A partir du récit de Jacques Henry Bernardin de Saint-Pierre [1] lors de son voyage à l’île de France en 1768 [2] , nous allons analyser les conséquences du scorbut sur l’équipage d’un navire.
Bernardin de Saint-Pierre embarque à Lorient le 3 mars 1768 en qualité de « Capitaine d’Infanterie, Ingénieur des Colonies aux frais du Roy » sur le navire de la Compagnie des Indes Le Marquis de Castries. Il prend ses repas comme l’indique le rôle d’équipage à la table du capitaine du navire, le sieur Jean Pallièrre Christy de Saint-Malo. C’est un navire de 800 tonneaux [3] , avec 146 hommes d’équipages, qui transporte des mâtures pour le Bengale.
- Extrait du rôle d’équipage du Marquis de Castries où est noté Jacques Henry Bernardin de Saint-Pierre – Service historique de la Défense – département Marine à Lorient – Microfilm 2 P 43
Bernardin de Saint-Pierre notera au jour le jour les évènements survenus sur le navire et fera aussi des observations précises sur l’environnement : état de la mer, animaux rencontrés, évolution de la santé des hommes embarqués.
Il relate, pour la première fois que le scorbut a touché l’équipage, le 4 avril 1768 par la mort du premier bosseman : Olivier Saillant de Dinan (fils de Jacques et âgé de 47 ans) et il précise que plusieurs autres matelots sont aussi touchés [4] . Le navire n’a quitté Lorient que depuis 32 jours et il écrit : « cette maladie, qui se manifeste de si bonne heure, répand la terreur dans l’équipage ».
Mais, la majorité des cas est apparue sensiblement après trois mois de navigation, il signale le 6 juin, 15 scorbutiques à bord et ceci après 94 jours de mer. Quelques jours après, le 9 juin, ce mal occasionne le décès d’un contre-maître (François Thibault fils de François, de Saint-Malo, âgé de 41 ans).
Le 27 juin, il y aura un autre décès, le matelot Yves Huleau (fils de Jean, âgé de 45 ans) et à cette date, on compte « vingt et un malades hors de service ».
Au début du mois suivant, ce sont 36 marins qui sont touchés par le scorbut, nous sommes à 120 jours de mer. A partir de cette date, la maladie va accélérer sa propagation, à 122 jours de mer se sont 40 marins qui ont le scorbut et il y a un décès, le matelot Guillaume Paulo de Botoha. Bernardin de Saint-Pierre indique alors : « Ce mal fait des progrès à vue d’œil. On l’attribue aux exhalations qui sortent de la cale, remplie de mâts qui ont longtemps séjourné dans la vase ».
A 126 jours de mer, le nombre passe à 45, à 129 jours à 60 et à 130 jours à 70. Deux nouveaux morts seront jetés à la mer, le 9 juillet, le matelot Silvestre Gourvrin de Saint-Malo (âgé de 48 ans) et le 11 juillet le novice Mathurin Coutté aussi de Saint-Malo (fils de Mathurin, âgé de 17 ans).
Ces chiffres, sur l’évolution du scorbut à bord du navire, donnés par Bernardin de Saint-Pierre, permettent de tracer une courbe très parlante qui montre l’évolution rapide de la maladie à bord du Marquis de Castries à la fin du 3e mois de navigation.
Le navire arrive à l’île de France le 14 juillet 1768, soit après 132 jours de mer sans toucher la terre. Cette arrivée, à Port-Louis, est heureuse car sans son arrivée au port la grande majorité de l’équipage aurait été atteinte par le scorbut en rendant pratiquement impossible l’exécution des manœuvres sur le navire et la poursuite de la navigation de ce dernier très dangereuse. Bernardin de Saint-Pierre précise que, dès le 12 juillet, les officiers et les passagers encore valides suppléent au manque de matelots et participent aux manœuvres lors des changements de voilures sur le navire.
Le constat de Bernardin de Saint-Pierre est : les officiers et les passagers qui n’ont pas la même nourriture que le reste de l’équipage fait qu’ils sont atteints par la maladie bien après les matelots. En arrivant, à l’île de France, les malades sont soignés à partir de bouillon de tortue. Bernardin de Saint-Pierre, lui aussi atteint par le scorbut, n’en ayant pas à sa disposition mangera surtout des végétaux frais et guérira parmi les premiers.
