Premiers aperçus.
« - Toi, tu te débrouilles, tu connais le pays, si on a un pépin, file par le bois. » Et il se retrouva seul. Seul... non, plus exactement le dernier d’une file qui avançait difficilement entre les troncs d’arbres, les buissons, dans un froid humide, dans un brouillard qui s’épaississait en approchant de la rivière. C’était le début de mars 1941, presque le printemps, mais quel temps, dans ce coin du Jura.
Plusieurs dizaines d’années après, il se souvenait.
« Pourquoi ? comment s’était-il retrouvé là, avec ce groupe qui tentait de gagner la "zone libre », juste de l’autre côté de la Loue ? Bien des fois, il avait passé le pont, régulièrement, avec un « ausweiss » délivré par les douaniers allemands qui tenaient ce coin de "zone interdite" plus surveillée encore que la "zone occupée", et si proche de la liberté ; il allait travailler dans les champs que ses parents avaient en location de part et d’autre de l’eau. Mais il fallait rentrer le soir car son passage, dûment enregistré, exigeait un retour avant le couvre-feu, sous peine de représailles sur sa famille.
Depuis juin 1940 la ligne de démarcation avait été instituée par les Allemands vainqueurs, suivant le cours de la rivière, la Loue, et, dès cette date, Robert était rentré à la maison où il avait retrouvé sa mère et sa sœur après un circuit à bicyclette vers le sud, pour échapper à l’armée allemande, qui d’ailleurs l’avait rattrapé et dépassé très rapidement.
Mais le Papa, garde-forestier était parti, selon les ordres reçus, à Lons-le-Saulnier où étaient en attente tous les gardes de la région. Et le garçon avait instauré un service de courrier clandestin entre les gardes et leurs familles, passant des lettres dans les tubes, selle ou guidon, de son vélo. C’était risqué !
Un jour, « ne sentant pas le coup », il était passé sans courrier. Bien lui en avait pris car, justement ce jour-là, les gardes du poste allemand, sur le pont, avaient démonté complètement son vélo, sous le sourire discret du cycliste qui pensait « in petto » les avoir roulés quand même !
Pourtant la tentation était forte, à chaque fois, de filer en vélo jusqu’à Lons, puis Morez, les Alpes, Grenoble et d’aller s’engager dans cette armée qui survivait malgré l’Occupation, l’armée d’armistice, partir vers les colonies et leurs pays lointains, vers la liberté et l’espoir de la revanche.
Car on n’allait pas subir longtemps les brimades, les humiliations qu’imposait l’ennemi. Ma parole ! ils se croyaient en pays conquis, ces Allemands ! Il fallait descendre du trottoir quand ils le décidaient, passer au large des immeubles qu’ils occupaient, tenir le guidon de sa bicyclette, et puis quoi encore ?
Bien sûr on avait perdu la guerre, cette guerre si brève et si humiliante...
Dès la déclaration de guerre en septembre 1939, il avait voulu s’engager et s’était présenté à la gendarmerie. « Quel âge as-tu ? - Dix-sept ans ! - Eh bien, attends l’année prochaine ! » Son père, engagé à 18 ans en 1916, informé avait dit : « Demande à ta mère ». Et la mère avait dit « Attends tes dix-huit ans ! ». Elle rejoignait l’avis des gendarmes.
Toujours est-il que cette fois, il se sauvait, il tentait de passer clandestinement cette « ligne de démarcation » si proche mais si dangereuse. Il avait, avec ses parents et sa sœur, abrité assez de prisonniers échappés d’Allemagne, et qui tentaient le passage, pour connaître les gens du pays qui étaient « passeurs ». Il avait même tenté d’entraîner quelques camarades du village, mais ceux-ci hésitaient, tergiversaient, si bien qu’il avait pris seul sa décision, avec l’accord tacite de ses parents qui allaient vivre pendant son absence des moments d’attente bien pénibles. Son oncle, venu de Belfort, l’a rejoint et part avec lui. Nous sommes le 3 mars 1941.
