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Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes

Le jeudi 4 décembre 2008, par Jean-Yves Le Lan

Dans le passé, au court des longues navigations, les équipages des navires étaient parfois décimés par des maladies et en particulier par le scorbut. C’était une maladie liée à une déficience alimentaire en vitamine C qui se traduit dans sa forme grave par le déchaussement des dents, la purulence des gencives, des hémorragies, puis la mort.

A partir du récit de Jacques Henry Bernardin de Saint-Pierre [1] lors de son voyage à l’île de France en 1768 [2] , nous allons analyser les conséquences du scorbut sur l’équipage d’un navire.

Bernardin de Saint-Pierre embarque à Lorient le 3 mars 1768 en qualité de « Capitaine d’Infanterie, Ingénieur des Colonies aux frais du Roy » sur le navire de la Compagnie des Indes Le Marquis de Castries. Il prend ses repas comme l’indique le rôle d’équipage à la table du capitaine du navire, le sieur Jean Pallièrre Christy de Saint-Malo. C’est un navire de 800 tonneaux [3] , avec 146 hommes d’équipages, qui transporte des mâtures pour le Bengale.

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Extrait du rôle d’équipage du Marquis de Castries où est noté Jacques Henry Bernardin de Saint-Pierre – Service historique de la Défense – département Marine à Lorient – Microfilm 2 P 43

Bernardin de Saint-Pierre notera au jour le jour les évènements survenus sur le navire et fera aussi des observations précises sur l’environnement : état de la mer, animaux rencontrés, évolution de la santé des hommes embarqués.

Il relate, pour la première fois que le scorbut a touché l’équipage, le 4 avril 1768 par la mort du premier bosseman : Olivier Saillant de Dinan (fils de Jacques et âgé de 47 ans) et il précise que plusieurs autres matelots sont aussi touchés [4] . Le navire n’a quitté Lorient que depuis 32 jours et il écrit : « cette maladie, qui se manifeste de si bonne heure, répand la terreur dans l’équipage ».

Mais, la majorité des cas est apparue sensiblement après trois mois de navigation, il signale le 6 juin, 15 scorbutiques à bord et ceci après 94 jours de mer. Quelques jours après, le 9 juin, ce mal occasionne le décès d’un contre-maître (François Thibault fils de François, de Saint-Malo, âgé de 41 ans).

Le 27 juin, il y aura un autre décès, le matelot Yves Huleau (fils de Jean, âgé de 45 ans) et à cette date, on compte « vingt et un malades hors de service ».

Au début du mois suivant, ce sont 36 marins qui sont touchés par le scorbut, nous sommes à 120 jours de mer. A partir de cette date, la maladie va accélérer sa propagation, à 122 jours de mer se sont 40 marins qui ont le scorbut et il y a un décès, le matelot Guillaume Paulo de Botoha. Bernardin de Saint-Pierre indique alors : « Ce mal fait des progrès à vue d’œil. On l’attribue aux exhalations qui sortent de la cale, remplie de mâts qui ont longtemps séjourné dans la vase ».

A 126 jours de mer, le nombre passe à 45, à 129 jours à 60 et à 130 jours à 70. Deux nouveaux morts seront jetés à la mer, le 9 juillet, le matelot Silvestre Gourvrin de Saint-Malo (âgé de 48 ans) et le 11 juillet le novice Mathurin Coutté aussi de Saint-Malo (fils de Mathurin, âgé de 17 ans).

Ces chiffres, sur l’évolution du scorbut à bord du navire, donnés par Bernardin de Saint-Pierre, permettent de tracer une courbe très parlante qui montre l’évolution rapide de la maladie à bord du Marquis de Castries à la fin du 3e mois de navigation.

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Le navire arrive à l’île de France le 14 juillet 1768, soit après 132 jours de mer sans toucher la terre. Cette arrivée, à Port-Louis, est heureuse car sans son arrivée au port la grande majorité de l’équipage aurait été atteinte par le scorbut en rendant pratiquement impossible l’exécution des manœuvres sur le navire et la poursuite de la navigation de ce dernier très dangereuse. Bernardin de Saint-Pierre précise que, dès le 12 juillet, les officiers et les passagers encore valides suppléent au manque de matelots et participent aux manœuvres lors des changements de voilures sur le navire.

