Ceux de Bué et de Jalognes étaient, en fait, constitués d’un seul grand feuillet plié en deux. Celui de Veaugues, plus petit de moitié, se composait de deux feuillets pliés, l’un dans l’autre. On remarque de nombreuses différences par rapport à l’orthographe actuelle, auxquelles s’ajoute peut-être quelques fautes...
Le cahier de BUE est ainsi libellé :
Les habitans de laditte paroisse de Bué suplient humblement qu’on suprime les aides comme gennant extremement le commerce du vin seul commerce de cette paroisse.
Que les gabelles soient égallement suprimées, le sel étant une production naturelle, le pauvre y ayant droit et ne le pouvant à cause du prix extreme où il se trouve.
Que les imposts soient égallement suprimés sur les boucheries ou, du moins beaucoup diminués, afin que le pauvre malade puisse avoir recours à la viande comme le seul remède qui puisse luy procurer la santé.
Comme dans un temps on a eu intention d’établir une banalité de moullin sur cette paroisse, demandent humblement que toutte banalité soit suprimée comme une chose odieuse, que tout droit de péage soit suprimé ou du moins fixé de manière à ce que chaque particulier puisse savoir ce qu’il doit pour sa marchandise et éviter par là quantité de disputte.
Demandent qu’il y ait un tarife publique pour les controlles que chaque particulier puisse consulter pour connoitre par luy même ce qu’il doit pour l’acte qu’il présente.
Demandent que touttes les petites justices seigneuriales, qui sont la plus part du temps sans officiers et ou la justice se rend communement la bouteille à la main, soit suprimées et réunies à un chef-lieu.
Demandent de plus que ses huissiers-priseurs de nouvelle datte retombent dans les ténèbres pour le bien du genre humain.
Demandent que l’on puisse établir une nouvelle manière de procéder moins dispendieuse ou le pauvre puisse obtenir justice contre le riche.
Demandent qu’il y ait une nouvelle forme de procéder à l’appausée des sellés dans la maison des mineurs ou la justice communement profitte de la moitié de la succession et sy elle se contente du tiers c’est par une bienveillance particulière.
Demandent que les tailles soient imposées generallement sur le noble sur l’ecclésiastique comme sur le Tiers Etat sans aucune distinction ou privilège.
Demandent que dans chaque paroisse ou il nia point d’officier de justice il y ait quel qun de nomé pour veiller au bon ordre et qu’il soit seulement authorisé a pouvoir condamner àlà mande jusque a une certaine somme.
Demandent etre dechargés des construction et réparation de leur église de leur presbitaire, les dixmes étant établies en partie pour cette dépense la dixme etant ecclésiastique sur cette paroisse.
Quant aux moyens de prelever les impostes nos connoissances etant trop bornées pour un tel objet nous nous en raportons àlà descision des Etats généraux et le Roy trouvera toujours dans les habitants de cette paroisse de Bué des sujets fidèles et soumis.
Signé : Pinard, Daulny, Millet, Moreux, Picard, Moreux, Brion, Roger, Roger, Bernon, Moreux, Daulny, Balland syndic.
Le present cahier de la paroisse de Bué contenant quatre pages a été paraphé par moi ne varietur.
Signé : Bengy.
Chacune des quatre pages porte le paraphe de Paul Pinard, mon ancêtre notaire, qui en est probablement le rédacteur. Sa signature figure en premier à la fin du cahier. Notaire (« notaire public » sous la république, puis « notaire impérial ») à Bué de 1785 à 1813, après son père et son demi-frère, tous deux prénommés Romble (prénom alors répandu dans le Sancerrois où St Romble est vénéré), il sera, après la Révolution, l’un des premiers maires du village. Il était aussi vigneron...
La dernière signature : « Balland sindic », semble bien celle de son beau-père Pierre Balland, vigneron, qui mourra peu avant lui, en 1810, à l’âge, assez exceptionnel pour l’époque, de 87 ans. Sous l’Ancien régime, le syndic était élu par les chefs de famille de la paroisse, parmi ses habitants considérés comme les plus estimables et les plus compétents, pour représenter, administrer et défendre les intérêts de celle-ci. Deux autres de mes ancêtres, Romble Daulny (décédé en 1779) à Bué, et Laurent Pouillot (1737-1785) à Veaugues, avaient rempli ces fonctions.
