Après l’article sur La réglementation familiale sous l’Ancien Régime, voici une nouvelle lecture transversale des fiches thématiques de Contexte.
Les récits des contemporains et surtout le développement de la démographie historique ont mis en lumière l’existence et l’ampleur des crises démographiques sous l’Ancien Régime. Les généalogistes les connaissent bien aussi grâce à leur pratique régulière des registres paroissiaux. En effet, au fil des registres, les crises démographiques se manifestent par :
- Une forte hausse du nombre de sépultures (au moins le double, mais parfois jusqu’à quatre ou cinq fois les chiffres de décès habituels) [1].
- Un très grand nombre de ruptures familiales et une multiplication des « familles en miettes ».
- Une très forte diminution des conceptions et un effondrement des mariages.
- Une augmentation des abandons d’enfants et des phénomènes d’errance ou de vagabondage.
Les causes, isolées ou associées, des grandes crises démographiques sont l’épidémie (souvent la peste), la famine et la guerre (souvent l’enchaînement entre la guerre et l’épidémie ou la conjonction de la disette et de l’épidémie).
Petit tour d’horizon chronologique des grandes crises démographiques qui ont eu des conséquences sur la vie quotidienne de nos ancêtres [2] :
Faute de sources ou d’études récentes, les crises démographiques du XVI° siècle ne sont pas bien connues à l’échelle du pays.
- En 1565, crise de subsistances et crise démographique à la suite des étés pourris et des hivers rigoureux, puis hausse du prix du blé : à Paris, le prix du grain (blé) grimpe à 10,70 livres tournois le setier.
Vers 1565, la peste persiste à Lyon et en Savoie et l’ergot du seigle provoque le Mal des ardents.
En 1566, l’ordonnance de Moulins contraint chaque ville et chaque village à nourrir ses pauvres. Dans le même temps, la maréchaussée reçoit l’ordre de poursuivre les errants pour les envoyer aux galères ou aux travaux forcés des fortifications.
En 1566-67, le prix du grain se stabilise à 7,35 livres ; 9,37 livres en 1567-68 ; 5,35 livres en 1568-69 et 5,49 livres en 1569-70.
- En 1580, une violente épidémie de coqueluche sévit en France (environ 10 000 morts à Paris). La même année, la peste touche à nouveau la Savoie puis Marseille en 1581.
- Crises de subsistances en 1590-1592 puis en 1593 à la suite des étés pourris et des hivers rigoureux. La disette s’installe dans le royaume.
Les grandes crises démographiques du XVII° siècle
- A partir de 1624, la peste s’installe à l’état endémique dans le royaume.
- En 1625 et 1626, la disette sévit à cause de très mauvaises récoltes de céréales et provoque une crise démographique. Jusqu’en 1628, la spéculation sur le prix des vivres et la pression fiscale sont à l’origine d’émeutes dans de nombreuses villes du royaume (Tours, Troyes, Lyon, Montélimar, Amiens, Laval, Rouen et Auxerre). Mauvaises récoltes également en 1627 et 1629 (cf. la crise de 1630).
Associée à la guerre et à la disette, la peste, de 1626 à 1632, fait de terribles ravages dans les villes et les campagnes notamment en Bretagne (1626), en Normandie (1627), en région lyonnaise (1628), en Bourgogne et à Marseille (1629). De nombreuses villes perdent entre le tiers et le quart de leurs habitants (cf. les registres de décès... qui ne sont pas toujours tenus rigoureusement ces années-là. Prendre en compte également les personnes qui ont fui les villes pour se protéger de la maladie).
- La terrible crise de 1630 : La peste se répand en Champagne (1630), puis à Paris et à Nice (1631). Au total, de 1626 à 1631, l’épidémie tue environ un million de personnes.
Alors que le royaume bascule dans une guerre qui sera longue, que la peste et la crise frumentaire frappent durement la population, la pression fiscale et les injustices s’accentuent. « Dans les villes, le menu peuple pille les bureaux des gabelles [3] et des octrois [4]. Dans les campagnes, les paysans s’en prennent aux collecteurs d’impôts » (R. Gascon). Pour Y.-M. Bercé, l’année 1630 constitue un tournant négatif qui fait suite à la période heureuse des années 1620.
Conjuguées à la terrible épidémie de peste qui désorganise le commerce des marchandises, les mauvaises récoltes des années précédentes provoquent une grave crise frumentaire en 1630, surtout dans la partie méridionale du royaume : nombreuses famines, émeutes urbaines et rurales, pillages des boulangeries, des greniers des marchands et des réserves des grands fermiers. Des milliers de nécessiteux se pressent dans les aumônes organisées par les maisons charitables ou les municipalités (séries BB, FF, GG des AM ; G et H des AD) et beaucoup de paysans vendent leurs terres à très bas prix pour survivre. Les municipalités s’endettent lourdement et pour longtemps afin de faire face à la situation.
