Je me souviens qu’au lycée c’est encore ainsi qu’on nous expliquait l’éclosion du Romantisme en tant que mouvement littéraire et artistique : l’expression d’angoisses immatérielles, retour de balancier après les épreuves bien réelles des guerres napoléoniennes.
Effectivement nombreux sont nos hommes de lettres dont les pères prirent une part plus ou moins active à l’épopée. Ne revenons pas sur Victor Hugo qui, par parenthèse, n’est pas vraiment le prototype du pâlichon angoissé. Non plus que sur ceux qui en furent eux-mêmes les acteurs : Stendhal, et alors, au début de la Chartreuse, le bruit léger que fait un boulet en tombant prend toute sa valeur documentaire ; Vigny, du parti adverse, qui très vite résilia parce qu’entre les deux Restaurations Louis XVIII avait renoncé à maintenir les Mousquetaires gris et parce que cette armée du temps de paix décevait trop ses idéaux.
Gérard de Nerval, né en 1808, correspond peut-être plus à l’idée que l’on peut se faire de l’influence de ces douloureux auspices sur la psychologie enfantine, lui qui déclare : "ayant eu le malheur de naître dans une époque peu guerrière, je n’ai encore vu de combats que dans l’intérieur de nos villes d’Europe, et de tristes combats, je vous jure !" (Voyage en Orient, 1851). Il n’est donc pas inintéressant de consulter le dossier de son père archivé au Service Historique de l’Armée de Terre (2Yf 158283). Etienne Labrunie, né en 1776, s’engagea en pleine Révolution dans la 5e demi-brigade d’infanterie légère. Blessé deux fois, la deuxième fois il eut la jambe cassée d’un coup de feu et fut réformé. Mettant à profit sa disponibilité il boucla des études de médecine et fut remis en activité en 1808 comme médecin. Il servit alors dans plusieurs hôpitaux pendant la campagne d’Autriche : Anslau, Dantzig, Lintz.
En 1810 il rejoint l’hôpital de Hanovre à l’armée d’Allemagne. On peut lire à son sujet sous la plume du médecin en chef : "jeune médecin qui a beaucoup de zèle". Cette année là sa jeune femme qui avait tenu à le suivre dans ses affectations décède.
Pendant la retraite de Russie il est encore blessé d’un coup de feu qui lui déchire le tendon d’achille de la jambe gauche. Il est fait prisonnier. A ce propos figure dans ce dossier une lettre de l’oncle de Mme Labrunie, datée du 2 septembre 1813 et adressée au ministre. En lisant ces lignes comment ne pas imaginer l’atmosphère qui alors devait entourer le futur poète au destin tragique. Sans prétendre analyser selon des critères que d’éminents spécialistes de l’enfance et de l’âme humaine nous ont rendus familiers, force est d’admettre que ce petit garçon déjà orphelin de mère a dû enregistrer des impressions mêlées : "M.Labrunie, mon neveu, médecin de la division du général Partonneau, a été fait prisonnier en Russie. Nous désirerions savoir s’il existe ou non, attendu que son épouse, ma nièce, étant décédée, il serait nécessaire d’établir et de surveiller les droits de leur enfant, qui est un beau et charmant garçon, âgé de 5 ans". Nous savons qu’heureusement Etienne Labrunie "existait" encore, pour reprendre l’insolite tournure de l’oncle Duriez, et qu’il devait revenir de captivité.
Lors de la terrible retraite il aurait pu croiser dans la cohue, voire même apporter ses soins à un officier à l’épaule fracassée d’un coup de feu à Mosaïask, le capitaine Huot de Goncourt, le père des deux initiateurs du courant naturaliste. Nés d’un second mariage bien après la chute de l’Empire, Edmond et Jules de Goncourt n’ont pas manqué néanmoins d’évoquer dans leur journal les aléas de la carrière de leur père.
Né en 1787, Marc Pierre Huot de Goncourt (3Yf 38165 et 2Yf) était entré au service à l’âge de seize ans en 1803, en qualité d’élève à l’école militaire de Fontainebleau (le futur Saint-Cyr). Sous-lieutenant au 35e régiment d’infanterie de ligne en 1805, lieutenant en 1807, capitaine en 1811 au 2e régiment de la Méditerranée, il fut appelé comme aide de camp par le général Roussel d’Hurbal l’année suivante. Chef d’escadron en 1813, il resta attaché à ce général jusqu’à 1819 époque à laquelle il fut mis en non activité comme chef de bataillon d’infanterie.
A cet égard on peut remarquer que les deux frères, au fil de leur journal, ont tendance à présenter leur père comme un officier de cavalerie et, s’il est vrai que sous la plume du baron Roussel d’Hurbal on peut lire sur un état de services de juin 1814 : "quoiqu’il ait servi dans l’infanterie avant de venir près de moi, les connaissances qu’il a acquises depuis qu’il est mon aide de camp le rendent susceptible de remplir des devoirs dans la cavalerie", Marc Pierre Huot de Goncourt était néanmoins un fantassin.
