Les faits se passent lors de la Guerre de sept ans. Une fois encore Anglais et Français se chicanent... C’est une fâcheuse habitude. Au printemps 1450, presque sous les fenêtres de M. de Saint-Pierre, à une lieue, une lieue et demie à peine de sa demeure, la bataille de Formigny avait sonné le début de la fin pour les Anglais et leurs alliés. Avant la fin de l’été, tout le nord de la France avait été libéré. Il ne restait plus qu’à attendre trois années pour que la guerre de cent ans prenne fin.
Plus près encore de chez lui, et même carrément sur ses terres puisqu’il est le seigneur de Saint-Pierre-du-Mont et de Cricqueville, les descendants des godons viendront nous donner un sérieux coup de main le 6 juin 1944, en l’occurrence à la Pointe du Hoc. Située entre les plages du débarquement d’Utah et d’Omaha, les reconnaissances aériennes y repéreront une batterie allemande. 225 rangers seront donc envoyés à l’assaut de la falaise. Et, après d’âpres combats qui coûteront la vie à près des deux tiers de ces hommes, ils ne pourront que constater que les pièces d’artilleries venaient d’être remplacées par des pylônes en bois. En mai dernier, une bonne partie de ce lieu de mémoire a eu la mauvaise idée de tomber à la mer... Mais bien sûr, tout cela M. de Saint-Pierre ne pouvait pas le savoir.
Pour l’heure, notre hobereau normand cherche à faire des affaires tout en accomplissant son devoir. En ce milieu du XVIIIe siècle, outre le métier des armes ou la gestion de leur domaine, les aristocrates ont la possibilité d’investir dans l’armement maritime, sans risquer de déroger et donc de redevenir simples sujets taillables. M. de Saint-Pierre s’y est donc aventuré. Et comme nous sommes en temps de guerre et que le commerce marchand est devenu peau de chagrin, il a voulu miser gros en armant un corsaire.
Quelle fortune dépensée, quelle débauche d’énergie, que de temps passé avant que le navire ne soit construit et qu’il ne puisse enfin prendre la mer ! Ses moyens n’étant pas illimités, M. de Saint-Pierre avait fait construire son coursier aux chantiers de Sallenelles, là où venait d’être construit le Marquis de Bénouville, bateau marchand de 90 tonneaux et là où, fort de ces expériences, le Duc d’Harcourt, fera construire ses frégates [1].
D’ailleurs, afin d’attirer les faveurs de ce haut personnage, il fut convenu que le navire porterait son nom et que le Duc d’Harcourt serait le parrain du navire.
Tout ce beau monde — le Duc était accompagné de sa belle-fille, la Comtesse de Lillebonne, et de toute sa cour habituelle — s’est donc retrouvé un beau jour de juillet 1757 à Ouistreham, pour la bénédiction du navire, immédiatement suivie de son voyage inaugural [2]. Sus aux ennemis de l’État !
L’acte de baptême du bateau apparaît ainsi dans les registres paroissiaux d’Ouistreham : « le vingt-deux juillet mil sept cent cinquante sept, a été faite par nous soussigné prêtre, curé de cette paroisse, la bénédiction d’un navire, sis et placé alors au lieu dit La Pointe du Siège, nommé le Duc d’Harcourt, dont est armateur M. du Mesnil de Saint-Pierre, escuier, chevalier, seigneur de St-Pierre et Cricville, nommé par Monseigneur le duc d’Harcourt, assisté de Madame la Comtesse de Lillebonne, parrain et marraine, et le capitaine dudit navire est le sieur Laurent Le Cesne Du Puis, lesquels ci-dessus dénommés n’ont signé le présent acte, parce que le navire est party tout de suite après la bénédiction et que le registre n’était point au navire, ce que j’atteste véritable, Signé : A. Le Sieur, curé doystreham »
Si le prêtre n’indique pas la direction du navire, il suffit de pister son capitaine pour le retrouver. De fait, Laurent Lecesne, alors âgé de trente ans, vient de Honfleur ; on l’y retrouve régulièrement dans les registres de catholicité de la paroisse Ste-Catherine.
Le 25 septembre, après deux mois de mer, le Duc d’Harcourt arrive à Honfleur... visiblement bredouille.
Fin janvier 1758, son navire n’ayant pas repris la mer et dépérissant au port, M. de Saint-Pierre le met en vente [3]. Il fait placarder des affiches en ville, réglementairement, par trois fois, et saisit M. Estienne Benoist de Fresnel, conseiller du Roy, lieutenant général et particulier, civil et pénal, aux fins de procéder à l’adjudication.
