Statue de la Liberté, inaugurée en 1886 dans le port de New York [4].
Le bateau est racheté en 1930 et baptisé Radiant par Edward Mauger, homme d’affaires anglais, propriétaire de nombreux journaux et qui sera anobli avec le titre de baron d’Iliffe en 1933. « La goélette auxiliaire Xarifa, vendue récemment par M. F. M. Singer, à Sir Edward Hiffe (sic), portera désormais le nom de Radiant. » [5].
Trois ans plus tard, on peut lire dans la même revue : « La belle goélette anglaise Radiant (ex-Xarifa), de 380 tx, est arrivée le 4 à la marée du soir et s’est placée au quai de la Bourse [Rouen] ; elle venait de Cowes, ayant à bord son propriétaire, Sir Edward Manger (sic) Iliffe, le grand propriétaire de journaux d’outre-Manche, et 7 invités. Elle est repartie dans la soirée du dimanche 6 pour Ouistreham. » [6].
C’est Lord Iliffe qui va vendre la goélette Radiant au baron Empain.
Dans le mensuel maritime belge au nom plus qu’étrange de « Wandelear et sur l’eau », on peut lire en 1936 ce qui suit : « Nous apprenons avec grand plaisir que Monsieur le Baron Louis Empain s’est rendu acquéreur d’un schooner auxiliaire à 3 mâts de 380 Tonneaux. Ce yacht qui prendra le nom de L’Oiseau-Blanc est l’ancien Radiant, ex Xarifa ... Il [le yacht] est certainement une des plus belles unités actuellement à flot. Par l’acquisition de cette belle unité, le Baron Louis Empain se place définitivement à la tête du yachting belge. Nous le félicitons bien sincèrement et souhaitons à L’Oiseau-blanc une belle carrière sportive. » [7].
Pour ce jeune célibataire de vingt-huit ans, timide avec les femmes, quelque peu timoré, c’est sans doute une façon de se revaloriser, lui qui manque parfois d’assurance.
Il vient d’ailleurs de se lancer un véritable défi : entreprendre la traversée de l’Atlantique sur son trois-mâts jusqu’à Montréal où il a commencé à établir ses quartiers d’homme d’affaires. La revue belge note : « Nous apprenons qu’en avril prochain, L’Oiseau-Blanc, sous le commandement du Capitaine Carlier, quittera l’Angleterre pour le Canada où son propriétaire réside actuellement pour affaires. »
Il ne semble pas que le voyage se soit fait de l’Angleterre vers le Canada, comme nous le verrons dans un prochain article. À la fin de l’été, Louis compte revenir en Europe à bord de son yacht. Non sans avoir au préalable organisé une croisière pour des amis canadiens et européens sur le Saint-Laurent et dans le golfe. Depuis deux ans, sur les transatlantiques les plus renommés, il multiplie les aller-retour entre la Belgique et le Canada où il compte investir une faible part de son fabuleux héritage.
C’est Louis qui a baptisé son nouveau rejeton : « L’Oiseau Blanc ». Il aime les couleurs. Ne vient-il pas d’entreprendre à Sainte Marguerite du Lac Masson dans les Laurentides, à 80 km de Montréal, avec l’aide du brillant architecte belge, Antoine Courtens, la construction d’un complexe récréo-touristique et d’un hôtel qu’il va nommer : hôtel de la Pointe Bleue. Dans ce complexe, Courtens a dessiné une magnifique salle de bal art-déco, laquelle sera inaugurée en grande pompe en 1937 par le jazzman, Benny Goodman : elle sera baptisée Blue Room.
Il a armé son navire. En a confié le commandement à un compatriote belge, le capitaine Carlier. Et pour les quatre mois qui viennent, il peut compter sur une quarantaine d’hommes d’équipage, tous belges, semble-t-il. Car il a déjà prévu l’organisation d’une croisière qu’il compte offrir à une douzaine d’amis - européens et canadiens - dont sa future femme, Geneviève Hone, canadienne et d’ascendance liégeoise par son père.
On peut imaginer la surprise de cette jeune fille de 27 ans à l’arrivée dans le port de Montréal de ce superbe yacht-voilier. Car, depuis qu’ils ont fait connaissance il y a quelques mois dans un modeste hôtel des Laurentides, Geneviève ne pouvait imaginer que ce jeune baron qui lui fait sa cour, « sans trop de charme, taciturne, négligé dans sa tenue » [8] ne cherchant jamais à l’impressionner par son apparence, puisse être à la tête d’une telle fortune.