Le constat de Bernardin de Saint-Pierre est : les officiers et les passagers qui n’ont pas la même nourriture que le reste de l’équipage fait qu’ils sont atteints par la maladie bien après les matelots. En arrivant, à l’île de France, les malades sont soignés à partir de bouillon de tortue. Bernardin de Saint-Pierre, lui aussi atteint par le scorbut, n’en ayant pas à sa disposition mangera surtout des végétaux frais et guérira parmi les premiers.

Il notera toutes ses réflexions sur le scorbut dans son journal et nous les retranscrivons ci-après :

« Le scorbut est occasionné par la mauvaise qualité de l’air et des aliments. Les officiers, qui sont mieux nourris et mieux logés que les matelots, sont les derniers attaqués de cette maladie, qui s’étend jusqu’ aux animaux. Mon chien en fut très incommodé.

Il n’y a point d’autre remède que l’air de la terre et l’usage des végétaux frais. Il y a quelques palliatifs qui peuvent modérer le progrès de ce mal, comme l’usage du riz, des liqueurs acides, du café, et l’abstinence de tout ce qui est salé. On attribue de grandes vertus à l’usage de la tortue : mais c’est un préjugé, comme tant d’autres que les marins adoptent si légèrement. Au cap de Bonne-Espérance, où il n’y a point de tortues, les scorbutiques guérissent au moins aussi promptement que dans l’hôpital de l’île de France, où on les traite avec les bouillons de cet animal. À notre arrivée, presque tout le monde fit usage de ce remède ; je ne m’en servis point, parce que je n’en avais pas à ma disposition ; je fus le premier guéri : je n’avais usé que des végétaux frais.

Le scorbut commence par une lassitude universelle : on désire le repos ; l’esprit est chagrin ; on est dégoûté de tout ; on souffre le jour ; on ne sent de soulagement que la nuit ; il se manifeste ensuite par des taches rouges aux jambes et à la poitrine, et par des ulcères sanglants aux gencives. Souvent il n’ y a point de symptômes extérieurs, mais s’il survient la plus légère blessure, elle devient incurable tant qu’on est sur mer, et elle fait des progrès très rapides. J’avais eu une légère blessure au bout du doigt ; en trois semaines la plaie l’avait dépouillé tout entier, et s’étendait déjà sur la main, malgré tous les remèdes qu’on y put faire. Quelques jours après mon arrivée, elle se guérit d’elle-même.

Avant de débarquer les malades, on eut soin de les laisser un jour entier dans le vaisseau, respirer peu à peu l’air de la terre. Malgré ces précautions, il en coûta la vie à un homme qui ne put supporter cette révolution. Je ne saurais vous dépeindre le triste état dans lequel nous sommes arrivés. Figurez-vous ce grand mât foudroyé, ce vaisseau avec son pavillon en berne, tirant du canon toutes les minutes ; quelques matelots semblables à des spectres, assis sur le pont ; nos écoutilles ouvertes, d’où s’exhalait une vapeur infecte ; les entreponts pleins de mourants, les gaillards couverts de malades qu’on exposait au soleil, et qui mouraient en nous parlant. Je n’oublierai jamais un jeune homme de dix-huit ans à qui j’avais promis la veille un peu de limonade. Je le cherchais sur le pont parmi les autres ; on me le montra sur la planche ; il était mort pendant la nuit. »

En conclusion, nous pouvons dire que sur Le Marquis de Castries, les premiers cas de scorbut sont apparus après approximativement un mois de mer. Les premiers marins atteints avaient déjà probablement des carences alimentaires à l’embarquement, les rendant plus fragiles. Au bout de quatre mois de mer, c’est la moitié de l’équipage qui est touchée par le scorbut et le reste est très affaibli. Cinq marins en décéderont avant d’arriver au port et probablement plusieurs une fois à l’hôpital de Port-Louis car sur le rôle il est précisé que plusieurs débarquent malades.