Presque tous les habitants de Bué étaient alors « vignerons » selon les actes des registres paroissiaux. Mais si quelques uns cultivaient des vignes leur appartenant, la plupart étaient « manoeuvres », ouvriers agricoles de quelque grand propriétaire, tel que l’abbaye de Chalivoy, située dans un village des environs, Héry.
On voit d’ailleurs que le commerce du vin était la principale ressource du village. Ce cahier nous montre également que le sel et la viande, en raison des impôts pesant sur ces denrées (la célèbre gabelle pour le sel) ne sont pas à la portée des plus pauvres. La viande est considérée comme un « remède », seul capable de rendre la santé. En fait, les paysans ne consommait guère que celle de leur cochon, mise au saloir pour l’année...
Le moulin étaient souvent « banal » : il appartenaient au seigneur, qui devait l’entretenir et le mettre à la disposition des habitants, ceux-ci n’ayant pas le droit d’en utiliser un autre. Il semble que celui de Bué ne l’était pas, puisqu’on avait eu « l’intention » d’y « établir une banalité de moulin. » Les meuniers qui s’y étaient succédés avaient compté parmi eux trois couples de mes ancêtres : Louis Fontaine (décédé en 1730) et Catherine Fontaine, René Thuillier (1699-1766) et Jeanne Fontaine, leur fils François Thuillier (1729-89) et Marie Dalligny. Un autre, Jacques Baron (décédé en 1739), avait exploité, avec sa femme Anne Bienvenu, celui de Veaugues. Louis Fontaine était également... maréchal-ferrant !
A de rares exceptions près, les moulins du Sancerrois, au 18e siècle, étaient des moulins à eaux, alimentés par de petites rivières, ou plutôt des ruisseaux, comme celui de Bué (qui n’a pas d’autre nom !) ou la Planche Godard à Veaugues.
Les meuniers étaient fiers d’exercer, généralement avec beaucoup de compétence, une profession indispensable, difficile (il devaient assurer à la fois mouture du grain et fonctionnement du moulin) fatigante (transport de sacs très lourds, bruit continuel de l’eau et du mécanisme), malsaine (poussières provenant du grain et et du frottement des meules) et dangereuse (beaucoup perdaient des doigts dans les meules, dans les cas les moins graves...).
Portant une grande blouse blanche et un bonnet blanc, ils faisaient figure de notables, et attiraient à la fois respect et suspicion, car on les accusait souvent de tricher à leur profit sur les quantités de farine...Les familles de meuniers s’alliaient généralement entre elles. Ainsi, René Thuillier avait épousé la fille de Louis Fontaine. Mais sa belle-fille avait pour père Jean-Baptiste Dalligny, notaire.
On remarque que plusieurs doléances de cette paroisse concernent la Justice : les problèmes d’ordre juridique devaient être particulièrement connus du rédacteur, dans sa fonction de notaire.
Le cahier de VEAUGUES est signé, et très probablement rédigé, par Allix, curé de la paroisse :
Tous les habitans de la paroisse de Veaugues, supplient messieurs les députés de la province de Berri // (dans la marge : // aux états généraux) d’assûrer sa majesté de leurs très respectueuse soumission à ses ordres et de porter au pied du trône la disposition où ils sont, de faire, malgré l’ingratitude et la stérilité du sol qu’ils cultivent, tous les sacrifices possibles pour rétablir, dans l’administration de l’état un ordre fixe et durable et pour la prospérité générale du royaume.
Ils supplient messieurs les députés aux états généraux de travailler et d’aviser aux moïens d’établir la plus éxacte proportion entre l’impot et la faculté du contribuable. L’expérience journalière ne fait que trop voir, que le pauvre chargé d’ailleurs et le plus ordinairement d’une nombre famille, paye, contre l’intention de sa majesté l’impôt pour le riche redouté de toute une paroisse.
L’impôt territorial qui ne seroit pas trop étendu peut seul faire cesser l’arbitraire dans les impositions. il mettra chaque propriétaire // (dans la marge : // dans la necessité) de fournir à l’état des subsides relatifs à leur faculté et le pauvre sera soulagé.
