Cela ne m’a pourtant pas arrêté quand j’ai eue l’idée de réaliser ce panorama (raccourci car il contiendrait trop d’individus si on ne se limitait pas à six générations) d’une famille que je n’ai évidemment découverte que petit à petit, au cours de recherches sur nos cousins parisiens METTRA. Ceux-ci se sont alliés d’abord aux HERON, famille de la haute bourgeoisie commerçante parisienne et, à travers eux, par deux fois, aux BROCHANT, marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi. La découverte de trois générations de BROCHANT, fils, petits-fils et arrière-petits-fils des premiers, attachés à la même profession a développé ma curiosité sur cette famille.
J’ai voulu en savoir plus sur ses origines. J’ai alors tenté de reconstituer leur généalogie ascendante avec des succès inégaux pour commencer jusqu’à ce que je sois susceptible de remonter leur arbre jusqu’au tout début du XVIIe siècle et là il devenait évident que cette grande famille avait eu une unité exceptionnelle, ayant su préserver les acquis de leurs aïeux jusqu’à la Révolution. Cela méritait d’être raconté d’autant plus que le voyage allait nous transporter dans un monde assez nouveau pour nous, je veux dire pour les membres de ma famille auxquels cette prose est essentiellement destinée : le monde du commerce sous l’ancien régime.
Le double mariage parisien
La circulation est devenue impossible ce matin rue du Marché aux Poirées [2], face à la Halle aux Draps dans le quartier des Halles à Paris : s’ajoutant au flot coutumier des charrettes et porteurs en tous genres, carrosses et berlines agglutinés devant une belle maison à porte cochère paralysent toute la circulation et la grappe de cochers qui propagent les ragots ne font rien pour arranger les choses. Le tumulte qui sourd de l’hôtel fait penser qu’il y a bien cinquante personnes qui se pressent dans la maison de messire Marc HERON, épicier apothicaire.
A voir les beaux habits dont est revêtu tout ce beau monde, il doit s’y passer quelque évènement sans doute peu ordinaire. En effet, le « très haut, très puissant et très excellent Prince Mgr Charles de LORRAINE, pair et Grand Ecuyer de France [3], lieutenant général des Armées du Roi et Gouverneur des provinces de Picardie, Artois et Boulonnais, Pays Conquis et Reconquis », y tient le centre de plusieurs cercles concentriques d’hommes et de femmes dans leurs atours de cérémonie : c’est à qui sera le plus près de lui.
Au premier rang, avec d’amples effets de manches et parlant d’une voix assurée, on distingue le notaire parisien Antoine de LAFOSSE. A ses côtés, avec l’aisance des familiers du prince, Jean-Baptiste BROCHANT, marchand drapier fournissant les Ecuries du Roi et Angélique LEBRUN sa femme ainsi que leurs deux fils Charles et Claude Jean-Baptiste BROCHANT, âgés de 22 et 24 ans, également marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi, accompagnés de leurs deux frères Jacques BROCHANT, de même profession, et Philippe BROCHANT avocat au Parlement.
Dans leur voisinage immédiat, on relève la présence de leurs sœurs Geneviève, Marie Angélique et Marguerite Catherine BROCHANT, celle-ci avec son mari Denis François MORISSE, bourgeois de Paris. Ici, on pouvait encore remarquer Philippe BROCHANT, oncle de Charles et Claude Jean-Baptiste, lui aussi marchant drapier fournissant la Cour et sa femme Marie HAZON, et là Jean-Baptiste LEBRUN, valet de chambre ordinaire du Roi, Denis BECHET, Président à la Cour des Aydes et Marie-Thérèse Le VACHER son épouse, Jacques Noël SALMON, Jacques Noël Marc SALMON, Jacques SALMON et Michel BOUILLETTE tous les quatre marchands drapiers et bourgeois de Paris.
Plus loin, cherchant à se faire une place vers le Prince, on apercevait Marc HERON, apothicaire épicier, bourgeois de Paris, maître de céans, et Marguerite LEBREST sa femme suivis de leurs deux filles Elizabeth Marguerite et Marie, sur la pointe des pieds pour apercevoir le Prince, parées comme au plus beau jour, et bien d’autres personnes encore n’osant rompre ce cercle serré des plus téméraires qui buvaient les paroles de Son Altesse Sérénissime dans les premiers rangs.
Que se passait-il donc ce 30 juin 1720 [4] ? Maître de LAFOSSE allait simplement procéder à la lecture de deux contrats de mariage strictement identiques : celui de Charles BROCHANT avec Elizabeth Marguerite HERON et celui de Claude Jean-Baptiste BROCHANT avec Marie HERON, seuls les prénoms des futurs époux seraient différents. Que deux frères épousent deux sœurs est un phénomène assez répandu, mais le fait que les contrats de mariage soient réalisés au même instant avec les mêmes témoins relève de l’évènement [5].
Bien entendu, chaque futur époux recevra de ses parents une dot identique. Les garçons BROCHANT auront chacun 50.000 livres en avancement d’hoirie et la moitié de la valeur d’une société de commerce créée par leur père avec sa belle-sœur Geneviève LECOUTEULX, veuve de Pierre Paul BROCHANT marchand drapier fournissant la Cour, et qui sera dissoute le 1er juillet 1721.
Les filles HERON, elles, recevront en dot 75.000 livres dont moitié comptant, en avancement d’hoirie et le solde en rentes diverses. Somme toute, deux bons mariages bourgeois tels qu’ils ont coutume de se pratiquer dans ce milieu du commerce parisien aisé sous l’œil complaisant d’un prince de la Cour.
Les marchands drapiers
Ce rassemblement de drapiers n’a rien pour nous surprendre car nous savons bien que les métiers, tant artisanaux que commerçants, se pratiquent de père en fils et que les alliances se font le plus souvent à l’intérieur d’une même corporation. Cela contribue à maintenir la cohésion entre ses membres, à protéger le corps des assauts des autres corps et à verrouiller « le système ». C’est plutôt la qualité de leurs atours et équipages qu’on ne peut manquer de remarquer dans la rue.
Il ne faut pas oublier que les drapiers (marchands drapiers) n’ont rien de commun avec les fabricants de draps (drapiers drapants), puisque les premiers ne pratiquent aucune transformation de matière et se contentent d’effectuer le négoce de draps. Organisés en corporation depuis au moins 1183, ils ont réussi, depuis la fin du quatorzième siècle, à se maintenir au premier rang des « six-corps » de l’aristocratie commerçante. Les six-corps (de métiers) qui ont tenu le haut du pavé pendant des siècles à Paris ont un peu varié puisque, partis des drapiers, épiciers, pelletiers, merciers, changeurs et orfèvres, ils ont vu les bonnetiers prendre la place des changeurs vers 1514, les teinturiers s’y adjoindre un moment et les marchands de vins s’infiltrer quelque temps dans le système mais expulsés au prétexte qu’ils n’étaient pas suivis de la meilleure réputation. Finalement, au début du XVIIe siècle, cet ordre s’est arrêté à la liste hiérarchique suivante :
Les drapiers, dont les armoiries étaient ornées d’un navire d’argent, les épiciers qui avaient deux navires dans leurs armes, les merciers (avec trois navires), les pelletiers (quatre navires), les bonnetiers (cinq) et les orfèvres (six).
