A la fin du XVIIIe siècle, la notion d’hygiène corporelle fait peu à peu son chemin ; l’on commence à admettre qu’une véritable toilette ne peut plus se limiter à se laver les mains et le visage et à porter une chemise propre à même la peau. L’eau courante dans les habitations n’existant pas, les villes vont alors voir fleurir des établissements de bains publics, en cabine particulière ou en rivière, comme ce fut le cas notamment sur la Seine à Paris ou sur la Saône à Lyon.
- La Route du Bourbonnais à Vaise
- En haut à gauche, le faubourg de Vaise, alors indépendant, avec la route du Bourbonnais.
Détail du "Plan général des travaux projetés pour l’endiguement du Rhône..." (1830)
(1S098 archives municipales de Lyon)
Dans les faubourgs de Lyon-Vaise du côté de la vieille route du Bourbonnais, rien ne permettait a priori de penser que cette longue maison isolée ouvrant sur la campagne environnante abritait un établissement de bains, qui plus est un établissement recherché par des personnes de qualité. Et pourtant, on ne s’y trompait pas lorsque l’on voyait d’élégants équipages s’arrêter devant la porte. Pour François Debeaune et Elisabeth son épouse, qui avaient aménagé leurs Bains avec soin jusque dans les moindres détails, il fallait éviter de susciter les réactions hostiles de ceux qui réprouvaient encore les pratiques des temps modernes. La discrétion de l’endroit conjuguée au raffinement de l’installation intérieure, en particulier celui des cabinets de bains comme on disait, suffirait à assurer son succès, pensaient-ils. Et ils ne s’étaient pas trompés.
Une fois franchie la porte d’entrée, le hall d’accueil était agencé simplement, avec quelques meubles de bonne facture et sans autre décor que la perspective offerte par la fenêtre ouvrant sur un jardin fleuri et les collines lointaines. Parmi les seize cabinets existants, le client avait le choix. Du plus simple équipé d’une baignoire en fer blanc, au plus luxueux où l’amateur de bains chauds et parfumés pouvait se prélasser tout à loisir dans une vaste baignoire en cuivre rouge garnie d’un drap garantissant la propreté de la baignoire et le confort du client ; il pouvait aussi avoir recours s’il le souhaitait aux soins d’un garçon de bains. Un peignoir chaud lui était apporté au sortir du bain en même temps que des sabots pour se déplacer sans risque sur le sol en marbre. Et pour que le plaisir de la détente soit complet, une boisson chaude était servie à la demande sur la petite table installée près de la fenêtre. En été, les clients préféraient souvent une boisson fraîche que l’on servait alors dans le jardin. Joliment aménagé et fleuri, le jardin était la fierté d’Elisabeth. Elle veillait tout particulièrement à mettre à l’abri avant les premières gelées les pots en terre cuite et les caisses en bois contenant orangers et arbustes à fleurs délicates. Dès le printemps, les orangers en fleurs et les autres arbustes retrouveraient leur place face aux fenêtres des cabinets de bains [1].
La bourgeoisie d’affaires affichait en ce début de XIXe siècle une prospérité financière dont elle était fière ; celle-ci générait alors une clientèle amatrice de progrès, notamment le progrès appliqué aux soins du corps sous toutes leurs formes. On découvrait justement que le bain du corps humain, dans des eaux chaudes ou froides, était bon pour la santé. Aux plus jeunes friands d’activité sportives, on réservait les bains dans le fleuve à partir des petites embarcations, les fameuses bèches amarrées en bordure de Saône.
- Projet de bateaux de bains sur le Rhône (1802)
- Extrait du "Plan d’une partie des quais..." 1S080 archives municipales de Lyon
- Ordonnance de police du maire de Lyon (1820)
La thalassothérapie qui ne disait pas son nom, telle qu’elle était pratiquée en cabine par un maître-baigneur, avait, elle, les faveurs d’un public plus délicat amateur d’eaux chaudes et parfumées. Une clientèle essentiellement masculine, alors que les femmes, souvent, privilégiaient l’aspect hygiène et convivialité. Les Bains de Flore offraient à cet égard toutes les options possibles ; celles qui venaient entre filles pouvaient choisir un cabinet à deux baignoires, ou même trois, tandis que les mères de famille avec enfants disposaient au fond du couloir d’un large espace aménagé de façon moins raffinée certes, mais plus adaptée [2].