Il est à propos où pour mieux dire, il est juste que la noblesse et le clergé possesseurs de la plus grande partie des biens de l’état, payent une contribution, proportionnelle à leurs possessions. En conséquence s’ils sont bons cytoyens, comme ils se flattent de l’être et comme ils sont véritablement, ils doivent s’empresser de renoncer à leurs privilèges cette renonciation atteste à sa majesté par les principaux membres du clergé fait et fera un honneur infini à ce principal corps de l’état.
Les mêmes habitans ont remarqué les chemins tendants d’un bourg à un autre, sont maintenant presqu’impraticables : ce qui nuit au transport des denrées et par une fuite naturelle au commerce général.
En conséquence ils désirent que messieurs les députés sollicitent auprès de sa majesté les réparations des chemins subsistans, et la confection de nouvelles routes où besoin sera. La circulation deviendra plus aisée, moins dispendieuse et repandra la richesse dans toutes les parties du royaume. Le bourg de Veaugues, par lequel passe la majeure partie des vins du Sancerrois, est en particulier entouré de chemins dont il n’est presque plus possible de se tirer.
Les mêmes habitans demanderoient la destruction et l’aneantissement des gabelles et des aydes. Outre que ces impôts gênent extrêmement les citoiens, ils causent une guerre intestine dans le royaume et des désordres affreux.
Au surplus les habitans s’en rapportent pour bien d’autres objets qu’il seroit trop long de détailler ici, aux lumières, à la sagesse, et au patriotisme de leurs représentants aux états généraux.
Délibéré et arrêté dans l’assemblée paroissiale le vingt deux février 1789.
Signé : Bergnoux, Mellin, Tassin, Verrière, Chamaillard, Blin, Thirault, ne varietur Allix curé de Veaugues.
Le présent cahier de la paroisse de Veaugues a été paraphé par nous contenant cinq pages ne varietur.
Signé : Bengy
On remarque que l’orthographe et le style du curé sont nettement meilleurs que ceux du notaire... Plus succint, ce cahier met surtout l’accent sur la fiscalité et l’état des routes.
A Veaugues, village moins viticole que Bué, les habitants étaient, beaucoup plus souvent que vignerons, « laboureurs » ou « manoeuvres ». Les premiers, propriétaires de leurs terres, de leur charrue et de son attelage étaient donc plus ou moins aisés (voire riches comme celui de la fable...) Les manoeuvres étaient au contraire les paysans les plus pauvres. Toutefois, assez souvent, manoeuvre lors de leur mariage, ils étaient devenus laboureur à leur décès : économies ou héritage leur avait permis cette promotion. Ce fut le cas de mon ancêtre François Chertier (1720-1789). Pierre Fournier (1746-1822), natif du village voisin de Crézancy, puis habitant Veaugues de son mariage (en 1774) à son décès, avait été domestique, puis manoeuvre, avant de devenir vigneron.
Le cahier de JALOGNES semble avoir eu les bords roussis par l’incendie que subirent, au 19e siècle, les archives départementales. On y lit :
Nous tous les habitants de la parroisse de Jalognes animés du patriotisme+ (dans la marge : + le plus pur) et désirant de voir comblé le bonheur et la gloire de notre auguste monarque donnant volontiers les mains à tous les moyens efficaces et constitutionnels de payer les dettes de l’Etat et apurer les finances sur un pied de respect à nos voisins ; nous sousiant quon en previendra pour la suite l’alteration, nous nous interdisons de revenir sur ce qui les a derangées jusqu’à ce jour.
Profitant de la liberté que Sa majesté nous a donnée avec cette bonté paternelle qui fait le plus bel apanage de sa couronne, nous avons appeller à notre decharge :
1° La contribution proportionnelle à la notre des deux ordres privilégiés offerte par la plupart d’eux que nous acceptons et requerons.
2° La supression des aydes, antrées, douannes et peages ;
3° La diminution du sel, de facon cependant, a obvier a la disette, et au monopole qui pourroient suivre d’un commerce trop libre dans les provinces éloignes + (dans la marge : + des salines) et de façon a remedier aux abus de la distribution actuelle.
4° La reduction de touts les impots, en un seul ou deux tout au plus, qui simples dans leurs perception, justes dans leurs repartition, et circonscrits dans chaques parroisses, fairoient face a tous sans grever personnes.