Ces petites nuances peuvent nous paraître aujourd’hui anecdotiques et dérisoires. Il faut cependant voir qu’elles avaient une très grande importance car, durant des siècles, toute grande cérémonie officielle telle que l’entrée d’un prince dans la ville de Paris, une nomination administrative de drapiers, une fête religieuse étaient l’objet d’un grand défilé et d’une brillante représentation avec service religieux dans lesquels le Prévost des Marchands avait le rôle principal comme représentant de l’ensemble des métiers de la ville et les « six-corps », avec leurs bannières, le suivaient immédiatement dans l’ordre stricte de préséance établi. Il n’était donc pas indifférent que leurs représentants soient parmi les premiers à être présentés aux Princes et autorités qui présidaient ces festivités. On n’est jamais si bien servi que quand on est près du soleil : cela permet qu’on pense à vous et offre l’occasion de saisir des opportunités qui ne parviennent pas à ceux qui sont trop loin, sans parler des avantages fiscaux ou sociaux relatifs aux conditions de l’apprentissage que leur profession peut obtenir grâce à leur entregent.
Forts de ces privilèges, les drapiers négociaient des draps de toute provenance, aussi bien des environs de Paris, de Normandie, de Picardie, du Languedoc, de Touraine, du Berry que d’Angleterre ou de Flandre quand les productions françaises étaient ruinées par les guerres. Ce commerce très étendu nécessitait des engagements financiers souvent importants que seules les familles riches pouvaient s’offrir. Les risques qu’ils prenaient étaient aussi à la mesure de ce négoce et rares n’étaient pas les déconfitures de ceux qui se montraient trop téméraires et imprudents.
Les BROCHANT ne faisaient certainement pas partie de ces derniers. Ils s’étaient même d’ailleurs arrangés pour s’introduire parmi les rares privilégiés ayant obtenu une charge royale qui les plaçaient dans le petit nombre de ceux bénéficiant d’une clientèle captive dont ils avaient le monopole.
Ils étaient depuis 1615 « marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi ».
Les marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi
Le Roi, ainsi que tous les princes de sa famille d’ailleurs, dispose, pour le servir directement, d’une « Maison » qui, pour la Maison Royale, peut comporter six à huit cents personnes, sans y inclure les effectifs des unités militaires qui lui sont spécialement dédiées. Les principaux rouages de cette Maison sont tenus par quelques princes ou nobles de haut rang sans en exclure pour autant un certain nombre de roturiers de toute confiance.
Cette notion de « Maison » se retrouve bien entendu chez la plupart des courtisans qui, comme les grands seigneurs, disposent tous d’un nombre, variable avec leurs moyens, de valets (valets de pied, cochers, porteurs de chaise, laquais, frotteurs, maître d’hôtel, cuisiniers etc.). Lors des déplacements du Roi dans une de ses résidences des environs de Paris (Versailles, Marly, Saint Germain, Choisy, Vincennes, Fontainebleau, Chantilly par exemple) la Maison du Roi et une grande partie des courtisans suit Sa Majesté dans sa demeure : c’est un immense convoi de deux à trois mille personnes entassées dans plusieurs centaines de carrosses qui, tels les processionnaires, se suivent pour littéralement envahir la nouvelle résidence pour quelques mois. Cela donne lieu à d’interminables chamailleries pour obtenir les meilleurs appartements, en général les plus proches du Roi.
Mais la demeure princière est vide. Il faut donc l’aménager et la meubler et toute cette foule se découvre le besoin d’accommoder à son goût les lieux qui lui sont assignés. Il en profite pour faire réparer tel harnachement, se fournir en objets de toutes sortes ou se faire confectionner une nouvelle tenue. A cet effet, plusieurs centaines de commerçants et d’artisans se déplacent en même temps que la Cour pour subvenir à tous ces besoins : ils sont dits « commerçants ou artisans privilégiés suivant la Cour ». En effet, ne suit pas la Cour qui veut. C’est un privilège qui s’achetait, obligeant l’impétrant la plupart du temps à renoncer à son brevet d’apprentissage pour l’empêcher d’exercer sa profession en dehors de ses fonctions auprès de la Cour. Ces marchands et artisans sont toujours plusieurs dans la même spécialité non seulement afin d’assurer la permanence désirée auprès de la Cour, mais aussi pour faire jouer la concurrence. En 1725 par exemple, les drapiers suivant le Cour sont au nombre de dix.
En revanche, les marchands « fournissant les Ecuries » ou « la Livrée du Roi » ont un statut fondamentalement différent puisqu’ils ne sont pas contraints de se déplacer avec la Cour ni obligés de renoncer à une maîtrise ou un commerce en ville. Ce sont des marchands « ordinaires », c’est-à-dire qu’ils interviennent de façon permanente et non pas extraordinaire [6] ni « par quartier [7] ». C’est un privilège beaucoup plus rare donc plus recherché. Nommés par édit, ces marchands ne connaissent pas toujours les lois du marché concurrentiel puisque les drapiers fournissant les Ecuries du Roi, par exemple, n’ont jamais été représentés que par une seule et même famille depuis 1615 jusqu’à la Révolution. Ils avaient le droit de porter l’épée, ce que n’avaient pas les marchands suivant la Cour.
Les « gens » des Maisons des Princes, seigneurs et courtisans sont revêtus, pour les petits grades, les plus nombreux, d’une livrée aux couleurs de leur maître qui en assure les frais. Ils se fournissent éventuellement auprès des marchands suivant la Cour sans que ce soit une obligation.
En revanche, pour la Maison du Roi, toutes les fournitures sont achetées à des commerçants privilégiés nommés par édit royal. Il en est ainsi de la Livrée comme de l’équipement de la cavalerie. Ce sont aux commerçants « fournissant les Ecuries du Roi » ou « la Livrée du Roi » qui comprend les gens de pied évoluant dans les appartements ou encore « la Maison du Roi », englobant la totalité du personnel dédié à Sa Majesté, que revient cet honneur. Il y a fort à parier que, pour être assurés que leur maison est habillée à la mode, bon nombre de courtisans ont recours aux fournitures de ces marchands privilégiés.
Quant à la couleur de ces livrées concernant les écuries du Roi, elle est impérativement bleu depuis environ 1660. Seuls les pages de la Chambre portent un justaucorps rouge. Quiconque fait porter à ses valets une livrée de couleur bleu, quelle que soit la disposition des galons, se place hors la loi [8] car cela peut induire des confusions avantageuses pour le contrevenant qui peut aisément passer pour un officier du Roi. Mais cela ne semble pas entraîner de sanction. De même l’or et l’agent des galons sont réservés aux justaucorps de la Livrée du Roi à l’exclusion de toute autre Maison.
La fonction de marchand drapier fournissant les Ecuries du Roi existait de longue date, peut-être même avant Henri IV. Elle consistait à fournir aux tailleurs du Roi les étoffes nécessaires à la confection des costumes ordinaires ou d’apparat et des livrées de tout le personnel évoluant dans la sphère des Ecuries, Grandes ou Petites. Or nul n’ignore l’importance du cheval de selle ou de trait à cette époque, ce qui implique nécessairement un personnel très nombreux, évoluant sous l’autorité du Grand Ecuyer.
A titre d’ordre de grandeur, en 1760, la Grande Ecurie comportait un effectif de 333 personnes et la Petite Ecurie 247, ce qui représente un total de 580 personnes dont il fallait assurer l’habillement. Parmi eux, on comptait 42 grands valets de pied, 75 pages, 200 aides palefreniers, 8 maîtres maréchaux-ferrants, 9 maîtres pour enseigner diverses disciplines aux valets de pied etc. Les plus humbles dans leurs fonctions, côtoyant le crottin, ont droit à une tenue offerte par le Roi, ce qui constitue une gigantesque garde robe régulièrement renouvelée. Afin de limiter les dépenses, les contrôleurs feront réduire le nombre de personnes employées aux Ecuries qui n’avait cessé d’augmenter jusqu’au début du XVIIIe siècle. Mais les coupes sombres que réaliseront Louis XV et surtout Louis XVI parmi leurs gens de Maison ne verront pas pour autant les gages correspondants supprimés : ils seront en général versés jusqu’à la mort des officiers dont le poste avait été supprimé.