En 1633 et 1634, à cause de la famine, des soulèvements paysans puis des révoltes ouvrières agitent les campagnes et plusieurs villes (Paris, Lyon, Bordeaux, Dijon).
« Calamitosi homines, calamitosa tempora, calamitosa omnia, pestis, bellum, fames, 1630. » Extrait du registre paroissial de St-Priest-le-Chanet (alias la Prugne - Loire). |
- De 1636 à 1639, le pays est touché par la disette, notamment les provinces de l’Est.
- En 1646 et 1647, les récoltes de céréales sont très mauvaises (temps humide et frais) ce qui provoque la hausse du prix du pain, la famine et une forte mortalité (cf. les registres paroissiaux).
Poursuite des épidémies de peste, de choléra, de variole et de typhus.
En 1649, nombreuses émeutes urbaines dans le royaume. La même année, la peste frappe la Haute-Auvergne et Marseille.
- La crise de la Fronde : En 1651, les mauvaises récoltes provoquent la famine, des troubles et une effrayante mortalité. Avec un climat frais et humide, l’année 1652 voit la persistance de la famine. Des troubles éclatent dans le royaume. La mortalité atteint des taux-record dans la région parisienne et en Bourgogne. Dans le même temps, la peste frappe le sud-est du royaume. Poursuite des épidémies de choléra, de variole et de typhus (on compte 1 million de morts) (cf. les registres paroissiaux).
- La terrible famine de l’Avènement du roi : En 1660 et 1661, une terrible famine ravage une grande partie de la France (mais la Basse-Bretagne, les régions de l’Est, le Languedoc et le Midi sont relativement épargnés) : les catastrophiques récoltes de 1660 et 1661, du fait de pluies continuelles et de températures anormalement basses durant le printemps et l’été 1661, provoquent une flambée des prix des céréales (multipliés par 4), la misère, des émeutes et une grave crise démographique, avec notamment l’effondrement des mariages et des naissances jusqu’en 1663 et une surmortalité causée par la famine, mais aussi par les épidémies (cf. dans leurs registres, les curés qui évoquent la dysenterie et le pourpre, sans doute la rougeole). Dans les villes, les municipalités, les institutions ecclésiastiques et des laïcs tentent d’organiser les secours (séries GG des AM, H des AD). La population chute alors de 1 à 1,5 million d’individus.
En 1662-1663, une épidémie de peste touche le royaume, surtout Paris et la Bourgogne.
« Ils meurent de faim ; oui, Messieurs, ils meurent de faim dans vos terres, dans vos châteaux dans les villes, dans les campagnes, à la porte et aux environs de vos hôtels... » Bossuet apostrophant le roi et la cour, le 5 mars 1662. |
- A partir de 1667, la peste sévit à Paris et dans le nord du royaume (de Lille à Reims et Rouen).
- Le début des années de misère : Les récoltes de 1690, endommagées par de fortes pluies, et celles de 1691, en partie gelées, sont médiocres dans de nombreuses régions, notamment le Massif Central (nombreux nécessiteux selon les rapports des intendants) (cf. Marcel Lachiver).
En 1690, l’ergot du seigle est encore responsable de graves épidémies du Mal des ardents.
A partir de 1691, la hausse du prix du blé et la crise de subsistances provoquent des émeutes urbaines.
En 1692, le froid rend la récolte de céréales catastrophique autour de Paris (cf. 1693). Le pouvoir interdit l’exportation des grains, « à peine de la vie », encourage la capture des navires céréaliers étrangers par les corsaires et supprime toutes les taxes sur les importations de blés.
« Pendant ce malheureux tems rien n’avance, ni meurit, jamais on n’a veu un tems si extravagant et si dangereux pour les fruits et biens de la terre, qui étoient en abondance partout, et qui sont en grand danger de périr. » Extrait du Journal de l’ecclésiastique parisien Gilles Hurel, en 1692 (cité par M. Lachiver). |
- Les années de misère : En 1693-1694, le froid et la famine sévissent sur le royaume : on compte de 1,6 million à 2 millions de victimes (cf. les annotations des RP). « Pour la première fois depuis plus de 30 ans, on revit le pain de fougère, le pain de gland, les moissons coupées en vert et les herbes bouillies » (P. Goubert). Pour faire face à la famine, le Parlement ordonne aux curés la rédaction d’un état des pauvres dans chaque paroisse et la prise en charge des miséreux par tous ceux qui peuvent le faire (séries GG des AM et H des AD). En mai 1694, le setier de blé atteint le prix record de 52 livres. Le même mois, le Parlement ordonne trois jours de procession dans toutes les paroisses.