Sur le navire, aucun officier et passager n’ont eu le scorbut. La nourriture différente en est très certainement la raison.

La cause du scorbut est ignorée par l’équipage qui croit que c’est la cargaison qui occasionne ce mal. Le remède de type « bouillon de tortue » ne semble pas très efficace et Bernardin de Saint-Pierre constate qu’en mangeant des légumes, il guérit plus vite.

Note bibliographique : Cette étude a été réalisée sur la base des informations contenues dans l’ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre intitulé Voyage à l’île de France, édité par Merlin à Paris en 1773. Des précisions sur les noms des membres d’équipage décédés ont été apportées par les mentions contenues dans le rôle d’équipage du Marquis de Castries détenu au Service historique de la Défense - département Marine à Lorient à la cote 2 P 43.


[1Nous le désignerons par Bernardin de Saint-Pierre pour la suite du texte, car c’est sous ce prénom et nom qu’il est connu.

[2de Saint-Pierre (Jacques Henry Bernardin) - Voyage à l’île de France - Merlin - Paris - 1773.

[3Noté 700 tx sur le rôle d’équipage avec 20 canons.

[4Hypothèse pour tracer la courbe de six marins atteints du scorbut.

Un message, un commentaire ?

7 Messages

  • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 19 décembre 2022 13:07, par vilbois

    Bonjour, Je suis enseignante et je suis en train de rédiger une fiche pédagogique sur la lacto-fermentation, utilisée par James Cook lors de certaines expéditions : la choucroute embarquée et servie aux marins les a protégés du scorbut. Me permettez-vous de donner le lien de cette page sur ma fiche et de citer les informations y figurant ?
    Merci d’avance !

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  • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 6 décembre 2008 09:07, par expiednoir55

    le scorbut correspond à un déficit en vitamine C souvent antérieur à l’embarquement ;la vit C est apportée surtout par les fruits et légumes frais qui n’existaient pas sur le s navires de l’époque ;maladie étudiée par un medecin anglais au 18 s qui préconisa l’embarquement de citrons .Dr Mutin

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    • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 9 décembre 2008 17:50, par elga95

      J’ai été horrifiée de voir comment on traitait les marins dans l’ancien régime et la facilité avec laquelle on les laissait mourir !!! On faisait peu de cas de la vie humaine, surtout de celle des pauvres bougres... On devait bien avoir remarqué la différence entre l’état de santé des officiers, de l’équipage et des marins à chaque voyage, non ? Et surtout qu’ils n’avaient pas le même régime alimentaire ! C’étaient de fiéfés menteurs de faire croire à tout le monde que c’était à cause de l’air vicié et des marchandises transportées ! (ils ont bon dos). Ils devaient en avoir une vague idée mais ça leur aurait coûté trop cher... Sans parler du fait qu’ils auraient pu faire escale, mais c’est encore et toujours une question d’argent ! Ca ne me surprend pas en y réfléchissant. Ce qui a tué ces hommes, c’est la pauvreté ; mais ça n’est pas nouveau et c’est encore d’actualité à notre époque, malheureusement...

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      • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 15 décembre 2008 19:51, par philippe PELLAT

        Cher Monsieur,
        l’ancien régime n’a rien à faire dans cette histoire.La pauvreté non plus. En effet les marins sont toujours nourris par le navire sur lequel ils naviguent. Cela n’empêche pas que leur pauvreté était réelle, et que les conditions de vie à bord, épouventables. La nourriture y était excécrable, le réfrigérateur restant encore à inventer. En effet le seul fruit, riche en vitamines C, et se consevant aisément est le citron, mais fallait-il savoir que celui-ci était salvateur. Ce ne fut que vers 1850 que cette maladie fut erradiquée de la marine. Il en est de même avec toutes les maladies que l’on constate et déplore, dans un premier temps, avant d’y porter remède dans un second.
        Ce petit commentaire juste pour éviter les amalgames aussi facile que souvent fallacieux.
        Mais encore bravo pour la publication de cette étude !