En fait, la magnanimité du Roi, depuis le règne de Louis XIV, reste grande en ce sens que les vieux serviteurs reçoivent non seulement une pension lors de leur mise à la retraite effectuée sur leur demande, mais aussi, assez souvent, des habits neufs ce qui accroît sensiblement la clientèle des fournisseurs. N’imaginons pas toutefois que la kyrielle des retraités ait quelque chose de commun avec celle d’aujourd’hui car d’une part l’espérance de vie était considérablement plus basse qu’aujourd’hui, d’autre part il fallait vraiment une raison grave pour demander sa mise à la retraite. .
Cette générosité royale s’étendait également à « des personnes qui ne sont point au service de Sa Majesté mais à celui des officiers de Sa Majesté » comme par exemple les 12 valets de pied du Grand Ecuyer, son cocher et son postillon ou bien les 12 valets de pied des enfants de la nourrice du feu Roi (il s’agit de Louis XIV) auxquels il était accordé un habit à la charge du Roi de façon assez régulière [9].
Bien entendu, il n’était pas question de fournir chaque année un costume neuf à tout ce beau monde. La périodicité des renouvellements était assez variable selon les catégories de personnes. Cela pouvait être de l’ordre de un an et demi à deux ans, pour les plus favorisés mais il existait de nombreuses occasions pour lesquelles certains personnels devaient avoir une tenue particulière qui s’ajoutait à la tenue ordinaire, notamment à l’occasion des deuils. Il ne s’agissait pas tant des deuils des enfants ou petits-enfants royaux pour lesquels il était, à la limite, malséant de porter le deuil, c’était d’ailleurs la même chose dans les familles bourgeoises, qu’à l’occasion du décès de princes étrangers évidemment toujours liés à la famille royale de France tels le prince d’Espagne, le Roi d’Espagne, la Reine d’Angleterre celle de Sicile. Il pouvait aussi s’agir de l’entrée (la première venue) à Paris de la Reine, de la cérémonie du sacre ou celle du mariage du Roi, le deuil des Rois de France etc.
Arrêtons-nous un instant sur ces cérémonies de deuil à la cour [10] :
Rappelons que l’usage voulait qu’un père ou une mère ne porte pas le deuil de leurs enfants. Pas plus qu’on ne portait le deuil d’un enfant n’ayant pas atteint l’âge de dix-huit ans [11]. Pour la famille royale, il en est de même mais toutes les autres personnes le portent. Le Roi décide s’il s’agit d’un grand deuil ou d’un petit deuil qui apportent des nuances de tenue vestimentaires et de durée. En ce qui concerne le grand deuil, celui-ci comporte trois temps distincts.
Le premier temps le Roi porte habit, veste et culotte de drap violet, l’habit boutonné jusqu’en haut sans laisser voir la chemise, les manches fermées jusqu’au poing avec petite manchette plate. Le collet garni d’un rabat de toile de Hollande, bas de laine violette, souliers de drap violet avec boucle d’acier tirant sur le violet, épée d’acier de même couleur et ceinturon de drap violet, gants violet.
Pour les autres personnes la couleur violette est remplacée par le noir.
Le deuxième temps se caractérise essentiellement par l’échange des bas de drap par des bas de soie et le port de l’épée d’argent.
Le troisième temps, le Roi et toutes les autres personnes portent l’habit de soie noire, des bas de soie blancs et le nœud d’épée noir et blanc.
Les femmes sont aussi astreintes à utiliser le drap pour le premier temps et la soie pour les deux autres.
Pour les grands deuils, la chambre et l’antichambre du Roi sont tendus de violet, tout comme les fauteuils et tapis de la chapelle ainsi que ses voitures. Il en est de même pour les princes de la famille royale. Les ministres, officiers civils et militaires, les pairs de France, les députés, conseillers d’Etat drapent leurs voitures en noir. La livrée des maisons de toutes ces personnes est aussi habillée de noir.
Tous ces détails font mieux apprécier l’importance des achats que de telles cérémonies peuvent engendrer même s’il est vrai que chacun ne devra pas nécessairement reconstituer sa garde-robe en totalité à chaque cérémonie.
Notre habillement a tellement évolué depuis l’Ancien Régime que, pour mieux comprendre le travail en jeu, il semble nécessaire de définir les différentes parties composant un habit. Celui-ci pouvait se composer du pourpoint, de la trousse, des chausses, du justaucorps, du jupon, du manteau et du surtout. Bien sûr, tous ces éléments n’étaient pas portés ensemble.
Le pourpoint est la partie du vêtement couvrant du cou à la ceinture. La trousse est une sorte de culotte courte qui ne pend pas et qu’on ne trouve plus guère au XVIIIe siècle. Les chausses ou haut-de-chausses sont la partie inférieure de l’habit de la ceinture aux jambes, c’est ce qu’on appellera la culotte. Le justaucorps est un vêtement serré à la taille muni de manches et de basques généralement assez longues, c’est en fait une sorte de blouse. Le jupon est une sorte de grand pourpoint ou de petit justaucorps qui a de longues basques, ne serre pas le corps et est une espèce de veste propre pour l’été. Le manteau, enfin, lui, n’a pas vraiment changé de nature et le surtout est plus grand et plus ample que ce que l’on conçoit aujourd’hui.
La livrée est une marque d’asservissement et un gage de prestige, comme le dit François Lafabrié [12].
Il est bien certain qu’entre l’habit des Grands Valets de Pied qui entourent le carrosse du Roi et celui des aides palefreniers, il a un monde tant dans la complexité de l’habit lui-même que dans la nature et l’opulence des étoffes qui le composent ou dans ses ornements et leur richesse, ne serait-ce que parce que les uns vont servir à l’extérieur et les autres à l’intérieur donc sujets à des usures différentes. Cette disparité sera du même ordre entre les tenues des premiers valets des pages (ils ne sont que quatre à la grande Ecurie) et celle de leur maître à tous, le Grand Ecuyer.
Examinons par exemple de quoi se compose un habit complet de page en 1706 [13] :
Par comparaison, un habit de cocher ne coûtera que 296 livres alors qu’un surtout de page se paiera 424 livres dont 303 pour dix aulnes de galon d’or et autres galons. Or, pour situer ces dépenses dans la hiérarchie des valeurs, il faut se rendre compte que la dot de la fille d’un petit artisan sera souvent de l’ordre de 500 livres ou bien qu’une berline vaut environ 600 livres.
Pour aller à l’extrême, voici ce qu’il a fallu payer en fournitures aux drapiers BROCHANT frères pour l’habit de son Altesse Mgr le Prince Charles de Lorraine, grand Ecuyer, à l’occasion de la cérémonie du sacre de Louis XV en 1722 :
A ces montants, nettement délirants, il faut ajouter une ou deux centaines de livres pour les petites fournitures diverses et la façon. On ignore le bénéfice que pouvaient réaliser les drapiers sur de tels marchés mais il ne serait pas anormal que, pour compenser des marchés traditionnels où les prix sont beaucoup plus serrés, des fournitures exceptionnelles de ce genre procurent des revenus substantiels. Cependant, il faut remarquer que la facturation étant, comme nous l’avons vu, très précise, un contrôleur averti réprimera assez facilement des abus que la situation de monopole pourrait faire naître.
L’ensemble des fournitures énoncées ci-dessus dépasse largement, on s’en rend compte, le seul cadre de celles qu’est censé présenter un marchand drapier. En effet, les boutons de tissus ou de métal précieux, les galons, franges et autres bordures d’habits et de chapeaux sont davantage du ressort des passementiers et des merciers.