Il notera toutes ses réflexions sur le scorbut dans son journal et nous les retranscrivons ci-après :
« Le scorbut est occasionné par la mauvaise qualité de l’air et des aliments. Les officiers, qui sont mieux nourris et mieux logés que les matelots, sont les derniers attaqués de cette maladie, qui s’étend jusqu’ aux animaux. Mon chien en fut très incommodé.
Il n’y a point d’autre remède que l’air de la terre et l’usage des végétaux frais. Il y a quelques palliatifs qui peuvent modérer le progrès de ce mal, comme l’usage du riz, des liqueurs acides, du café, et l’abstinence de tout ce qui est salé. On attribue de grandes vertus à l’usage de la tortue : mais c’est un préjugé, comme tant d’autres que les marins adoptent si légèrement. Au cap de Bonne-Espérance, où il n’y a point de tortues, les scorbutiques guérissent au moins aussi promptement que dans l’hôpital de l’île de France, où on les traite avec les bouillons de cet animal. À notre arrivée, presque tout le monde fit usage de ce remède ; je ne m’en servis point, parce que je n’en avais pas à ma disposition ; je fus le premier guéri : je n’avais usé que des végétaux frais.
Le scorbut commence par une lassitude universelle : on désire le repos ; l’esprit est chagrin ; on est dégoûté de tout ; on souffre le jour ; on ne sent de soulagement que la nuit ; il se manifeste ensuite par des taches rouges aux jambes et à la poitrine, et par des ulcères sanglants aux gencives. Souvent il n’ y a point de symptômes extérieurs, mais s’il survient la plus légère blessure, elle devient incurable tant qu’on est sur mer, et elle fait des progrès très rapides. J’avais eu une légère blessure au bout du doigt ; en trois semaines la plaie l’avait dépouillé tout entier, et s’étendait déjà sur la main, malgré tous les remèdes qu’on y put faire. Quelques jours après mon arrivée, elle se guérit d’elle-même.
Avant de débarquer les malades, on eut soin de les laisser un jour entier dans le vaisseau, respirer peu à peu l’air de la terre. Malgré ces précautions, il en coûta la vie à un homme qui ne put supporter cette révolution. Je ne saurais vous dépeindre le triste état dans lequel nous sommes arrivés. Figurez-vous ce grand mât foudroyé, ce vaisseau avec son pavillon en berne, tirant du canon toutes les minutes ; quelques matelots semblables à des spectres, assis sur le pont ; nos écoutilles ouvertes, d’où s’exhalait une vapeur infecte ; les entreponts pleins de mourants, les gaillards couverts de malades qu’on exposait au soleil, et qui mouraient en nous parlant. Je n’oublierai jamais un jeune homme de dix-huit ans à qui j’avais promis la veille un peu de limonade. Je le cherchais sur le pont parmi les autres ; on me le montra sur la planche ; il était mort pendant la nuit. »
En conclusion, nous pouvons dire que sur Le Marquis de Castries, les premiers cas de scorbut sont apparus après approximativement un mois de mer. Les premiers marins atteints avaient déjà probablement des carences alimentaires à l’embarquement, les rendant plus fragiles. Au bout de quatre mois de mer, c’est la moitié de l’équipage qui est touchée par le scorbut et le reste est très affaibli. Cinq marins en décéderont avant d’arriver au port et probablement plusieurs une fois à l’hôpital de Port-Louis car sur le rôle il est précisé que plusieurs débarquent malades.
Sur le navire, aucun officier et passager n’ont eu le scorbut. La nourriture différente en est très certainement la raison.
La cause du scorbut est ignorée par l’équipage qui croit que c’est la cargaison qui occasionne ce mal. Le remède de type « bouillon de tortue » ne semble pas très efficace et Bernardin de Saint-Pierre constate qu’en mangeant des légumes, il guérit plus vite.
Note bibliographique : Cette étude a été réalisée sur la base des informations contenues dans l’ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre intitulé Voyage à l’île de France, édité par Merlin à Paris en 1773. Des précisions sur les noms des membres d’équipage décédés ont été apportées par les mentions contenues dans le rôle d’équipage du Marquis de Castries détenu au Service historique de la Défense - département Marine à Lorient à la cote 2 P 43.