Les conséquences : à partir de 1694, accroissement de la mobilité, chute brutale des baptêmes (cf. 1670) avant une forte et rapide récupération de 1695 à 1707, mariages retardés, hausse des abandons d’enfants et multiplications des décès... parfois 25 % de la population d’une paroisse. Selon Marcel Lachiver, « En deux ans, il ne naît que 1 325 000 enfants, alors qu’il est mort 2 836 000 personnes. Le déficit dépasse les 1 511 000 âmes. En deux ans, (...) la population de la France passe de 22 247 000 habitants à 20 736 000 et diminue donc de 6,8 % ». François Lebrun ajoute : « Le rapprochement avec les pertes de la Première Guerre mondiale n’a rien d’incongru : la crise de 1693-1694 a fait en deux ans presque autant de morts que celle-ci, mais dans une France deux fois moins peuplée et en deux ans au lieu de quatre ». Les condamnations aux galères pour vol passent de 254 à 401 en 1693-1694.
En 1694, Fénelon dans sa Lettre à Louis XIV, critique la politique royale et expose la situation du pays : « (...) vos peuples (...) meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et les campagnes se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers ; tout commerce est anéanti (...). La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision ».
Dans beaucoup de provinces, les épidémies succèdent à la famine : la typhoïde, appelée fièvres putrides ou malignes, décime la population sous-alimentée.
« On n’entendait que des cris lugubres de pauvres enfants abandonnés par leurs parents, qui criaient jour et nuit qu’on leur donnât du pain. On ne voyait que des visages pâles et défigurés. Plusieurs tombaient en défaillance dans les rues et dans les places publiques et quelques-uns expiraient sur le pavé. » Témoignage d’un bourgeois d’Orléans en 1693 (cité par M. Lachiver). |
- En 1698, les récoltes insuffisantes provoquent quelques « émotions populaires » dans les villes et les campagnes, notamment à l’encontre des accapareurs qui profitent de la situation pour spéculer.
Les crises atténuées du XVIII° siècle (cf. Benoit Garnot)
- En 1706-1707, une épidémie de dysenterie provoque d’importantes surmortalités notamment dans le Maine, en Anjou et dans le Haut-Poitou. Globalement, dans certaines régions, la surmortalité constatée dans les années 1707 et 1708 résulte d’un contexte épidémique qui se poursuit jusqu’en 1715.
- Le « grand hyver » : Les hivers 1709-1710 sont très rudes : crise frumentaire, famine et mortalité considérable (800 000 victimes). A noter que les morts de l’année 1709 sont imputés au froid polaire et à la famine et que ceux de l’année 1710 le sont plutôt aux épidémies (notamment fièvre typhoïde). Poursuite de la chute brutale des baptêmes avant une reprise soutenue à partir de 1711. Au total, pour les deux années, on enregistre en France 2 141 000 décès contre 1 330 800 naissances, soit une perte de 810 000 personnes, 3,5 % de la population. Selon F. Lebrun, la crise de 1709-1710 « a eu des conséquences démographiques beaucoup moins dramatiques que celle de 1693-1694 », car « les grains n’ont pas totalement manqué », les récoltes d’orge ont procuré une nourriture de remplacement, et enfin les mesures de secours des autorités se sont révélées efficaces (distribution de céréales provenant de régions peu touchées ou de l’étranger, distribution gratuite de pain...). Il n’en reste pas moins que le « grand hyver » restera longtemps inscrit dans la mémoire collective. Partout, les maisons d’assistance spécialisées (bureaux des pauvres, orphelinats municipaux, hospices pour aveugles ou pour vieillards, hôtels-Dieu et hôpitaux généraux) sont pleines (séries GG des AM et H des AD).
Le froid terrible (jusqu’à moins 20 degrés Celsius) qui sévit sur la France, depuis la nuit du 6 janvier jusqu’à la mi-mars, gèle la plus grande partie des grains (blés semés à l’automne) et des arbres fruitiers (oliviers, noyers...). Il en résulte une hausse des prix brutale et catastrophique (montants multipliés par 5) et une dramatique crise frumentaire suivie d’épidémies foudroyantes, (cf. les mercuriales [5], les témoignages et les registres paroissiaux). En avril, une ordonnance oblige les détenteurs de grains à déclarer leurs réserves. Les grains qui circulent entre les provinces du royaume ou qui proviennent de l’étranger sont désormais exemptés de droits d’entrée, d’octroi et de péages. Pour faire face à la situation, les riches sont taxés et les municipalités sont contraintes d’organiser des distributions de vivres aux nécessiteux. Ces mesures n’empêchent pas les méfaits des accapareurs de grains et des spéculateurs. Le vignoble nantais et l’oliveraie languedocienne sont totalement détruits par le gel (d’où l’implantation du muscadet dans la région de Nantes).