Les passementiers étaient susceptibles de fabriquer un nombre considérable d’objets tels que les dentelles de toutes sortes, les houppes, les bourses au crochet, les cordons de chapeau, tous les boutons possibles en tissus, à lacets, garnis, les bouquets, éventails, aigrettes, poignées de dagues etc.
Quant au métier de mercier, s’il n’est pas le premier dans les « six-corps », ses membres peuvent toutefois être fiers d’en avoir toujours fait partie, depuis l’existence de cette hiérarchie. C’est un métier bien particulier qui, pendant plusieurs siècles, était dit « libre », c’est-à-dire que, pour s’établir, il suffisait de prouver aux jurés que l’on possédait un capital suffisant et qu’on connaissait la profession. En somme, une surface financière était exigée pour s’établir car le métier pouvait conduire à d’importants engagements financiers. La contrepartie de cette exigence se retrouvait évidemment dans une confortable rentabilité pour peu que l’affaire soit bien gérée. Ceci nous est confirmé par un auteur du XVIIe siècle qui dit « ce corps est plus riche tout seul que les cinq autres corps de marchands, et on lève sur eux autant que sur les autres ensemble.. » [14].
Les merciers constituent le seul corps auquel toute fabrication est interdite mais en revanche auquel est autorisé le négoce de toutes espèces d’objets et de produits allant des armes aux étoffes en passant par les parfums, les rasoirs, la joaillerie, les draps d’or et d’argent, les galons, les gants etc. On disait :
Si la fabrication leur est interdite en tant que telle, il ne leur est pas interdit d’enjoliver des ouvrages en leur ajoutant des galons ou des rubans pour agrémenter leurs articles. On imagine sans peine ce qu’un tel commerce pouvait proposer aux écuries du Roi en matière de plumes, chapeaux ornementés, baudriers, galons, parures, jabots, objets de toilette pour les hommes et pour les chevaux, armes blanches d’apparat etc.
Ainsi, pour permettre à la famille Brochant d’assurer la fourniture quasi complète des éléments composant un habit, le Roi accorda à Mathurin BROCHANT dès le mois de mai 1615 des lettres de provision pour « l’état et la charge de marchand fournissant les Ecuries du Roi » [15] à la suite de la mort du précédent marchand, Jean COUSTARD. Cette nomination, sans précision de la nature du commerce, l’autorisait pleinement à fournir en plus des draps constituant la base des habits, tous les galons, soieries de doublure, boutons, boucles, fils de toute nature au grand dam des merciers professionnels ayant pignon sur rue à Paris.
En 1639, quand il passera la main à son fils Paul en démissionnant de sa charge, la lettre de provision ne sera pas davantage explicite. Une précision apparaît en février 1649, dans un sauf-conduit établi par la Reine Régente pour Paul BROCHANT, marchand fournissant la Grande et Petite Ecuries, autorisé à « faire porter de Paris en ce lieu (Saint Germain en Laye) toutes sortes de marchandises de draperie et mercerie pour le besoin et la commodité de ceux de notre Cour et suite » à l’attention de tous ses lieutenants généraux en ses provinces et armées. Paul était alors établi rue du Four [16], près de la rue Saint Honoré, à deux pas de la halle aux Draps. Son frère Mathurin, bien qu’associé à Paul dans son commerce de draperie avec les particuliers, ne semble pas avoir bénéficié ou souhaité bénéficier de la transmission de la charge paternelle. Il décédera d’ailleurs prématurément vers 1652.
En 1683, Pierre Paul, Philippe et Jean-Baptiste BROCHANT, fils de Paul démissionnaire, sont revêtus de ses charges de marchand drapier et mercier en survivance. La même année, les trois frères se verront également investis de la charge de marchand passementier qui leur est attribuée par démission de Louis LEGRAND et non pas par celle de leur père. On voit là très clairement que cette charge de passementier n’avait pas été jointe à celles de drapier et mercier dont Paul était revêtu. Il aura sans doute fallu pas mal de perspicacité et d’à-propos à Paul pour avoir su profiter de la démission du sieur LEGRAND pour faire bénéficier ses fils de la totalité des trois charges de « marchands drapiers, merciers et passementiers fournissant des Ecuries du Roi ».
En 1687, Paul BROCHANT eut l’occasion d’acheter pour 66.000 livres [17] un hôtel parisien sis au carrefour de la rue de l’Arbre Sec et de celle des Fossés Saint Germain l’Auxerrois appelé l’hôtel des Sourdis. Il appartenait à la famille d’ESCOUBLEAU de SOURDIS et son dernier possesseur, compromis dans l’ « affaire des poisons » et criblé de dettes fut contraint par ses créanciers à mettre en vente son hôtel parisien. C’est ainsi que cette belle et vaste demeure à porte cochère est devenue propriété des BROCHANT. Elle comportait deux cours, un corps de bâtiment central à six travées sur deux étages, les bâtiments en ailes montant sur trois étages. La propriété incluait l’usage d’une chapelle dans l’église Saint Germain l’Auxerrois avec cave pour la sépulture. Les BROCHANT ont su agrandir leur territoire en achetant plus tard un hôtel voisin dit hôtel Saint Benoît et deux autres maisons. Ils utilisèrent l’hôtel des Sourdis à la fois comme magasin et domicile de plusieurs branches familiales et le conservèrent dans la famille jusqu’en 1903 [18]. Claude Jean-Baptiste BROCHANT des TOURTERELLES fit entre temps démolir l’hôtel initial et reconstruire celui-ci en 1768 par l’architecte Claude Martin GOUPY tel qu’on le voit aujourd’hui.
Dans la confection des habits et tenues diverses fournies à la Livrée et aux Ecuries, l’autre partie prenante est constituée par les tailleurs fournissant les Ecuries. Ceux-ci ne furent pas les derniers à protester de l’empiètement excessif des BROCHANT sur leurs prérogatives. On se rappelle combien était réduite la part de la confection dans la réalisation d’un habit : par exemple 9 livres de confection pour une casaque de maître maréchal-ferrant revenant à 194 livres ou 25 livres de confection et menue fourniture pour un habit de 233 livres. Le chiffre d’affaires réalisé par chaque tailleur était d’autant plus réduit qu’ils étaient une bonne douzaine à se partager le privilège de travailler pour les Ecuries du Roi. Dès la fin du XVIIe siècle, le conflit s’envenime et la médiation du Grand Ecuyer est sollicitée.
Cependant Louis de Lorraine adresse l’ordre suivant en 1706 [19] :
« Ordre de fournir incessamment par les frères BROCHANT et par les tailleurs, chaussetiers pourpoinctiers fournissant les Ecuries du Roi les étoffes, galons et autres choses qu’ils ont accoutumé de fournir pour faire les habits ci-après nommés :
par les sieurs BROCHANT pour faire les manteaux, justaucorps des pages de la Grande Ecurie, ceux des Haras de Saint Léger et de la Vénerie, les justaucorps des grands et petits valets de pied du Roi, de Mgr le Dauphin, de Mgrs les Duc de Bourgogne et de Berry, les casaques et justaucorps des cochers, postillons, porteurs de chaise tant ordinaires qu’extraordinaires, les justaucorps des maîtres palefreniers et aides tant de la Grande que de la Petite Ecurie. » Suivait une liste de vêtements à fournir également par les tailleurs.