En fait, très vite, François avait été tenté par l’aventure. Devenir baigneur d’êtres humains paraissait autrement plus excitant que l’activité familiale consistant à tremper les écheveaux de soie dans des bains de teintures toutes plus irritantes les unes que les autres, ou même que la blanchisserie des effets militaires installée à la sortie de Vaise. Sa rencontre avec Elisabeth avait été décisive.
Même vue des choses et goût du risque partagé, même enthousiasme pour imaginer ce que devait être un établissement de bains remarquable et remarqué, même souci du détail orienté vers un confort toujours plus grand, tels furent les moteurs de leur réussite. Ils n’ignoraient rien du rituel des bains destinés tout à la fois à l’hygiène du corps et à celle de l’esprit. A croire qu’ils avaient fréquenté les hammams ottomans pas seulement dans leurs rêves. Le grand jardin attenant à la maison avec ses bosquets odorants, ses allées fleuries offrant au promeneur des perspectives sur les prairies et collines environnantes, ajouterait encore au bien-être des clients.
Alors, le couple s’installe dans une habitation aux portes de la ville et investit largement dans l’aménagement, juste en face, d’une maison tout en longueur assez vaste pour contenir seize cabinets de bains et tout l’équipement moderne nécessaire au fonctionnement d’un établissement de cette dimension. Un investissement peut-être trop important si l’on en juge par les difficultés que le couple va rencontrer ensuite pour rembourser ses emprunts.
- Lyon le 27 septembre 1816
- Les signatures de l’acte de mariage de François Debeaune et Elisabeth Pelisson.
Les Bains de Flore acquirent une réputation qui déborda bientôt les frontières de la ville de Lyon. Même l’étranger de passage était invité à y goûter [3].
De cette réussite incontestable sur plus de dix années consécutives, les époux Debeaune durent, au final, payer le prix fort. L’un comme l’autre y laissa sa vie plus tôt que prévu ; Elisabeth d’abord – elle avait seulement 37 ans - et François trois ans plus tard. L’atmosphère des cabines de bains, telles des étuves emplies de vapeurs d’eau chaude, de même que les longues journées passées dans une humidité permanente, était peut-être, à la longue, aussi insalubre que la teinturerie industrielle. Sans parler des risques de contagions diverses que la clientèle pouvait propager ; la tuberculose commençait à faire des ravages.
Pour Mélanie et Jean-Pierre, leurs jeunes enfants, l’épreuve fut rude. Mélanie avait seulement treize ans à la mort de sa mère et Jean-Pierre, dix ans. Lorsque le père, à son tour, tombe malade et décède trois ans plus tard, c’est un vrai drame. La famille se mobilise aussitôt, on se concerte, on se heurte vite à l’évidence ; ces malheureux enfants ne peuvent pas rester tout seuls. Quant aux Bains, comment faire dans l’immédiat sans pour autant compromettre l’avenir d’un établissement de plus en plus apprécié et recherché par une clientèle exigeante ?
Les évènements vont alors se précipiter. Dès le lendemain même des obsèques de François, le juge de paix fait apposer les scellés sur tous les biens du défunt [4]. Un conseil de famille est réuni en urgence pour décider des mesures à prendre. Le beau-frère de François, Antoine, qui porte haut et beau, dans la commune voisine, sa qualité d’ancien officier de l’Empire, est alors désigné tuteur des enfants, tandis que le rôle de subrogé-tuteur est confié au frère de François, Louis, teinturier à Lyon. La femme d’Antoine, la tante Marguerite, est déjà installée sur place ; c’est elle qui est venue soigner son beau-frère lorsque le mal a empiré. Elle va être chargée de veiller, sous sa responsabilité, à la conservation des biens mis sous scellés, avec l’aide ou plutôt sous le contrôle de l’autre beau-frère de François, Joseph. Ambiance-ambiance.
- Extrait d’une ordonnance de police du Maire de Lyon (1836)
La fermeture de l’établissement fut de courte durée. Dès le début de l’année suivante, l’activité des Bains de Flore va pouvoir reprendre. La jeune Mélanie révèle alors une capacité d’action insoupçonnée alliée à un tempérament de femme de décision ; somme toute, un vrai talent de femme d’affaires qu’elle va développer tout au long de sa vie. Du haut de ses 17 ans, elle n’ignore rien du fonctionnement de l’établissement. Très tôt, elle avait pris l’habitude de venir seconder son père depuis que sa mère n’était plus là. Elle est prête à relever le défi. Pas question pour elle de laisser péricliter l’œuvre de ses parents. Les Bains de Flore resteront cette entreprise prospère qu’ils ont construite avec amour, avec passion même, aussi longtemps qu’elle pourra leur consacrer toute son énergie. L’oncle Antoine lui fit confiance, la suite lui donna raison. N’habitant pas sur place, il se réservait néanmoins d’assurer le suivi matériel et financier, ainsi que le conseil de famille lui en avait donné la responsabilité.