5° La reunion de quelques benefices simples aux fabriques pour suffire aux besoins et reparations des nefs des eglises parroissialles, cimetiere et presbitere, charges qui se renouvellant de jours a autres peuvent être evaluées au dixiême des autres impositions.
Nous esperons que ces cinq moyens prudemment employés, et de la maniere a ecarter tout arbitraire ne surchargeroient aucune classe de l’Etat et soulageroient la derniere qui en a le plus pressant besoin.
Nous nous permettons aussy de demander que la reforme deja ordonnée pour raprocher la justice des justiciables ait lieu, ce qui avec le nouveau code projette la rendroit plus prompte et moins couteuse.
S’il n’est pas possible d’avoir des officiers de justice dans les petites parroisses comme seroit la notre nous souhaiterions d’y avoir une espece de tribune pour les cas de police, et justice qui demandent celerité et menagements tels que les scellés, les inventaires, les tutelles, et en cas de mineurs pauvres ainsi que les moindres delais ; ce tribunal exerceroit ses fonctions gratuitement, et pour cela seroit composé des curés, seigneurs ou leurs fermiers, sindics et procureur fabricien. Le marguillier pourroit en etre le greffier ; on fixeroit les borne de l’auttorité de ce tribunal de facon cependant que pour de legeres amendes il put faire respecter les loix car dans le cas de l’eloignement des juges cette partie de l’administration est negligée, ou ruine ceux qui la requerent, ou … aussy a la necessité ruineuse pour les pauvres de recourir aux huissiers priseurs.
Nous deplorons aussi la mauvaise education de la jeunesse dans les villes, ce qui nous est très couteux sans aucun avantage, ou nous forcent a garder nos enfants chez nous dans l’ignorance.
Ce sont la les doleances et demandes que nous a dicté l’amour du bon ordre, l’esprit de paix, le zele ardent pour le bonheur de notre France.
Nous les soumettons absolument pour la discution, aux lumières plus pénetrantes que les notres, et pour la decisions à l’auttorité souveraine de notre bon Roy et des Etats generaux.
Signé : Pouillot, Chenu, sindic, Pellé, Berthelet, Turpin, Fromion, Garraut, Bédu, Verrière, Bourre ( ?), Thomasson, Pointard, Arthman ( ?)
Le présent cahier des doleances de la paroisse de Jallognes contenant quatre pages compris la presente a eté par nous François Hodeau d’Astilly, avocat au parlement, bailly de Jallognes cotté et paraphé ne varietur pour première et dernière le premier mars mil sept cent quatre vingt neuf.
Signé : Hodeau d’Astilly. (Il a signé chaque page et ce paragraphe est de sa main).
Le présent cayer de la paroisse de Jalognes contenant deux feuilles a été cotté par nous ne varietur. / . Signé : Bengy.
La première des signatures, à côté de celle de Chenu, syndic, semble être celle de mon ancêtre Romble Pouillot (1765-1827), laboureur. Son père Laurent (1737-1785) avait été syndic de Veaugues, où lui-même était né. Mais son épouse Jeanne Rafestin vivait à Jalognes lors de leur mariage, et leur fille Jeanne devait y naître en 1795. Toutefois, il n’avait pas encore 25 ans, âge requis pour participer aux élections.
Claude de Bengy était « Chevalier, Conseiller du Roy, Lieutenant général civil et criminel au Bailliage de Berry, siège présidial de Bourges, Lieutenant général conservateur des privilèges royaux de l’Université de cette ville, seul Commissaire Enquesteur et Examinateur aux dits sièges ». C’est aussi par lui qu’étaient « cottés et paraphés » les registres des paroisses de sa juridiction.
Fiscalité et justice sont les principaux sujets de ces doléances ; s’y ajoute celui de la scolarisation des enfants. Rappelons, d’autre part, que la « fabrique » était un groupe de paroissiens chargés d’administrer les biens de l’église.
La lecture de ces cahiers est à la fois émouvante, car nos ancêtres villageois y expriment, sous la plume de l’un d’eux, leurs soucis et leurs espoirs, et intéressante par ce qu’elle nous fait découvrir de leur vie quotidienne. Et nous voyons, à travers ces doléances, apparaître les problèmes qui sont (toutes proportions gardées) de toutes les époques et de tous les régimes, concernant la cherté de la vie, la lourdeur des impôts, la justice, l’entretien des édifices et des voies de communication, la scolarité...