En principe, les tailleurs n’étaient appelés que pour les façons et ne pouvaient rien fournir parce qu’ils n’étaient pas marchands. Mais les difficultés continuelles qu’il y avait sur ce point entre les tailleurs et les pourpoinctiers [20] donnèrent lieu à l’union qui fut faite en 1656 du corps des pourpoinctiers à celui des tailleurs. De là naquit cette ambition légitime des tailleurs d’accroître la panoplie de leurs fournitures pour faire pièce au privilège, considéré un peu à juste titre comme exorbitant, des BROCHANT.
S’appuyant sur des coutumes qu’on peut qualifier de quasi centenaires, les frères BROCHANT établissent vers 1729 un « état détaillé des fournitures de la livrée et de ceux qui les doivent faire ». On y distingue clairement que les tailleurs ont le privilège limité de fournir toutes les vestes, culottes et bas des Ecuries ainsi que les manteaux des maîtres palefreniers et de leurs aides. Les matériaux concernés sont de petite qualité (finette ou camelot). A peu près tous les autres vêtements sont du ressort des frères BROCHANT. Il semble que cette répartition des tâches ait finalement reçu l’approbation des parties sans doute après l’intervention de Grand Ecuyer passablement importuné par ce conflit d’intérêt.
A l’occasion de cette bataille de chiffons, nous avons pu observer que la charge de tailleur fournissant les Ecuries du Roi s’achetait entre 7 000 et 20 000 livres au cours du premier quart du XVIIIe siècle. Quant à la vénalité de la charge de marchand drapier fournissant les Ecuries du Roi, on en retrouve la trace dans deux contrats :
- celui du mariage de Claude Jean-Baptiste BROCHANT avec Angélique Geneviève MARIETTE [21] en 1745 où il est dit que, parmi les apports du futur, il y a une somme de 13 600 livres que son père avait déboursée pour son fils pour les droits et frais de la survivance obtenue en sa faveur des trois charges de marchand drapier, mercier et passementier des Ecuries du Roi.
- et celui de la liquidation partage à la mort de Pierre Jean BROCHANT fils de Claude Jean-Baptiste BROCHANT [22], et époux de Marie-Constance LEMPEREUR, où il est indiqué que la survivance des charges du père à ses deux fils Pierre Jean et Félix avait coûté 21 000 livres en 1774.
Mais revenons à cette matinée du 30 juin 1720 au cours de laquelle les deux frères BROCHANT épousaient les deux sœurs HERON. Nous avons vu que l’invité d’honneur était le Grand Ecuyer, Charles de LORRAINE. Maintenant sa présence n’est plus pour nous surprendre car il était en quelque sorte l’invité d’affaire puisque son rôle, auprès du Roi, est de commander à tous les gens des Ecuries, y compris évidemment de pourvoir à leur équipement. C’est donc lui qui passe les marchés avec les fournisseurs privilégiés. Aucun mémoire de fournitures ne sera payé qu’il ne soit accompagné d’un ordre d’exécution équivalent à une commande.
Originellement, les livraisons de vêtements étaient faites à époques fixes d’où leur nom de livrées. On peut aisément imaginer que fournir les Ecuries du Roi représente un chiffre d’affaires considérable qu’il convient de ne pas rater. L’acceptation de Charles de LORRAINE d’assister à ces mariages est donc du meilleur augure. Quelle aubaine !
Il est vrai que les BROCHANT paraissent avoir satisfait leur royal client avec suffisamment de sérieux et de compétence pour occuper la charge depuis plus d’un siècle sans discontinuer et cette satisfaction perdurera encore pendant près de soixante dix ans. De plus, bien qu’en position de monopole, les BROCHANT n’ont pas toute latitude pour s’engraisser librement sur la cassette du Roi. D’abord parce que ce monopole n’est qu’apparent car il suffirait d’un mot du souverain pour ouvrir le marché à la concurrence ou même rayer les BROCHANT des fournisseurs. Certes ce n’est pas dans les habitudes mais on ne sait jamais : on a vite fait de déplaire ! Ensuite parce que toutes les fournitures sont soigneusement comptabilisées et présentées au trésorier des Ecuries qui peut en vérifier à loisir les volumes comme les prix unitaires et elles correspondent toutes, nous l’avons vu, à des ordres très précis. Le jeu des fausses factures ou des factures gonflées n’est donc pas de ceux auxquels on se risquerait. D’ailleurs cela ne ressemble pas à la discipline de la famille BROCHANT, respectée et respectable par ses nombreuses actions charitables.
Mais au fait, de quoi s’agit-il en termes de volumes ? Quels sont les chiffres d’affaires réalisés de cette façon et comment les paiements sont-ils effectués ?
La médaille et son revers
La comptabilité des Ecuries du Roi pour la période antérieure à 1717 a été perdue. En revanche, à partir de cette année-là, et jusqu’en 1790, on retrouve à peu près toutes les facturations de la famille BROCHANT adressées au Grand Ecuyer [23] pour la seule Livrée. Comme nous le verrons par la suite, la Livrée, qui concerne du personnel de la Maison du Roi hors Ecuries, ne représente qu’une très faible part du commerce existant avec les BROCHANT.
Avec des variations assez substantielles d’une année à l’autre, on peut dire que les montants moyens annuels de fournitures pour la Livrée du Roi sont de l’ordre de 10 000 livres. A des fournitures récurrentes peuvent venir s’ajouter des fournitures pour des occasions exceptionnelles telles un habit de bal (2 600 livres en 1721), un habit de cérémonie (9 800 livres en 1722), des habits pour le deuil de la reine de Sardaigne pour le maître d’hôtel, le chef de cuisine, les valets de chambre et les valets de pied du Grand Ecuyer (4 000 livres en 1728), du velours ciselé pour une voiture (1 500 livres en 1731) un habit « riche » brodé en or (5 900 livres en 1736).
Bien qu’il n’existe pas d’informations sur les mémoires présentés par les BROCHANT au XVIIe siècle, nous avons retrouvé dans le contrat de mariage de Louis BROCHANT avec Angélique DAVERDOING en 1668, un état des billets que détenait son père, Mathurin BROCHANT. Il y est fait mention d’un billet signé en 1621 de « 6 280 livres dues par le Roi pour les années 1614 et 1615 pour fournitures extraordinaires faites ès Ecuries du Roi à cause du mariage de Sa Majesté et de Mme sa sœur ».
La copie [24] d’un acte notarié du 4 mai 1660 [25] nous apporte une autre information : « 550 livres tournoi de rente constituée au sieur BROCHANT en 1654 par le prélèvement de 4 livres distraites sur les 10 livres 5 sols qui se payent pour chaque muid de vin entrant en la ville de Paris jusqu’à atteindre la somme de un million de livres » : il s’agit des droits d’octroi qui servent à constituer des rentes pour l’Etat. Plus loin il s’agit d’une dette de 4 375 livres pour des fournitures ès-écuries de Sa Majesté envers Paul BROCHANT contractée depuis 1645 (nous sommes en 1660 !), plus loin encore il est mentionné un « billet de l’Epargne » de 12 268 livres servant à rembourser des achats faits à Paul BROCHANT.
Ces sont des preuves évidentes que, dès le début des relations commerciales avec la Maison du Roi, les BROCHANT étaient payés notamment par le biais de rentes ou de billets avec des échelonnements souvent très longs ce qui constitue une charge supplémentaire et naturellement un risque financier non négligeable à une époque où la banqueroute de l’Etat n’est jamais loin.
Malgré les difficultés financières rencontrées par le gouvernement à l’époque du système Law (1716 à 1720), les paiements de ces mémoires, parfois échelonnés même pour des sommes modestes, interviendront néanmoins dans les délais raisonnables de six à douze mois. Les choses vont commencer à se gâter vers 1737, avec la reprise des guerres. Les fournitures de cette année qui s’élèvent à 16 300 livres vont s’échelonner de janvier 1740 à juin 1742. Deux ans plus tard les 24 500 livres que coûteront les tissus et galons fournis pour le mobilier de l’Hôtel de Paris de S.A.R. le Prince de Lorraine seront réglées entre juin 1742 et avril 1745, sans un sou d’intérêt. Mais qui oserait en demander ?