L’un des marins de L’Oiseau Blanc , interviewé le 30 juillet 1936 par un journaliste québécois, confirmera que le bateau a bien été construit en 1927, à Cowes, ville principale de l’île de Wight, sur la côte de la Manche, dans le sud de l’Angleterre. Si l’on se fie à son témoignage, le yacht avait participé à plusieurs courses internationales et en avait gagné certaines.
Les caractéristiques principales de L’Oiseau Blanc (ex-Radiant)
- Photographie de la collection de Georges Vander Beken. Avec son aimable autorisation.
Longueur hors-tout : 44,88m
Longueur de flottaison : 36,48m
Largeur au maître-couple : 8,55m
Tirant d’eau : 4,55m
Tonnage : 380 tonneaux
Surface de voilure : 723,32 m2
Pomme de mât à 33 mètres au-dessus de la mer
Propulsion par : semi-diesel, 4 cylindres, permettant de filer huit à neuf nœuds.
Pour les passionnés de la voile, je voudrais ajouter les détails suivants extraits de la revue Le Yacht [9].
« La coque a été construite sous la surveillance de Lloyd’s et a reçu la plus haute cote. Le gréement est celui de goélette-ketch. La voilure bien divisée, permet l’emploi d’un équipage réduit ; de plus, la manœuvre s’effectue à l’aide de guindeaux et de cabestans électriques.
Le pont est très dégagé ; il comporte un seul deck-house, placé à l’arrière du grand mât, et mesurant 5,50m sur 3,35m, et un petit abri placé plus en avant. Bien que le yacht soit spécialement destiné à naviguer à la voile, le moteur est suffisant pour lui imprimer une bonne vitesse. Ce moteur est un semi-diesel Gardner à 4 cylindres développant 140 CV. Une dynamo de 12 kw couplée avec un moteur à essence de 18 - 24 C V fournit l’énergie électrique aux pompes de cales et aux auxiliaires de bord.
La chambre des moteurs est située dans la partie avant, après le poste, disposée pour recevoir 10 hommes et la cuisine. De chaque bord on trouve les chambres du capitaine et des officiers, l’office, une chambre d’invité et une chambre de domestique. Viennent ensuite les appartements du propriétaire et de ses invités, munis de tout le confort moderne et décorés avec un goût parfait. Le salon occupe toute la largeur du bateau. En arrière de cette vaste pièce, un couloir donne accès à la chambre du propriétaire, longue de 4,60m et à la salle de bains. Une très belle chambre d’invité, également avec salle de bains aménagée à tribord. Enfin, la partie arrière comprend encore 4 chambres séparées. » [10]
Louis Empain se défera de son yacht rapidement. Les événements tragiques qui se sont produits lors de la croisière ont dû influencer sa décision. Je n’ai pu déterminer avec exactitude en quelle année il le revend. Fort probablement avant la guerre et peut-être dès 1937 ou 1938. Le yacht est alors baptisé Capitana, [11] puis Georgette (ou vice-versa, si Pierre Bastide a raison), puis Capitone. Et, en 1951, Hans Hass, l’équivalent allemand du commandant français Jacques-Yves Cousteau, rachète le bateau pour une somme de près d’un million de marks et lui redonne son nom d’origine : Xarifa. Pendant près d’une décennie, Hass va mener à bord de ce navire plusieurs expéditions scientifiques dans le Pacifique et l’Océan Indien [12].
Puis, en 1960, Hass vend le Xarifa à un milliardaire italien résidant à Monaco : Carlo Traglio qui en est probablement encore le propriétaire. L’ancien Oiseau Blanc mouille présentement - le 11 mars 2006 - dans le Port Hercule à Monaco et a été entièrement radoubé en 1970. Il est encore aujourd’hui l’un des plus beaux yachts du port de Monte-Carlo [13].
Un ami internaute français, Jean Laffay m’a fait parvenir récemment un point de presse, titré « Monaco Classic Week : régates de yachts de tradition et défis de classe J », datée du 29 juillet 2005 prouvant que le Xarifa est toujours « vivant et en bonne forme » : « Près d’une quarantaine de yachts (à voile et à moteur) triés sur le volet, ont d’ores et déjà confirmé leur participation. C’est ainsi que l’on pourra découvrir lors des régates de yachts de tradition... ; Xarifa, une goélette à trois mâts de 43 m lancée en 1927 ou ... » [14].