Le 31 janvier, le magistrat se déplace jusqu’au bassin de la paroisse Saint-Étienne, près de l’écluse de Caen, où le navire est amarré. M. de Fresnel en dresse une description précise et un inventaire minutieux qui seraient probablement fastidieux de détailler ici mais qui nous éclairent sur les mille et une dépenses que l’armateur a dû effectuer pour équiper son bâtiment : voiles, cordages, armes et munitions, pompes, matériels d’arrimage, instruments de navigation pour le pilote, outils pour le charpentier, matériel pour le cuistot, matériel pour les canonniers, matériel pour le chirurgien de bord, matériel de signalisation et de communication, quelques vivres non consommées lors de la précédente sortie etc...
Malgré tout, le Duc d’Harcourt reste un navire de taille modeste ; il ne mesure que quarante-six pieds de quille pour dix-sept de baux [4] ; il ne jauge que soixante tonneaux ; le tout est mâté en senau. S’il est percé de douze sabords, y compris deux de retraite, il ne compte que huit bouches à feu dans ses cales... On est loin des fictions hollywoodiennes.
L’inventaire terminé, M. de Fresnel procède à la vente aux enchères. La mise à prix est fixée à trois mille livres. Mais aucun enchérisseur ne se présente. Encore bredouille ! Une nouvelle tentative d’adjudication est prévue pour le 21 février...
Retour à meilleure fortune ? Échec de la seconde tentative de mise en vente ? L’armateur espère-t-il trouver preneur en Mer du Nord ? On ne nous le dit pas. L’essentiel est que le corsaire parte en chasse et que le filleul se montre enfin digne de son illustre parrain.
Le 7 août suivant, à la marée du matin, le Duc d’Harcourt quitte Honfleur pour se rendre à Dunkerque, son futur port d’attache. À son bord, seulement douze hommes dont M. de Saint-Pierre. L’équipage et l’armement doivent être complétés une fois arrivés à destination.
Le lendemain, à la pointe du jour, le corsaire se trouve dans les parages de Saint-Valéry-en-Caux quand il est surpris par un bâtiment anglais de dix canons. Si le Français avait eu un équipage complet, les deux belligérants auraient été de force comparable. Or, en l’occurrence, on s’est contenté du minimum d’hommes permettant la manœuvre purement navale. En une heure de combat, le corsaire tire plus de cent coups de canon et de pierriers. Mais, le combat est inégal, faute de combattants côté français. Se voyant sur le point d’être pris, M. de Saint-Pierre donne l’ordre de s’échouer sur un banc de sable, sur le trait de côte, où l’Anglais ne peut aller sans risque tant que la marée est basse. Il ne peut pas approcher, soit ! Mais il ne se prive pas de canonner le bateau échoué. Il faut mettre pied à terre, au moins pour ne perdre personne. Voyant le corsaire déserté, l’Anglais envoie sur-le-champ son canot, armé de huit hommes, pour s’en emparer.
Or, s’il a bien des défauts, M. de Saint-Pierre ne manque pas de courage. Alors que quelques minutes plus tôt, il a donné l’ordre d’abandonner le navire, il fait volte-face et remonte à bord, tuant lui-même trois des assaillants, et force le canot à se retirer.
Qu’à cela ne tienne ! Les Anglais ont tout leur temps, puisque le Français semble à court de munitions. Pas la peine de prendre de risques inutiles ! Nous sommes ici dans la réalité, non dans un combat de fiction où on court à l’abordage, peu soucieux des pertes respectives. Même si je vous la mets un peu en forme, je m’en tiens à la réalité historique telle qu’elle a été relatée dans la Gazette [5] du 19 août 1758.
Qu’on soit Anglais ou Français, la guerre de course, la vraie, a ses règles et ses impératifs. Bien sûr, parfois il y a des prises comme celle du Northumberland, phénoménales tant par la bataille que par le butin. Mais quand on consulte les registres de l’amirauté, d’un côté comme de l’autre de la Manche, on peut voir que les corsaires préfèrent les cibles moins risquées, les bateaux de pêche ou les navires de commerce peu ou pas armés.
- La prise du Northumberland par le Mars / Louis Garneray (1837)
Rappelons-nous, avant toute chose, que la guerre de course ne cherche pas l’anéantissement de l’ennemi mais sa capture. C’est une guerre économique, pas une guerre idéologique. On vise d’abord le bénéfice et si, au passage, on récolte un peu de gloire, c’est tout bonus ! Quand, entre janvier et mai 1744, quarante-sept des soixante-neuf morutiers granvillais, donc de simples bateaux de pêche, naviguant entre les côtes de la Manche et Terre-Neuve, tombent sous les canons anglais, et que leurs équipages sont faits prisonniers, c’est tout bénéfice Outre-Manche ; mais c’est bien peu glorieux. C’est pourtant plutôt ça le quotidien d’un corsaire.