Ces retards très pénalisants pour la trésorerie des BROCHANT ne devront pas les dissuader de continuer à procurer les matériaux nécessaires à la confection de la Livrée. Par dessus le marché, il faudra également répondre à la demande personnelle du Comte de Brionne, le Grand Ecuyer en survivance à partir de 1746, pour son propre usage et celui de ses gens.
En fait, les documents précédents ne concernent que la Livrée. Or le personnel des Ecuries est infiniment plus nombreux et nécessite l’engagement de volumes très supérieurs à ceux de la Livrée. On s’en rendra compte par l’extrait que voici d’une lettre [26] de la Société BROCHANT à Mgr AMELOT, Secrétaire d’Etat :
« Monseigneur,
La société BROCHANT, marchands fournissant les Ecuries et Livrée du Roi, ont l’honneur de vous représenter que la nature de leurs fournitures ne permet pas que les mémoires de l’année 1776 soient arrêtés avant le mois de juin ou juillet 1777, d’autant plus qu’ils sont obligés d’y insérer ceux d’un grand nombre d’ouvriers qui travaillent pour les mêmes objets [27].
Ils sont accoutumés depuis plusieurs années à recevoir de mois en mois un douzième des fournitures d’une année. L’exactitude scrupuleuse avec laquelle on a effectué les paiements leur a fait prendre avec assurance des engagements qu’ils ne pourraient plus remplir si on attendait pour leur faire donner de l’argent que les ordonnances de 1776 fussent expédiées.
Ils prennent la liberté de vous observer qu’une diminution actuelle sur les prix de leurs fournitures serait entièrement opposée à l’esprit du règlement qui dit que chaque fournissant « doit naturellement exiger un intérêt proportionné au bénéfice de ses fonds dans son commerce, et chercher encore la compensation de l’inquiétude inséparable d’un long crédit ». Leurs fonds ne sont assurément pas illimités et ils ne peuvent s’empêcher de dire que leur inquiétude ne peut pas l’être non plus. Ils seront les premiers à proposer toutes les diminutions possibles à mesure que les paiements seront rapprochés.
Il leur est dû pour les années 1774, 1775 et 1776 2 302 708 livres. Outre cette somme, il leur reste encore dû 706.000 livres pour le deuil du Roi en 1774 et sur le Sacre en 1775 qu’on leur avait promis de payer comptant, promesse dont Mgr le Comte de MAUREPAS a une pleine connaissance.
Dans cette position, ils vous supplient de vouloir bien faire ordonner la continuation de leurs paiements de la même manière qu’ils ont été faits les années précédentes.
Ce qu’ils pourront obtenir sur les quatre millions destinés par le Roi à l’acquit des anciennes dettes serait porté à compter des fournitures subséquentes et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se trouvent au courant. Par ce moyen les intentions bienfaisantes de S.M. seront également remplies et la confiance que donnera l’exactitude des paiements bannira toute inquiétude.
La perte énorme qu’ils ont faite en 1770 sur 720 000 livres en contrats de l’emprunt d’Alsace ne peut que les faire trembler sur le sort des dettes arriérées. ./. »
En l’absence de comptes des fournitures livrées aux Ecuries, cette lettre de réclamation nous donne plusieurs éléments nouveaux des plus précieux. Tout d’abord, il est clair que le chiffre d’affaires annuel moyen ordinaire effectué avec les Ecuries des années 1774 à 1776 est de l’ordre de 700.000 livres, les fournitures de la Livrée restant toujours voisines de 10.000 livres par an comme l’indique un état des mémoires concernant ce sujet à la même époque.
Par ailleurs, on constate que les dettes extraordinaires (deuil de Louis XV ou sacre de Louis XVI), loin d’être négligeables puisqu’elles peuvent représenter la moitié du chiffre d’affaires ordinaire, sont aussi mal payées que le reste en dépit de toutes les promesses.
Enfin, non seulement les retards de paiements sont importants mais encore quand ils interviennent, ils sont de plus en plus souvent effectués par le biais d’emprunts qui peuvent se révéler creux à l’usage.
Ces avatars, dont nous ignorons comment ils se sont terminés n’ont pas découragé les frères BROCHANT puisqu’ils continueront fidèlement à fournir la Cour jusqu’en 1790 mais il semble qu’on ait réduit quelque peu le train du règne précédent.
A titre d’exemple, un mémoire exécuté en décembre 1779 donne le détail des fournitures de la société BROCHANT aux Ecuries du Roi. En voici une partie de son contenu qui a le mérite de donner une vision exacte des quantités astronomiques de tenues commandées :
- 87 habits complets de page (justaucorps, veste, culotte et bas) dont 44 en Grande Livrée et 41 en Petite Livrée : 42 673 livres
- 18 surtouts : 9 500 livres
- 48 chapeaux de castor bordés d’or pour les pages de la Grande Ecurie : 2 550 livres
- 91 redingotes dont 46 pour la Grande Ecurie, 41 pour la Petite Ecurie, 2 pour la Vénerie et 2 pour les haras : 7 657 livres
- 97 habits complets de valet de pied (42 Grande Ecurie, 55 Petite Ecurie) : 34 127 livres
- 25 habits complets identiques (12 Grande Ecurie, 4 Ctesse de BRIONNE [28], 4 Premier Gd Ecuyer Grande Ecurie etc.) : 8 795 livres
- 84 roquelaures [29] de valet de pied : 9 227 livres
- 108 habits complets (cochers, postillons et porteurs de chaise) : 3 800 livres
- 29 habits de maître palefrenier : 10 200 livres
- 10 habits de piqueur de la Grande Ecurie : 4 650 livres
- 24 ceinturons de ruflette couverts de galon d’or double et argent uniforme de la Vénerie du Roi : 1 440 livres
- 14 habits de piqueur : 7 012 livres
- 13 habits complets de sous-piqueur : 4 400 livres
- 426 habits complets d’aide palefrenier (102 pour les ordinaires de la Grande Ecurie, 172 pour la Petite, 149 palefreniers surnuméraires, 25 en l’équipage de Mr d’ABZAC, 24 pour celui de Mr de La NIQUE, 46 pour la Petite Ecurie etc.) : 69 600 livres
- 229 habits complets en livrée (124 Grande Ecurie, plus palefreniers de nombreux seigneurs) : 61 000 livres
- 239 manteaux de camelot [30] 30 bleu : 14 600 livres
- 39 surtouts de Calmande, 47 surtouts de Bouracan, 200 autres surtouts : 16 000 livres
- 728 chapeaux pour les aides palefreniers mêlés de poils : 12 000 livres
- 45 habits tout unis pour palefrenier : 4 700 livres
- 23 habits pareils à ceux des maîtres palefreniers : 9 500 livres
- 68 habits complets de drap de Berry bleu bordé d’un gallon d’argent pour plusieurs ouvriers et autres : 12 400 livres
- 55 habits complets de petite livrée pour les frotteurs, commissionnaires des pages de la Grande Ecurie : 9 600 livres
- 11 habits pour la petite Oye à l’ordinaire pour les Suisses : 4 300 livres
- 1 habit pour BRIORET, amasseur de gibier du roi : 595 livres
- 31 habits complets à l’ordinaire pour musettes, fifres, hautbois et cromornes de la grande Ecurie : 4 700 livres.
