Le lieu choisit pour établir les chantiers de la Compagnie se nomme Le Faouëdic (ou Féandick comme écrit dans l’ordonnance de 1666) en Ploemeur. Denis Langlois, l’un des directeurs généraux de la Compagnie, est désigné pour la construction du chantier naval. Il choisit une petite anse qui échancre la presqu’île du Faouëdic, la baie de Roshellec. L’installation du chantier ne se fait pas sans difficultés car les terres visées par Denis Langlois ne sont pas vraiment des terres vaines et vagues comme le supposait l’ordonnance royale mais appartiennent à une multitude de propriétaires. Tous ces possesseurs de terres et à leur tête le procureur fiscale de la Rochemoisan et Tréfaven, au nom du prince de Guémené, s’opposèrent à l’installation de la Compagnie. Après de longues tergiversations, Denis Langlois entre, le 31 août 1666, en possession de la baie de Roshellec et verse une indemnité aux propriétaires dépossédés [1] .
A partir de cette date, la Compagnie développe son chantier de construction et d’autres chantiers viendront s’établir aux alentours pour travailler principalement en sous-traitance de la Compagnie.
Les premières infrastructures de la Compagnie sont très sommaires : une cale, une cabane pour le maître charpentier et un hangar pour abriter les ateliers. Les hommes vivent à Port-Louis et dans les campagnes aux alentours. Le premier navire construit est le Soleil d’Orient.
En 1669, le chantier s’agrandit pour recevoir des locaux pour le directeur et les ouvriers, des magasins en 1670, des forges et une chapelle en 1671. En 1675, le chantier s’installe vraiment et l’on bâtit des installations en dur. En 1676, un mur sépare l’enclos du chantier des terres environnantes.
En 1681, on rebâtit les locaux pour les ouvriers et le chantier dispose alors de deux cales et d’une fosse à mât au bord de la Prée aux vases. Un peu partout dans l’enclos, il y a des cabanes pour les familles. Il n’y a pas vraiment de séparation entre les infrastructures du chantier et les lieux de vie. Le chantier sert à la Compagnie des Indes et à la Marine Royale et pour cette dernière ce mélange des installations n’est pas dans ses habitudes. En 1692, la partie des constructions est séparée de la zone d’habitation et en 1695 la corderie est aussi dans le secteur clos.
L’expulsion des ouvriers et de leur famille de la zone du chantier, pour aller s’installer sur la lande aux alentours, provoque la naissance de la ville de Lorient. La paroisse est créée en 1709 et la municipalité en 1738.
De 1730 à 1750, de grands travaux sont réalisés car le chantier n’est plus seulement un lieu de construction et d’armement de navires mais devient pour la Compagnie un établissement à vocation commercial. Des magasins et un hôtel des ventes sont construits. Un nouveau quai solide sur le Scorff et trois cales de lancement voient le jour. Après 1750, l’enclos est entièrement dédié à la construction et au commerce, la ville de Lorient est devenue une ville à part entière.
- Hôtel Gabriel à Lorient -Lieu des ventes de la Compagnie des Indes
Ce brève historique de la création du chantier de construction naval de la Compagnie des Indes montre que la ville de Lorient est née de cette création et qu’au début du XVIII° siècle, elle vit pour et au rythme de la Compagnie des Indes.
La dépendance à la Compagnie des Indes
La Compagnie des Indes emploie pour la construction de ses navires, 4000 personnes en 1766 [2] et pour les faire naviguer, elle recrute 1700 personnes en moyenne par an, dont 45 % sont originaires de Lorient et de ses environs [3] . C’est donc environ, 4750 personnes de la région lorientaise qui travaillent pour la Compagnie. Lorient est né de la Compagnie des Indes et vit donc principalement grâce à elle. Les périodes de guerre, ralentissant l’activité de la Compagnie, créent des moments difficiles pour les Lorientais.
La population de Lorient [4] et de sa proche banlieue au XVIII° siècle est estimée selon Georges Gaigneux de 6 000 à 25 000 habitants, pour la période de 1719 à 1789 et il donne le chiffre de 20 000 en 1750. C’est donc un habitant sur quatre, de Lorient et sa région, qui dépendent directement des revenus distribués à travers les salaires par la Compagnie. Quand l’argent de la Compagnie met un peu de temps à être remis à la famille, celle-ci se trouve en difficultés pour survivre comme le montre le courrier ci-dessous adressé au directeur de la Compagnie [5] .