Plus important, les deux garçons conserveront surtout le souvenir d’un père vieilli avant l’âge, à qui, selon eux, son dévouement à la cause de l’Empire vaudra, malgré les appuis et l’estime dont il jouissait, de ronger son frein en non activité pendant dix ans, pour passer en réforme en 1828, avant de se résigner à demander sa retraite en 1833 et s’éteindre l’année suivante. Pour être précis, compte tenu de son état de santé (il avait pratiquement perdu l’usage de son bras droit) Huot de Goncourt demandait un emploi dans un état-major de place. En ces années là les candidats étaient nombreux et les places vacantes rares. Si sa situation était telle ce n’était donc pas tant : "de ne pouvoir accepter d’être l’aide de camp du roi" comme le note Edmond en 1892. L’appui du marquis de Villedeuil n’y changera rien.
Edmond décrira les rencontres sur les boulevards lorsque se promenant avec son père celui-ci retrouvait d’anciens camarades. S’ensuivaient de longues conversations en faisant les cents pas et l’allure de ces hommes encore jeunes mais usés prématurément, "à la rosette de la Légion d’honneur, à la grande redingote bonapartiste", martiaux encore sous les stigmates de l’amertume, cette allure qui marqua le petit garçon, évoque bien pour nous aussi la silhouette de ces réprouvés aux souvenirs brûlants tant de fois esquissée de Balzac jusqu’à Joseph Conrad.
Là encore la mémoire enfantine a pu transfigurer certaines impressions et accréditer des réminiscences confuses. Ainsi lorsque Edmond nous décrit son père : "sur un long corps une figure maigre, au grand nez décharné, (...), aux cheveux coupés en brosse et où les sept coups de sabre que le jeune lieutenant recevait au combat de Porderrone avaient laissé comme des sillons sous les épis révoltés" nous pouvons avancer une légère rectification. Le 15 avril 1809 en Italie le lieutenant Huot de Goncourt ne reçut que trois coups de sabre sur la tête. Hé quoi ! tant mieux ! me direz-vous, trois c’est bien assez, quatre de plus et il n’est pas certain que la littérature se serait enrichie de la production de l’infatigable tandem. Je vous l’accorde.
Une authentique figure de cavalier en revanche est bien celle de Maurice François Elisabeth Dupin (2Yf), le père de George Sand. Né à Paris le 9 janvier 1778, il s’engage comme chasseur à cheval au 10e régiment le 4 ventose an 7. En prairial de la même année il passe brigadier. Le 28 ventose an 8 il devient sous-lieutenant au 1er régiment de chasseurs et en floréal il est nommé à l’état-major.
Le 25 pluviose an 8, lors de la bataille de Marengo, il est promu lieutenant sur le champ de bataille par le général en chef (Berthier). Blessé au passage de l’Adige, il présente toutes les qualités d’un "très bon officier de cavalerie".
Aide de camp du général Dupont (an 9), il est à l’armée d’Angleterre (camp de Boulogne puis de Montreuil) lorsque en 1804 vient au monde Amandine-Aurore, la future femme de lettres. Capitaine au 1er régiment de hussards, le 4 mars 1807 il est nommé chef d’escadron dans le même régiment. Il a alors 29 ans.
Le prince Murat, grand-duc de Berg, l’appelle alors auprès de lui en qualité d’aide de camp (4 avril 1807). Le fringant officier avait le profil requis pour faire belle figure dans l’état-major de l’éblouissant beau-frère impérial. Dans ces armées qui se proclamaient les héritières directes de celles de la Révolution on savait apprécier à sa juste valeur l’allure et le pedigree. On lit dans un rapport à l’Empereur daté du 29 messidor an 13 : "le général Lacuée et le conseiller d’Etat Ségur prennent le plus vif intérêt à cet officier qui est un des descendants du maréchal de Saxe". Effectivement son père, Louis Claude Dupin de Francueil avait épousé en secondes noces Aurore de Saxe, fille naturelle du célèbre maréchal vainqueur de Fontenoy.
Cette brillante carrière devait prendre fin brutalement. Le 17 septembre 1808 Maurice est victime près de Nohant d’une chute de cheval qui lui sera fatale. Nous connaissons au moins les conséquences directes que cet accident allaient entraîner : une enfance en Berry auprès de sa grand-mère pour la future George Sand.
Si les joies et les peines du jeune âge ne conditionnent pas exclusivement le comportement de l’adulte à venir, il n’en reste pas moins vrai que l’étude de l’environnement familial, sans prétendre fournir des clefs, apporte au moins un éclairage humain. C’est flagrant pour des figures célèbres et donc parfois désincarnées, mais c’est aussi valable pour tous et précisément, plus que dans une accumulation de dates, l’attrait de la généalogie réside bien dans cet aspect anecdotique de l’histoire des familles : les choix, les épreuves de nos aïeux sont en partie cause de ce que nous sommes.