Au total, le mémoire s’élevait à 425 811 livres dont 180.000 pour l’habillement dans l’Etat de la Dépense Ordinaire des Ecuries du Roi en 1778.
Le seul élément favorable pour les BROCHANT en matière de règlement est le fait que Pierre Christian TESSIER, un de leurs cousins, puis son fils Christophe Jacques, occupèrent la charge d’Intendant et Contrôleur Général des Ecuries sous le règne de Louis XV et furent peut-être susceptibles d’accélérer les paiements, mais, après tout, le cousinage était éloigné et les cousins ne faisaient qu’autoriser les paiements : furent-ils des aides précieuses ? Nous n’en savons rien.
En revanche, il y a tout lieu de penser que les difficultés financières dans lesquelles s’est débattu le gouvernement jusqu’à la fin de la monarchie n’ont pas amélioré les conditions de paiement des fournisseurs des Ecuries. Nous n’avons pas retrouvé de traces de l’état de ces dettes au moment de la Révolution. Il est très vraisemblable qu’en dépit de la réduction progressive du train de vie du Roi, du ralentissement et du peu d’enthousiasme que les frères BROCHANT ont dû observer dans l’exécution des ordres, les mémoires se sont empilés sur le bureau du Contrôleur des Ecuries et qu’ils ont ainsi laissé une grosse ardoise. Certes, les responsables financiers de la Convention se sont généralement efforcés de rembourser les offices achetés au Roi, les emprunts qu’il avait émis et les dettes qu’il avait contractées, mais avec quelle monnaie ? Les fameux assignats qui valaient à peine leur poids de papier…
Ce qu’on peut affirmer toutefois c’est qu’au décès, survenu en juillet 1790, de Marie Constance LEMPEREUR, femme de Pierre Jean BROCHANT, l’un des deux derniers marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi, le partage des ses biens avec ses enfants laissera une masse nette de 620.000 livres. Pierre Jean décédera en 1826, investi des fonctions administratives de maire adjoint du 4e arrondissement de Paris, chevalier de la Légion d’Honneur. La masse nette de ses biens s’élèvera à 604 500 F, ce qui est une confortable fortune.
Quant à son frère Félix, qui fut son associé tout au long de la fin de l’ancien régime, décédé en 1816, il ne laissera à ses deux enfants que 153 000 F ce qui n’est pas bien important si l’on songe qu’il avait reçu 276 000 F en 1791 de la succession de son père Claude Jean-Baptiste BROCHANT. Pourquoi une telle différence entre les deux frères qui ont suivi des voies qui semblaient parallèles ?
Avant de clore ce chapitre, notons qu’en 1790, l’inventaire de la dernière société [31] établie en 1780 pour douze ans entre les deux frères BROCHANT pour fournir la Maison du Roi laisse apparaître un actif net de 961 000 livres composé de :
158 000 livres de marchandises en magasin,
782 000 livres de créances actives sur la maison du Roi
115 000 livres de créances actives sur le Trésor Public
215 000 livres en deniers
309 000 livres de dettes actives
Mais ces marchandises qui comportent nécessairement une quantité de drap bleu (couleur réservée qui deviendra honnie), d’autres tissus de qualité et de grand prix et de multiples galons d’or rappelant le luxe ostentatoire d’une époque bien vite révolue, trouveront-elles preneur à la veille de la Terreur ? Rien n’est moins sûr. Quant aux créances sur la Maison du Roi, elles n’ont pas véritablement évolué depuis 1776 et restent d’un niveau très élevé. Il est malheureusement fort probable que, comme les créances sur le trésor Public, elles aient été remboursées en assignats de façon illusoire par le régime républicain. Au total, il est à craindre que la société n’ait été mise en faillite, les derniers BROCHANT, courageux continuateurs de la tradition familiale ayant été les victimes d’un renversement de régime qu’ils n’ont pu ni voulu prévenir.
La vie sociale
S’il n’est pas dans nos intentions de tenter de dessiner les contours de la vie sociale d’une telle famille à travers plus d’un siècle et demi, la grande quantité d’actes notariés que nous avons dépouillés nous incite à faire quelques observations générales sur la façon dont les BROCHANT ont mené leur vie à travers quatre règnes.
Le premier élément qui frappe quand on examine l’arbre descendant de la famille est l’absence quasi-totale de profession de nature commerciale tant parmi les fils que chez les gendres, à l’exception, bien entendu, de la douzaine d’hommes qui se sont passé le sacro-saint flambeau de la draperie au service du Roi. Au pire, les alliances se font avec des marchands drapiers, dont la notoriété est assise par une fonction de juge-consul. L’attachement à la draperie au service du Roi donne l’impression que, pour rien au monde, il n’aurait convenu d’abandonner cette charge qui, on l’a vu, présentait certes l’intérêt de faciliter les relations avec la cour et de donner une notoriété certaine à ceux qui en étaient revêtus, mais qui pouvait aussi conduire à devenir chauve avant l’âge. Mais cela indique aussi que, par ailleurs, la famille BROCHANT s’estimait déjà largement au-dessus des autres bourgeois commerçants avec lesquels il aurait été malséant de frayer ostensiblement.
Les BROCHANT font indéniablement partie de cette caste de bourgeois qui offrent à leurs enfants l’instruction et l’éducation leur permettant de s’élever dans la hiérarchie sociale, car si l’argent est nécessaire pour acquérir un office de conseiller du Roi, auditeur à la Chambre des Comptes, ce n’est pas toujours une condition suffisante. Encore faut-il avoir les manières qui permettent d’être admis parmi ses pairs et d’avoir ses entrées dans les cercles plus restreints de la haute bourgeoisie et, pourquoi pas, de la petite noblesse. C’est manifestement une attitude que toutes les branches de cette famille ont respectée : doter leurs fils d’une charge financière et glisser leurs filles dans les draps d’un notaire réputé (et c’est bien le cas de Me LECHANTEUR et de Me DOYEN) ou d’un des innombrables conseillers du Roi.
C’est un programme qui ne se réalise pas sans entregent ni relations. L’entregent s’acquiert par l’éducation et les relations se cultivent par la fréquentation des cercles adéquats et par l’initiative de réceptions auxquelles les invités doivent se faire un plaisir de se rendre.
La plupart des BROCHANT se sont davantage comportés comme des citadins que comme des campagnards. Rares sont ceux qui ont gardé un héritage rural toute leur vie et l’acquisition d’un domaine proche de Paris n’a concerné que quelques uns d’entre eux. Cela peut se comprendre, car qu’il s’agisse du négoce des draps en gros ou avec la Cour, ou d’une fonction plus intellectuelle, Paris apparaît comme la seule planche de salut hors de laquelle il n’y a pas de carrière possible. Le repos que certains peuvent trouver dans ces châteaux de campagne, les BROCHANT le trouvent manifestement davantage à Paris. Nous n’en voulons pour preuve que les instruments de musique, les billards ou ces nombreuses tables à jeu ou à « quadrille » qu’on trouve dans les salons des maisons parisiennes des BROCHANT [32]. Ainsi, le germe de la débauche qui faisait des ravages à la Cour, s’était-il introduit dans cette bourgeoisie trop heureuse de pouvoir imiter la noblesse à bon compte. Mais quelles en étaient les conséquences financières ? Assistait-on à autant de ruines que chez les courtisans ? Il n’est pas exclu que ces bourgeois, encore proches de la sueur pour gagner son pain, aient été plus prudents que les gentilshommes prodigues, impécunieux et souvent inconscients.