A Monsieur
Monsieur de Roth directeur de la Compagnie des Indes
Le 31 mars 1762
Suplie très humblement Jeanne Dubosc femme
de Jean Chenot embarqué bosseman sur le
vaisseau de la Compagnie, nommé le Comte de
Provence de Lorient en décembre 1757 à raison
de 40 L par mois et Marie Anne Coquette
femme de Jean Vidalliau embarqué à Brest sur
le vaisseau de la Compagnie, nommé le Vengeur
en avril 1758 en qualité de Calfat à raison
de 36 L par mois et vous remontrer Monsieur
le déplorable état ou ils sont chargés de famille
sans autres secours que les appointements de
leurs maris ; vue que depuis la guerre ils ne peuvent
vendre le peu de dentelles qu’ils faisoient pour
aider à subsister leurs familles et qu’ils n’ont reçue
depuis le départ des suse dit vaisseau que huit
mois d’appointement pour leurs maris ce qui
n’est pas suffisant pour payer leur pain seulement.
A ces causes, Monsieur, ils ont recours à votre
Honneur probité de droiture à ce qu’il vous plaise
Ordonner qu’il leurs soit donné un acompte
des gages de leurs maris pour pouvoir subsister ils
en ont d’autant plus de raison de l’espérer que votre
première supliante est au lit malade depuis un
an, en ce faisant vous ferez justice, et elle
continueront leurs vœux au ciel pour votre
prospérité et santé.
Daniel Oleavy
Autour de la Compagnie des Indes, il y a de nombreuses autres catégories de personnes qui dépendent d’elle, en premier les familles des marins, comme déjà mentionné, et ensuite les négociants, les armateurs privés, les fournisseurs et les propriétaires de chantiers navals. En totalisant l’ensemble de ces personnes, on peut estimer que c’est une grande majorité de la région lorientaise que la Compagnie fait vivre.
Un autre fait montre l’implication de la Compagnie dans le destin de la population, c’est la forte mortalité sur ses vaisseaux. Selon les auteurs, le chiffre du nombre de morts varie mais Philippe Haudrère [6] et Emilie Kerlain [7] sont en accord sur le pourcentage qui se serait élevé à environ 14% des équipages. Mais, selon Emile Kerlain, ce pourcentage aurait été plus élevé sur Lorient et ses environs et aurait atteint 24 %, en moyenne sur la période de 1723 à 1772, des équipages originaires de la région, ces 24% représentant en moyenne 60 morts par an avec des crêtes parfois importantes lors de naufrage ou d’épidémie. C’est ainsi, qu’en 1744, 109 marins de la région de Lorient ont péri lors du naufrage du Saint-Géran à l’île de France dont 41 Lorientais, 24 Ploemeurois, 18 Riantecois et 27 marins de d’autres bourgs de la proximité de Lorient. Cette mortalité très lourde pour la région laisse donc un nombre important de veuves et d’orphelins qui réclamaient lors dû à la Compagnie pour subvenir à leur besoin et que celle-ci parfois tardait à verser.
C’est en ces termes que Godeheu, directeur pour la Compagnie au port de Lorient, écrit, en 1751, au contrôleur général, montrant la forte proportion de veuves et d’orphelins qui vivent aux dépends de la Compagnie : « Ces malheureux habitants dont la plus grande partie n’est composé que de veuves et d’enfants qui ne vivent que de la charité de la Compagnie des Indes » [8].
L’implication de la Compagnie dans la vie sociale de la ville
La Compagnie nomme les autorités aux postes importants de la ville de Lorient et ses cadres dirigeants sont présents aux principales cérémonies de la cité montrant leur reconnaissance sociale de la part de la communauté de ville, des négociants et des habitants.