Pour en arriver au jour du départ, il faut des mois voire des années. C’est une lettre de course à obtenir. Ce sont des forêts à débiter pour construire un bateau. Puis, il faut se procurer les voiles, les cordages, les munitions, les vivres... Ne parlons même pas des hommes. Les guerres succédant aux guerres, les bons et vrais marins se font rares. D’ailleurs, c’est bien pour ça que les Anglais raflent nos pêcheurs ou qu’ils bloquent nos navires et leurs équipages dans la Baie de Quiberon après la Bataille des Cardinaux. Ils assèchent la ressource. Le moindre cordage, la moindre livre de poudre, c’est un investissement. Un homme meurt ? Il faudra quand même indemniser sa veuve. Pour l’armateur, tant que son navire n’est pas en mer, c’est payer, toujours payer !
Sur un corsaire, on sait quand on part, on ne sait pas quand, ni même si on reviendra. Pas avant des semaines en tout cas !. On part les cales pleines de vivres et de munitions mais sans aucune marchandise qu’il suffirait d’amener d’un point A à un point B contre espèces sonnantes et trébuchantes. Autrement dit, si aucune capture n’est effectuée durant la campagne, les dépenses auront été faites, les soldes et pensions payées, les vivres mangées et éventuellement les munitions utilisées mais rien ne rentrera dans les caisses de l’armateur. Ajoutez les réparations qui seront nécessitées par les outrages du temps, de la mer ou des hommes.
Si les campagnes infructueuses se succèdent, il n’est pas certain que le navire puisse à nouveau être armé pour la campagne suivante. Bien sûr, c’est encore pire si ce navire est pris par l’ennemi voire coulé. Et n’oublions pas non plus que la « commission en course » est donnée pour un temps donné et que, de toute manière, elle prendra automatiquement fin dès que la paix reviendra. Autrement dit, une croisière infructueuse, une mise au radoub pour réparation voire la mise en chantier d’un nouveau projet pour remplacer un navire perdu, nous rapproche forcément, inévitablement, et sans aucune rentabilité de la fin de la guerre de course. Toute période d’inactivité est une course contre un ennemi implacable : le temps.
Qu’on soit un corsaire français ou un corsaire anglais, ces contraintes sont les mêmes. Il ne s’agit donc pas de courir inconsidérément sur l’ennemi. Il faut ramener son navire à bon port mais aussi les éventuelles captures, bateau et cargaison. Et bien sûr, on espère que chaque sortie sera conclue par le plus de prises possible.
Tout cela pour dire que si combat il doit y avoir, on va tenter de neutraliser l’ennemi en lui faisant le moins de dégâts possible. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que le contenant (le navire) sera revendu comme le contenu (sa cargaison). Donc, plus le vaincu sera abîmé par le combat, plus il perdra de valeur. Ensuite, parce que si on transbordait la cargaison du vaincu sur le corsaire, ça alourdirait d’autant celui-ci, le rendrait plus lent et donc moins apte au combat suivant, abrégeant d’autant sa campagne. Enfin, il faut bien que le navire puisse voguer par ses propres moyens, jusqu’au port de la mère-patrie le plus proche, avec un personnel réduit, prélevé sur l’effectif du corsaire. C’est entre autres pour ça qu’on est si nombreux sur un corsaire au moment du départ. Outre le personnel nécessaire à la manœuvre, chaque navire a à son bord des officiers et des hommes surnuméraires qui pourront faire manœuvrer les prises éventuelles ; il faut un équipage surnuméraire par prise. C’est aussi pour ça qu’il faut perdre un minimum d’hommes pendant le combat. Ce serait ballot de réussir à s’emparer d’un ennemi et de devoir abandonner la prise, faute de navigants.
La théorie c’est bien beau mais revenons à la pratique, en ce 8 août 1758. Les ressources de l’Anglais qui s’est attaqué au Duc d’Harcourt ne sont pas illimitées. Ce n’est qu’un navire de dix canons. L’article de la Gazette ne le précise pas, mais il doit avoir à son bord cinquante à quatre-vingt hommes, peut-être bien moins s’il est en fin de croisière. La canonnade, qui a duré une heure et plus, a largement puisé dans ses réserves, réserves qui doivent lui permettre de rentrer sain et sauf à son port d’attache, au cas où il devrait se livrer à un ou plusieurs autres combats sur le chemin du retour. Or, la canonnade a pu attirer l’attention. Puisqu’on se trouve à même les côtes françaises, des renforts sont peut-être déjà en route. Il faut pouvoir parer à toute éventualité.