Il n’empêche que, jeux ou pas, le train de vie de bon nombre des BROCHANT dépassait largement ce qu’on est en droit de trouver chez un commerçant, même parisien. Ils avaient en général cinq à six personnes à leur service, Philippe, le notaire, en avait jusqu’à treize. Il n’est pas rare de trouver deux berlines dans leurs remises, une cave souvent bien garnie, une abondance de linge de table de qualité, une argenterie massive permettant parfois de traiter 24 ou même 36 convives en plusieurs services, une garde-robe bien fournie, et un mobilier qui, s’il n’a rien de vraiment rare, reste dense et d’une bonne facture, des tapisseries des Flandres, des trumeaux et des tableaux aux murs. L’un d’entre eux, encore Philippe, le notaire, mort en 1773, fut même un homme au grand train de vie qui dérogea à la coutume familiale de faire fi des maisons de campagne puisqu’il acquit en 1768 [33] à Vaucresson le château de la Marche, jouxtant le Parc de Saint Cloud. C’était un esthète et un collectionneur averti qui possédait un vaste cabinet de curiosités dédié aux minéraux, fossiles, estampes et gravures d’histoire naturelle et cartes de géographie. Les bibliothèques qu’on trouve chez certains membres de la famille et ne sont pas toujours conservées par les héritiers, sont la plupart du temps plus des outils de travail (droit, religion, histoire) que des moyens de culture, la littérature étant souvent la grande absente.
Cette acquisition du fief de La Marche vaut qu’on s’y arrête un instant. S’étendant sur environ 30ha, il comportait « un château seigneurial, un colombier à pied, divers bâtiments, cour, basse-cour, grand parc distribué en parterre, pièces et canaux d’eau, potagers, avenues, bois, terres labourables haut et bas pré et un grand étang ». Il se situait entre Vaucresson, Marne-la-Coquette et Garches et tenait aux Bois du Roi. A la mort de Philippe BROCHANT, le domaine lui a été adjugé par sentence de licitation le 31.12.1774 entre ses enfants et sa veuve à laquelle ses enfants ont abandonné le prix en 1776.
La Reine Marie-Antoinette ayant eu très envie de réunir ce petit domaine à celui qu’elle détenait à Saint Cloud, Elizabeth LECHANTEUR, veuve de Philippe BROCHANT le lui vendit en 1785 [34] pour la belle somme de 182 400 livres dont 12 000 pour un mobilier assez important.
Comme dans toute famille, il se produit entre les branches des césures dont les causes sont parfois provoquées par « les pièces rapportées ». Le meilleur exemple en est la branche de Louis BROCHANT. Tournant le dos aux intrigues de la capitale, il s’est totalement investi dans le cadre rural comme Lieutenant des Chasses dans les Plaisirs du Roi en forêt de Séquigny (78) et avait acquis avant son mariage une propriété à Orangis (91). Pour ajouter à la césure avec le reste de la famille, il épouse une tourangelle disposant encore de puissantes attaches provinciales bien que son père eut été receveur des tailles pour l’élection de Paris. C’est la rupture : aucun membre de la famille BROCHANT ne témoignera à leur mariage et c’en sera fini des relations avec elle. Leur unique fils qui parviendra à établir une famille aura beau être conseiller au Parlement de Paris, rien n’y fera, les ponts sont rompus. Un de ses arrière-petits-fils laissera à la postérité une renommée plus importante à lui tout seul que la somme de tous autres BROCHANT : il s’agit d’André Jean Marie BROCHANT de VILLIERS [35], géologue, ingénieur des Mines, directeur de la très vénérable Compagnie des Glaces de Saint-Gobain et membre de l’Académie des Sciences, auquel Paris dédiera une rue dans le 17e arrondissement.
Epilogue
En conclusion, on peut dire que cette famille a été animée par un esprit d’unité assez exceptionnel. Elle a certainement toujours cultivé les valeurs morales à un très haut niveau ce qui lui a permis de garder la confiance des différents Grands Ecuyers qui se sont succédés aux Ecuries du Roi pendant plus de cent soixante dix ans. Elle a fait preuve d’une belle ténacité et aussi d’un courage digne d’admiration dans ses entreprises commerciales et ses engagements financiers, sachant choisir ses fournisseurs et manier avec habileté le crédit. Devant des risques qui se sont accrus vers 1780 de façon inquiétante, elle n’a pas su, mais était-ce possible, se dégager à temps d’un métier dont le poids financier ne cessait de croître en même temps que ses engagements. Etait-ce par fidélité envers un souverain qu’elle avait toujours servi, par manque de clairvoyance ou plus simplement par impossibilité de réduire le rythme de ses fournitures ?
En fait, le privilège exorbitant de seul fournisseur allait se faire payer très cher à l’effondrement du système. Même si la ruine, et il semble qu’ils en aient été assez loin, n’a pas été au bout du tunnel, les craintes et les angoisses des BROCHANT au long de leur métier ont dû leur faire passer de nombreuses nuits blanches et peut-être miner la santé de certains.
Ils auraient pu avoir pour devise « Toujours en Cour, Jamais à court ».
A travers la généalogie détaillée des six premières générations de BROCHANT en annexe, il est frappant de constater que, mis à part les marchands drapiers fournissant les Ecuries du Roi, bien rares sont les BROCHANT ou leurs alliés qui sont restés dans des activités commerçantes. Généralement bien pourvus financièrement parlant, les autres membres de la famille se sont le plus souvent dirigés vers des charges juridiques, sans dédaigner les familles de notaires, ou de contrôle financier souvent purement honorifiques. Ils ont marié leurs filles et leur descendance à des membres de ces mêmes professions en atteignant parfois les offices, pas nécessairement mais des plus prestigieux comme celui de Conseiller Secrétaire du Roi Maison Couronne de France et de ses Finances ou même de Fermier Général.
Les douze BROCHANT qui ont, à un instant de leur vie, revêtu l’habit de marchand drapier, passementier, mercier fournissant les Ecuries, la Livrée ou la Maison du Roi, couvrent six générations sans discontinuer et sont les suivants [36] :
Le patriarche de cette famille avait initialement créé trois branches masculines : Paul, Louis et Mathurin. La branche de Louis n’a jamais été mêlée aux activités commerciales. Celle de Mathurin, restée dans le domaine commercial privé, sera rapidement exclue du système par la mort prématurée de son chef vers 1652, de sorte que seule celle de Paul est restée aux affaires avec la Cour. Paul aura trois fils : Jean-Baptiste, Philippe et Pierre Paul qui lui succéderont. Philippe et Pierre Paul ne transmettront pas leur charge à leur descendance : là aussi seule une branche, celle de Jean-Baptiste, reprendra le flambeau.
Jean-Baptiste qui eut sept enfants dont quatre fils, pu transmettre sa charge à trois d’entre eux : Charles, Claude Jean-Baptiste et Jacques. Ce dernier entrera dans les ordres. Charles eut deux fils dont un seul, Jean-Baptiste lui succédera sans laisser de postérité. Quant à Claude Jean-Baptiste il n’eut qu’un fils, du même prénom, qui prit sa suite en même temps que son cousin Jean-Baptiste, et dont les deux fils Pierre Paul et Félix hériteront. Ceux-ci cesseront cette activité ancestrale à la Révolution.
On constate que le choix des successeurs n’a pas été considérable. Les documents que nous avons pu trouver sur leur activité, montrent qu’il n’y a pas eu vraiment la place pour plus de deux associés en même temps mais qu’il était néanmoins souhaitable d’être au moins deux pour faire face à un métier à la fois lourd par les volumes de marchandises et d’argent brassés et délicat par la qualité et l’exigence de la clientèle. L’entente entre les associés, quelle que soit la génération, semble avoir été toujours très bonne ce qui paraît indispensable pour faire ainsi perdurer une activité à travers six générations. C’est la preuve d’une grande sagesse et d’une intelligence équilibrée.