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    • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 7 décembre 2008 12:56, par René COLLIAC

      L’auteur de l’article a fait un travail remarquable.
      L’ex pied noir 55 a raison : c’est bien un médecin anglais qui a découvert le rôle du citron (vitamine C) dans la prévention du scorbut. Si, selon Churchill, la marine anglaise repose sur 3 piliers : le rhum, le fouet et la sodomie, c’est bien parce qu’on additionnait de rhum les citronnades que refusaient de boire les marins embarqués. Sans le rhum au citron Nelson et autres amiraux anglais n’auraient pas pu tenir aussi longtemps le blocus des côtes françaises.

      P.S. pour "pied noir 55. Moi aussi j’ai vécu quelques années en Algérie mais c’est à la 1re Armée Française en mars/avril 1945, au moment des franchissements d’assaut du Rhin, que j’ai découvert les pieds noirs et admiré le courage des survivants de l’ex CEF qui avaient déjà inscrit en Italie des pages de gloire insurpassées. Comme l’écrit une anglaise auteur d’un ouvrage eécent sur Cassino - qui n’a jamais été pris mais évacué par les parachutistes allemands menacés d’encerclement par la percée de Juin dans las monts Aurunci - "In North African units the mettle of Tirailleurs depends entirely on his officers. he follows them blindly. The officers thus have to lead by exemple, to inspire the men. Each leader is destinated fotr the sacrificial altar …" C’est ainsi que sur 17 jeunes officiers sortis de l’école militaire de Cherchell et affectés au 4e RTT
      il n’en restit qu’un 10 mois après Cassino…

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    • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 6 décembre 2008 17:05, par Soso

      … et le scorbut existe toujours, je le sais, car je l’ai eu ! Bien entendu, dès les premiers symptômes — dont j’ai fait, moi-même le diagnostique — quelques cachets de vitamines C, et une nourriture rééquilibrée, en sont venus à bout très rapidement. Le médecin, ma confirmé mon état. Mais que penser des personnes contraintes de vivre dans la rue et de se nourrirent comme ils peuvent, c’est-à-dire fort mal !

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      • Le scorbut sur un navire de la Compagnie des Indes 6 décembre 2008 23:52, par mathieu simon correa de sa-lancastre-monteux

        je pense que le fait que le scorbut, comme la tuberculose, qui étaient considérées comme "des maladies du passé" puissent faire leur réapparitions pose un problème moral, politique et spirituel qui nous interpelle tous : comment oser parler de la misère, de la souffrance humaine, évoquer les mots "progrès" ou "science moderne" sans agir ? En tant qu’héritier d’une très ancienne lignée de nobles portugais, anglais, et brésiliens, et ayant eu de la famille déportée, mais aussi comme simple citoyen qui croit à la devise de la république, je fais milite dans des organisations humanitaires : médecins sans frontières, amnesty international, les restaus du coeur, l’abbé pierre, la ligue des droits de l’homme, etc. Comme professeur dans une faculté de droit, je pense que le droit doit se manifester en actes concrets pour vivre, et pour que nous puissions mériter le nom d’héritiers du siècle des lumières, comme Montesquieu dans "L’esprit des lois" ou La Bible. Comme pour les tragédies du passé, nous ne pourrons pas dire "je ne savais pas". Notre devoir est donc d’agir, chacun à sa place et selon ses moyens, pour le bien commun. Il y va de notre survie en tant que humains, de notre bien commun à tous. En tant que généalogiste et historien, le passé doit nous inspirer de la modestie et nous aider à ne pas recommencer encore et toujours les mêmes erreurs, afin de faire surgir "l’esprit des lois" et faire en sorte que le progrès soit "humain" et non pas seulement matériel.Que la générosité et le spirituel prime sur le matériel, pour le bien de tous.Ceci transcende toute question d’étiquette politique, et va droit aux questions fondamentales : qui sommes-nous ?, que faisons-nous ?, pourquoi ? Dans cet esprit, la recherche généalogique est une quête au scalpel sur le passé, afin d’en tirer de douloureuses mais salutaires leçons pour le présent et l’avenir.

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