C’est alors qu’apparaît Jean Chevallier fils.
La trentaine bien avancée, le monsieur affiche, dans sa tenue comme sur son visage, un air de jeune notable qui a réussi. Il exploite et continue de développer avec succès le négoce de bois de construction créé à Vaise, près du pont des Pattes, au début du siècle par son père Jean dit l’Aîné. Il vient même d’acquérir des terrains plus vastes un peu plus loin dans la rue du Mont d’Or avec le projet d’y développer l’affaire et d’y construire sa propre maison. Tout cela se sait dans le voisinage, et se dit, bien sûr.
Apparemment, l’homme est célibataire [5]. Il a du temps, il a de l’argent, on le voit de plus en plus souvent aux Bains de Flore. Tombé sous le charme de la jeune Mélanie, Jean est subjugué ; pour tout dire, impressionné de voir comment chacun ici respecte cette toute jeune femme, chacun l’admire aussi et lui rend hommage à sa façon. Quant à Mélanie, elle ne met pas longtemps à comprendre. Alors, mine de rien, elle réserve au beau Monsieur toujours la meilleure cabine avec la baignoire dernier cri qu’elle vient justement d’acheter.
Jean se trouve vraisemblablement à un moment de sa vie où il souhaite se fixer, avoir un foyer, une vraie maison avec des enfants. Pourquoi pas ? Le monsieur est pressé, il ne perd pas de temps, ni ne s’embarrasse des conventions sociales touchant aux rites de la séduction. Mélanie, elle aussi, n’hésitera pas longtemps malgré la grande différence d’âge. Et bientôt, plus personne n’ignore que Jean et Mélanie sont follement amoureux. Ceux qui s’inquiètent alors de savoir si les jours de Mélanie à la direction des Bains de Flore ne seraient pas comptés, avaient vu juste.
Pour le personnel des Bains, pour les oncles et tante chargés de veiller sur ces enfants - devenus grands plus vite que prévu - c’est le choc. On irait même jusqu’à reprocher à Mélanie d’abandonner le navire et de compromettre l’avenir de l’établissement créé par ses parents. Comme si à 20 ans, il n’était pas légitime d’accorder la priorité à la construction de son propre avenir personnel. Jean-Pierre, le petit frère tout mineur qu’il est, se dit prêt à assurer la relève ; il n’hésite pas à faire valoir que Mélanie, au même âge, assurait, elle, le fonctionnement de l’établissement. Et puis, qui oserait lui contester le droit, en sa qualité d’héritier mâle, de prendre la suite de ses parents ? La situation était délicate, surtout pour les oncles qui avaient leur mot à dire sur l’avenir des deux mineurs ; ceux-ci ne pouvaient se marier sans leur accord.
Jean, le fiancé pressé, décida pourtant de repousser de quelques mois la date du mariage. Apaiser les esprits, trouver une solution qui convienne à tous, était peut-être encore possible, à tout le moins souhaitable. A défaut, Mélanie bientôt majeure n’aurait plus besoin d’aucune autorisation pour suivre l’époux qu’elle s’est choisie. Lorsque moins de deux mois après le vingt-et-unième anniversaire de Mélanie, les futurs époux annoncèrent leur intention d’aller chez le notaire, les choses devinrent plus compliquées que prévu.
Le conflit entre le frère et la sœur au sujet des Bains de Flore n’était pas résolu et empoisonnait les relations familiales. Pour Mélanie, il n’était pas question de voir disparaitre l’établissement de bains créé par ses parents dès lors qu’elle ne pourrait plus en assurer personnellement la direction. Jean-Pierre prétendait quant à lui créer son propre établissement, sur un terrain lui appartenant et selon une formule plus adaptée à l’air du temps et à la nouvelle clientèle. La publication du Manuel du Baigneur par le Dr. Raymond de la faculté de médecine de Paris n’était peut-être pas tout à fait étrangère à la popularisation que connaissaient alors les bains sous toutes leurs formes [6].