Est-ce un autre indice de faiblesse ? L’Anglais n’a envoyé que huit hommes à l’abordage du navire échoué. On peut penser que c’est là tout l’équipage chargé de ramener la prise en Angleterre. D’où cette interrogation : est-ce que la manœuvre du Duc d’Harcourt ne nécessitait pas plus de huit hommes ou est-ce parce qu’on manquait déjà d’hommes à bord de l’Anglais ?
De plus, sur ces huit hommes du canot, trois, presque la moitié d’entre eux, viennent de se faire tuer, les Français démontrant qu’ils sont prêts à se battre jusqu’au bout, au corps à corps.
Les Anglais mettent donc en panne, en attendant la marée haute qui leur permettra d’approcher directement avec leur navire, toute son artillerie et tous ses hommes, espérant probablement que cette menace suffira... Je vous passe les heures d’angoisse qui suivent pour les douze hommes du Duc d’Harcourt.
Mais, en toute chose, point trop n’en faut. La prudence et la patience sont des qualités. Ceci dit, le chasseur qui se montre trop prudent ou trop patient verra son gibier lui échapper. Le corsaire français est là, sur son banc de sable, inoffensif ou presque, le flanc à l’air, attendant l’hallali. Il suffit que la mer monte encore un peu et les Anglais pourront enfin se porter à l’abordage.
C’est sans compter sur le vicomte René-Charles d’Harambure, Capitaine au Régiment de Beaufremont, qui surgit sur le rivage, venant au secours de M. de Saint-Pierre avec force dragons, miliciens et gardes-côtes.
Ayant déjà hésité devant douze hommes, l’Anglais préfère se retirer devant toute cette troupe. Pour cette fois, le Duc d’Harcourt s’en sort donc, miraculeusement. Une voie d’eau, provoquée par l’échouage, est réparée dans la journée même et le navire peut reprendre sa route vers Dunkerque. L’Anglais ne l’a même pas attendu au large...
Ce n’est que partie remise puisque dès le 21 septembre suivant, après une course-poursuite de sept heures, le Duc d’Harcourt, « de Dunkerque », est capturé au large de l’île de Batz par la frégate HMS Unicorn (la Licorne) [6]. Les dépêches diront que le corsaire était alors armé de 8 canons, 10 pierriers, et 60 hommes d’équipage [7]. Si ses matelots avaient été recrutés durant l’été, à Dunkerque, ses officiers restaient Honfleurais, à savoir, pour le moins, Michel Jacques Bougourd, le capitaine, Honoré François Dozois [8], son second, et Jean Gille [9], leur premier lieutenant [10]. Tous sont bons pour goûter à l’hospitalité britannique pendant quelque temps...
Tout ça pour ça ! Des mois, des années de ronds-de-jambe, de négociations, de démarches en tous genres, d’investissements, de travaux, de préparatifs... M. de Saint-Pierre n’hésitant pas à investir non seulement sa fortune mais aussi sa personne, sa vie... et au bout de tout ça, le Duc d’Harcourt est capturé avant d’avoir enregistré sa première prise !
M. de Saint-Pierre n’a plus qu’à rentrer dans son Bessin natal et à retourner à ses affaires courantes, sauver ce qui lui reste de biens de la banqueroute. Quelques investissements malencontreux plus tard, il n’y échappera pas. Il fuit en Angleterre, laissant femme et enfant dans le Bessin. Comme il est huguenot, il obtiendra du roi d’Angleterre l’île du Cap de Sable en concession. Avec quelques dizaines de coreligionnaires, il part repeupler cette île située à l’extrême sud du Canada, vidée de ses Acadiens, catholiques, quelques années plus tôt. Hélas, les tempêtes vont s’enchaîner et déroutent le navire. M. de Saint-Pierre et ses ouailles débarquent à... Charleston, en Caroline du sud !!! Les passagers ne veulent pas repartir. Finalement, le groupe sera transféré sur les rives de la Savannah River, dans l’arrière-pays, à New Bordeaux. Pendant quelques années, M. de Saint-Pierre va s’y improviser spécialiste de la vigne. Mais bientôt éclate la guerre d’indépendance américaine. Après la capture du fort dont il avait le commandement en second par les Insurgés, il rejoindra leurs rangs. Quelques semaines plus tard, il mourra dans des conditions mystérieuses, la version officielle voulant qu’il est tombé au cours d’un raid contre les Cherokees, Cherokees qui agissaient de concert avec les Loyalistes... Sa fille, sans nouvelles de lui, s’adressera à Benjamin Franklin, alors ambassadeur officieux des Treize Colonies... Il faudra que je finisse un jour par mettre tout ça par écrit...