La nomination aux postes importants
La Compagnie possède par ordre du roi des pouvoirs pour nommer aux postes importants les sujets de son choix. L’édit de 1733 précise [9] :
« Louis par la grace de Dieu
Roy de France, et de Navare ; à tous ceux qui ces présentes verront :
Salut, nous avons par notre édit de novembre 1733 créé
et établi les offices des Gouverneurs, Lieutenants pour nous, Maire,
Lieutenant de maires anciens Mitriennaux, et alternatifs
Mitriennaux, et autres offices municipaux dans toutes les villes
et communautés de nôtre Roÿaume, et les Sindics, et Directeurs
de la Compagnie des Indes aiant cru qu’il convenoit à la dite
Compagnie d’acquérir ceux des dits offices qui devoient être
établis en la ville de L’orient en Bretagne pour les faire
exercer par les sujets qui seroient à cet effet nommés […] »
C’est ainsi, qu’en 1738, des lettres royales érigent l’Orient en communauté de ville et que la Compagnie des Indes qui a acquis du roi les charges municipales de la ville de Lorient nomme E. Perrault au poste de maire. En 1762, ce dernier est remplacé par Michel Ferrand, toujours sur nomination de la Compagnie, avec l’approbation du Gouverneur de Bretagne [10] .
La participation à la loge franc-maçonnique
En 1744, est créée à Lorient, la première loge maçonnique de Bretagne, la loge de l’Union. Parmi les dix membres créateurs connus, on y retrouve six membres ayant leur activité à la Compagnie (Picquet Jacques, enseigne de vaisseau ; Barabon, chirurgien ; Bourgogne, commissaire ; Carbonnet, caissier ; de Saint-Pierre, ingénieur et Trubet de la Ville, officier), trois négociants et un avocat au parlement de Bretagne Fascicule : [11] . Le développement de la loge a été proportionnel à celui de la Compagnie. Car de 1760 à 1764, ce seront au moins, 11 officiers des vaisseaux de la Compagnie, 5 négociants et 2 navigateurs indépendants qui seront recrutés. Le personnel de la Compagnie des Indes s’est donc fortement impliqué dans les activités de la loge maçonnique.
La participation aux cérémonies
Aux cérémonies de mariage et d’enterrement des personnages importants et d’un rang social élevé de la ville de Lorient, il y a souvent un représentant de la Compagnie.
C’est ainsi qu’au mariage de Jacques Charruyau, lieutenant de vaisseau de la Compagnie avec Louise Renée Gillard sont présents Pierre de Sangrinet, capitaine de vaisseaux de la Compagnie et Jean-Baptiste François Le Maistre de Mole, écuyer et officier de vaisseaux de la Compagnie [12] .
De même au mariage, le 15 juin 1762, de Charles Henry de la Blanchetais, négociant et fils d’un armateur de Saint-Malo avec Marie Jeanne Villate, est présent Jean Baptiste Michel, supercargue [13] des vaisseaux de la Compagnie et Jean Pierre Droneau, caissier de la Compagnie ainsi que Michel Ferrand, maire de la ville [14] .
Pour d’autres cérémonies la Compagnie est aussi représentée, c’est ainsi qu’à l’enterrement du matelot de Port-Louis, Jan Guillaume, le 10 février 1745, noyé la veille par accident dans la rade, il y a la présence de Jacques Gorname, le prêtre de l’hôpital de la Compagnie [15]. De même, à la cérémonie d’adjuration du soldat André Müller, le 27 juillet 1758, le capitaine de vaisseau de la Compagnie Maugueret accompagne l’aumônier, l’abbé de Sontual, qui officie [16] .
L’animation de la ville
Les activités commerçante et industrielle
L’activité commerçante de Lorient est bien sûr animée par la Compagnie qui procède dans son hôtel des ventes à la cession des marchandises revenant d’Asie. Cette activité commerciale attire de nombreux commerçants venant de villes extérieures à la région. La vente annoncée par affichage publique est réalisée par lot de même nature et aux enchères comme l’explique, dans la lettre ci-après [17] , le directeur de la Compagnie de Lorient à un marchand qui se renseigne sur la procédure de vente de la Compagnie.
Si vous êtes dans l’intention de faire quelques
spéculation sur ceux qui viennent de lui arriver,
tant de Chine que des Isles de France et de Bourbon, consistant
en thé, porcelaine et caffé, vous pourriez, M, vous adresser à la
Compagnie à Paris, en mettant la suscription à Mrs Les Sindics et
Directeurs de la Compagnie des Indes département des ventes, rue
Neuve des Petits Champs et ils vous procuroient en réponse
les éclaircissement dont vous avez besoin ne pouvant vous les
donner par moi mesme, ignorant quelles seront les conditions de la
vente prochaine au surplus ces
sortes de ventes se font ordinairement
publiquement et aux enchères des négociants qui se rendent ici
à cet effet en présence d’un ou deux directeurs qui président
aux ventes, il est d’usage que la Compagnie annonce par des
affiches le jour qu’elle prend pour y procéder, et ces affiches
portent ordinairement les conditions et c’est effectivement
par lots d’une certaine conséquence que chaque nature de
marchandises est vendüe, la Compagnie s’expliquera plus
particulièrement
sur cet objet, si vous jugez à propos de la consulter.