Avec cet art du compromis qu’il pratiquait avec talent, et malice peut-être aussi, Jean sortit de son chapeau une solution qui prit tout le monde de court. Il proposait ni plus ni moins d’associer l’oncle Antoine en personne, autrement dit le tuteur du jeune Jean-Pierre, au contrat de mariage de sa sœur. Pardon ! que voulez-vous dire ? Justement l’oncle se voyait confier la mission expresse de construire immédiatement, à l’intention du jeune Jean-Pierre, un nouvel établissement de bains assorti d’une maison d’habitation. Un terrain de la succession des parents jouxtant la toute nouvelle rue des Bains ferait parfaitement l’affaire ; et à cet effet, la totalité du bénéfice réalisé par les Bains de Flore depuis le décès du père était déposée de confiance, écrit le notaire, entre les mains de l’oncle, au lieu d’être partagée entre le frère et la sœur [7]. Tout ceci était clairement énoncé dans le contrat de mariage, et ça a marché. L’oncle accepta la mission et toutes les conditions dont elle était assortie. Puis, tout ce petit monde, l’oncle en tête, mit sa signature au bas du contrat de mariage. Du grand art.
Tel fut le prix que Mélanie accepta de payer en se rendant peu à peu aux arguments de son futur époux. Pour se construire une famille à elle et vivre dans une atmosphère apaisée, il était urgent d’en terminer avec ces sempiternelles discussions et querelles autour de l’établissement de bains et de l’héritage. Mieux encore, il serait salutaire, oh combien ! pour Mélanie de renoncer à tout lien avec ce passé douloureux qu’elle traînait comme un boulet, son jeune frère dût-il être largement bénéficiaire de l’opération.
Et puis, tout près du but, il apparut encore un obstacle ; Jean-Pierre était trop jeune pour hériter. Personne ne semblait y avoir pensé. Il fallut attendre ses dix-neuf ans pour qu’il obtienne le statut de mineur émancipé, une qualité qui lui fut reconnue sans difficulté, on s’en doute. C’est ainsi que, tel un pur-sang piaffant d’impatience sur la ligne de départ, le jeune garçon se trouva, au final, doté de la quasi-totalité des biens venant de ses parents. Le nouvel établissement de la rue des Bains et la maison d’habitation qui l’accompagnait avaient été construits dans les délais, il suffisait d’y transporter tout l’équipement des Bains de Flore pour que les Bains de Vaize, ainsi qu’on nomma l’établissement de la rue des Bains, puissent commencer à fonctionner. Nanti à la fois d’une entreprise et d’une maison lui appartenant personnellement, le jeune homme était à vingt-et-un ans ce que l’on appelait un beau parti [8].
Mélanie avait finalement tout abandonné, non seulement les Bains et la blanchisserie qui allait avec, mais aussi les meubles lui appartenant dans ce qui avait été sa maison de famille au 27 rue du Bourbonnais.
Certains ont pu assimiler cette rupture à une forme d’enlèvement ; Jean en avait préparé chaque étape et son plan a parfaitement réussi. Aucun membre de la famille de Mélanie ne fut même convié en qualité de témoin au mariage civil à la mairie.
Ainsi disparurent les Bains de Flore. Nul n’entendit plus jamais parler des Bains de Flore.
Mélanie en avait assuré personnellement la direction pendant quatre ans seulement. C’est pourtant en qualité de directrice d’un établissement de bains qu’elle est passée à la postérité. Une qualité rare pour une jeune mariée de vingt-et-un ans en 1841 ; les époux en étaient suffisamment fiers, l’un comme l’autre, pour veiller à ce que la profession de l’épouse soit mentionnée en clair par l’officier d’état-civil dans l’acte de mariage.
En revanche, les Bains de Vaize initiés en 1842 par le jeune Jean-Pierre au 8 rue des Bains, et ouverts à un plus large public, connurent une activité presque continue jusqu’au milieu du XXe siècle. Jean-Pierre Debeaune en fut le gérant pendant près de 20 ans.
- Rue des Bains à Vaise
Extrait du recensement de 1846 de la ville de Vaise alors indépendante de Lyon (6 M 75 archives départementales du Rhône). Les sept noms de domestiques qui suivent ceux du couple Debeaune sont ceux des membres du personnel employés dans les Bains de JP Debeaune, ce qui en révèle l’importance. A noter que la majorité sont des hommes, ce qui signifierait que la clientèle masculine desdits Bains était la plus importante. |