Emeutes urbaines notamment à Paris, dans les villes de la Loire moyenne, en Normandie, en Provence, en Languedoc.
En 1709, près de 400 faux-sauniers sont condamnés aux galères et près de 300 en 1710, ce qui témoigne de l’explosion de la contrebande.
« Dans la plupart des villes et villages, on y meurt à tas, on les enterre trois à trois, quatre à quatre, et on les trouve morts ou mourants dans les jardins et sur les chemins. (...) on voit des gens couchés par terre qui expirent ainsi sur le pavé, n’ayant pas même de la paille pour mettre sous leur tête, ni un morceau de pain. » Témoignage d’un prêtre du diocèse de Paris, en 1709. |
- 1711-1715 : Dans certaines régions, poursuite de la surmortalité liée à un contexte épidémique qui perdure jusqu’en 1715 (les mauvaises conditions de vie et d’hygiène, dues à la misère et à la malnutrition, sont responsables de la gravité des épidémies). Dans la décennie 1710, les intendants reçoivent des boîtes d’échantillons de médicaments qu’ils doivent distribuer dans les paroisses touchées par une épidémie... mais les résultats sont peu concluants. En 1712, la suette miliaire et la variole frappent le royaume.
- En 1719, la variole (petite vérole) ravage la capitale (14 000 victimes) et une épidémie de dysenterie, durant la canicule de l’été, fauche 450 000 personnes en France, surtout des bébés.
- En 1720, la peste tue près de 120 000 personnes dans le sud de la France dont 50 000 à Marseille (le tiers des habitants) : 50 victimes par jour en juillet, 1 000 en septembre. Multiplication des mariages après l’épidémie (200 par jour).
Les mauvaises récoltes de 1723 et 1724 provoquent une grave crise de subsistance surtout dans la moitié sud du royaume : selon A. Zysberg, le prix du pain passe de 3 ou 4 sous la livre à 6 ou 8 sous... « Alors qu’un manouvrier gagne 10 sous par jour... ».
- En 1738 et 1739, graves disettes à cause de mauvaises récoltes, des pluies torrentielles et de l’action des spéculateurs. Nombreux soulèvements populaires. (cf. 1740). Une nouvelle disette touche le pays en 1740 et 1741. Forte hausse du prix du pain et des prix agricoles (cf. les mercuriales). Troubles dans les villes. Le pain se vend à 3 sous la livre à Paris. Les boulangeries sont surveillées par l’armée et la consommation de farine par les perruquiers est interdite. Orry fait arracher des vignes et emblaver pour parer à la crise frumentaire. La crise frumentaire des années 1738-1742, accompagnée d’une épidémie de grippe de forme broncho-pulmonaire, fait plus de 2,5 millions de victimes (cf. Benoît Garnot et les registres paroissiaux). Le paludisme sévit en Auvergne en 1741.
- A partir de 1747 et jusqu’en 1764, une surmortalité, probablement épidémique (ergotisme [6] ou « feu de Saint-Antoine), frappe la population des provinces méridionales.
- Epidémie de variole en 1770, puis de fièvre putride pourprée de septembre 1773 à octobre 1774.
- En 1779, une épidémie de dysenterie tue près de 175 000 personnes dans l’ouest du royaume (dont 45 000 pour la seule Bretagne).
- En 1781-82, près de 30 000 personnes meurent dans le Languedoc d’une sévère épidémie de suette miliaire ; en 1782-1783, de nombreux décès sont causés par les maladies pleuropulmonaires.
- Les pluies de l’automne 1787 et les violents orages de l’été 1788 entraînent de mauvaises récoltes. La hausse des prix entraîne une disette.
Vers 1785, de nombreux décès sont causés par les maladies pleuropulmonaires.
Note : Après chaque crise, la reprise démographique est souvent rapide. Elle est visible dans les registres paroissiaux grâce aux indices suivants :
- Le retour à un nombre normal de sépultures.
- Un nombre exceptionnel de mariages de jeunes adultes (abaissement de l’âge moyen au mariage) et de remariages de veufs et de veuves.
- Une fécondité très vigoureuse.
- Parfois des migrations en provenance de paroisses ou de régions peu touchées par la crise.
Sources :
- Thierry Sabot, Contexte, guide chrono-thématique, Editions Thisa, Roanne, 2012.
- Benoit Garnot, La population française aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Ophrys, 1988
- François Lebrun, Les crises démographiques en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Annales, volume 35, numéro 2, 1980.
- Marcel Lachiver, Les années de misère, la famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991.