Dans son ouvrage [18] , écrit suite à son voyage à l’île de France, Bernardin de Saint-Pierre décrit en ces termes la ville de Lorient confirmant son orientation commerçante :
« L’Orient est une petite ville de Bretagne que le commerce des Indes rend de plus en plus florissante. Elle est, comme toutes les villes nouvelles, régulière, alignée et parfaite. Ses fortifications sont médiocres. On y distingue de beaux magasins, l’Hôtel des Ventes, qui n’est point fini, une Tour qui sert de découverte, des quais commencés et de grands emplacements où l’on a point bâti. »
D’autres activités de la Compagnie assurent une forte animation à Lorient, c’est la construction des navires dans le chantier de la Compagnie et dans les chantiers privés travaillant en sous-traitance de la Compagnie ainsi que les mouvements des navires dans le port. En effet, le chantier de la Compagnie demande beaucoup de main-d’œuvre logeant aux alentours mais aussi la présence ou tout au moins des relations avec de nombreux fournisseurs assurant l’approvisionnement de toutes sortes de matériaux : bois, toiles, cordages, etc. pour permettre la construction d’un navire.
Le va-et-vient des chaloupes assurant l’approvisionnement des navires en partance et l’embarquement des équipages créent une vie intense autour des installations du port et en rade. Puisons encore une fois dans l’ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre, la description de l’ambiance de la ville avec le chantier et le port de la Compagnie des Indes :
« Il y a trois vaisseaux prêts à appareiller pour l’Isle de France ; la Digue, le Condé et le Marquis de Castries. Il y en a d’autres en armement et quelques-uns en construction. Le bruit des charpentiers, le tintamarre des calefas, l’affluence des étrangers, le mouvement perpétuel des chaloupes en rade, inspirent je ne sais qu’elle ivresse maritime. »
Les loisirs
La ville de Lorient est très animée par la présence de nombreux navires et donc d’équipages qui logent en ville en attendant l’embarquement. L’ambiance y est cosmopolite, les nombreux cabarets font recette.
Toujours à son départ de Lorient, Bernardin de Saint-Pierre donne une idée de l’atmosphère qui règne dans la ville : « Le Port-Louis est une ville ancienne et déserte. C’est un vieux gentilhomme dans le voisinage d’un financier. La Noblesse demeure au Port-Louis ; mes les marchands, les mousselines, les soieries, l’argent, les jolies femmes se trouvent à l’Orient. Les mœurs y sont les mêmes que dans tous les ports de commerce. »
L’avis du maire de la ville sur la Compagnie
Quel témoignage plus poignant pouvons-nous trouver que celui du maire de Lorient qui écrit une lettre [19] à la communauté de ville - recopiée dans le compte rendu des délibérations du 12 août 1769 - pour montrer son inquiétude et lancer un cri d’alarme lors de la disparition des privilèges de la Compagnie en 1769. Lorient a été créé par et pour la Compagnie des Indes, le maire ne voit aucun avenir à Lorient sans la Compagnie des Indes.
« […] Sy malchanceusement la Compagnie est obligée de suspendre
son commerce, j’aurai des secours à demander au ministre pour
nos pauvres habitants, et cela ………………………………
J’ai cru, Messieurs, devoir suspendre toute demande
qui suposerait L’orient dans un état d’aisance, et
qui pouvait persuader au ministre que cette ville pourait
se construire sans le secours de la Compagnie des Indes
en conséquence j’en ai point sollicité l’arrêt du conseil pour
aprouver les batiments projettés sur les quays, j’ay suspendu
mes démarches pour l’obtention du consulat, touttes mes
taché de prouver que son sort était tellement lié à celui de
notre ville, où plutot celui de L’orient à la Compagnie
que cette ville périssoit à l’instant où la Compagnie cessoit
son commerce. […]