Après la guerre 39/45, les armées des U.S.A. stationnèrent longtemps en France, jusqu’à la fin des années 60. Dans la région d’Orléans, se trouvaient plusieurs établissements : Harbor Barak en Sologne, un hôpital à La Chapelle-Saint-Mesmin, un centre de matériel dans la forêt d’Orléans, et l’"Headquarters", logé dans les anciennes casernes du 131e régiment d’infanterie, faubourg Bannier, à deux pas de l’endroit où j’habitais alors.
Cela représentait plusieurs centaines de "G.I.", dont beaucoup avec leur famille, qui résidaient à Orléans et dans les environs. Ils vivaient parmi nous, et j’ai fréquenté plusieurs années un nommé Eddy, du même âge que moi, au Collège Sainte-Croix, ainsi que plusieurs autres, et l’une de mes soeurs est sortie quelques temps avec un nommé John, tout jeune soldat.
Il s’était créé en aval un nombre important d’emplois civils pour les français. Le père de l’un de mes amis d’enfance, Dominique, y a travaillé longtemps, et avait procuré un emploi à mon oncle Pierre qui y resta jusqu’à leur départ.
Tout de qui était "Américain" suscitait chez moi admiration et curiosité. Avec Dominique, qui lui aussi partageait ces sentiments, nous traînions souvent aux alentours de la caserne.
A l’entrée, il y avait une petite baraque, toujours fraîchement repeinte en blanc, aménagée en poste de garde. Un "M.P." (Military Police, prononcer M Pi)se trouvait dedans, et un deuxième était en faction dehors, contrôlant et surveillant les entrées et sorties des véhicules et des piétons.
Ces soldats, grands et athlétiques, nous impressionnaient par leur prestance, dans leur uniforme toujours impeccable, leurs "rangers" noires à plusieurs rangées de lacets, et leur casque blanc sur lequel se détachaient les deux lettres noires "M P". Mais quelque chose d’autre nous intéressait encore plus !
Des militaires entraient et sortaient en permanence, mais nous avions pris l’habitude d’y aller vers 17 heures 30, heure à laquelle beaucoup rentraient chez eux. Nous accostions les militaires pour leur demander des "Lucky". Ils nous en donnaient souvent deux ou trois et, parfois, nous avions la chance d’en obtenir un paquet complet ou presque. Dans ce but, nous avions appris quelques phrases en anglais ; cela les faisait sourire et ils se montraient ainsi plus généreux.
Nous avions 12 ou 13 ans, et quel plaisir ensuite de fumer nos "Luckies" fièrement devant les copains admiratifs et jaloux.
Les Lucky Strike étaient les cigarettes que les soldats américains devaient "toucher" chaque mois. Leur diffusion n’était pas encore organisée dans les bureaux de tabac français.
Je me souviens de la "réclame" (on ne disait pas encore publicité) qui en sera faite : un panneau où un homme (en costume) et une femme (jupe au-dessus du genou et talons aiguilles) se faisaient face, tenant chacun l’une de ces cigarettes à la main. Entre les deux, un peu plus bas, le texte suivant, en forme de jeu de mots : "BE HAPPY, GO LUCKY !".
En-dessous, centré, un autre adage : "LUCKIES TASTE BETTER THAN ANY OTHER CIGARETTE", avec sur le côté un G.I. en buste tenant un paquet de "Luckies", caractérisé par un cercle doré entourant un gros rond rouge avec les mots Lucky Strike.
Ces cigarettes, du tabac blond, sans filtre, avaient pour nous un goût "extra", et les fumer représentait le maximum de "la classe".
Ce sont les premières cigarettes que nous avons fumées !
Nous en avons grapillé souvent, et les soldats américains ne rechignaient pas à nous en donner. Je me souviens de leur sourire quand nous leur témoignions notre reconnaissance avec un "thank you" bien appliqué.
Bien évidemment, il n’était pas alors question de demander de l’argent à nos parents pour acheter du tabac, mais nous avions nos "fournisseurs".
Les temps ont bien changés. Les soldats américains ne sont plus là, mais le goût des "Luckies" restent toujours présent à ma mémoire.