Et maintenant ils accompagnaient un groupe de prisonniers évadés, d’autres personnes aussi étrangères au pays, dont une femme un peu isolée parmi les hommes qui fuyaient. Ils avaient longuement contourné le village et revenaient par l’est, pour franchir la rivière assez loin des deux ponts qui servaient de postes de garde à l’ennemi, celui d’Ounans et celui de Montbarrey.
Ils se faufilaient donc, à travers les bois qui longeaient la Loue, en évitant les trous d’eau, les « mortes », souvenirs de brillantes parties de pêche, dans ces étangs alimentés, en temps de crue, par la Loue débordante. C’était d’ailleurs le cas, les neiges du Haut-Jura commençaient à fondre et la crue s’amorçait, grosse difficulté qu’on allait avoir à affronter tout à l’heure, si tout se passait bien. Car il fallait d’abord traverser la route surveillée sans cesse par des patrouilles qui se croisaient.
Il est le benjamin et se trouve à la fin de la file et voilà que la femme se rapproche de lui et murmure : « J’ai perdu une chaussure ! ». Aussitôt, il s’arrête : « Ne bougez pas, attendez-moi » - « Non, ne retournez pas, je me débrouillerai bien ». Mais lui ne pense pas au confort de sa voisine. Une chaussure dans un sous-bois, c’est l’indice d’un passage que ne manquera pas de découvrir le premier Allemand en surveillance, et c’est une piste perdue, le prochain passage tombera dans le piège... Il retourne et, à la lueur de sa lampe de poche, dernier recours, il retrouve l’objet.
De retour près de la femme, il constate que le groupe n’a pas attendu. Ils sont seuls, et il se trouve avec la charge de cette inconnue... on approche de la route... il faut guetter, écouter les pas, évaluer la position des patrouilles qui arpentent sans cesse ce passage.
On ne dispose que de quelques minutes pour franchir d’un bond cette partie dégagée et si dangereuse. Mais sa compagne imprévue panique, elle se met à trembler, elle claque des dents. « Jamais je ne pourrai... » - Ne bougez pas... « Il jure entre ses dents », « Pourquoi faut-il que cette bonne femme ait semé ses godasses, on n’a pas idée de partir en talons hauts dans une telle aventure... » Mais il faut s’en sortir. Une idée soudaine : « Mon mouchoir ! » Sans affoler sa compagne, il lui explique : « Il ne faut pas parler, pas crier, je vous mets ce mouchoir en bâillon par prudence, faites-moi confiance ! ».
Le moyen de faire autrement ? Puis il la prend à bras-le-corps, descend le talus, court et remonte la pente opposée. Ouf ! un mauvais passage est franchi. Ils reprennent leur marche, sur les traces du groupe.
Tous sont arrêtés sur la berge où demeurent des traces de la dernière neige qui commence à fondre et, il retrouve là son oncle, Fernand qui, son aîné d’à peine dix-huit mois, l’accompagne dans son aventure.
Et va commencer pour eux une très longue attente. La barque n’est pas au rendez-vous, contretemps qui peut faire tout rater...
Et le brouillard se change peu à peu en une pluie mêlée de flocons, froide et pénétrante. Les branches se couvrent de cristaux. On gèle, mais nul ne se plaint : plus le temps est détestable, moins on a de risque de surveillance et même si des chiens accompagnaient les sentinelles, leur flair serait mis en défaut par l’eau, les bourrasques, la neige...
Enfin, un léger bruit, voici la barque. On se tasse sur les bancs, mais Dieu qu’il fait froid. Que l’eau est noire, profonde, et le courant si fort dans cette Loue qui est bien, ici, un large torrent.
Où sont les promenades sur la rivière si verte, si belle, si fraîche, avec ses bancs de sable, où l’on riait tant... il y a longtemps, avant la guerre, déjà deux ans que la vie tranquille et douce est interdite.
Là, il faut faire confiance, on est entre les mains des passeurs ! et s’ils étaient des traîtres ? Si, pour une bonne somme, ils avaient décidé de nous livrer, tous en bloc ? D’ailleurs ne se laissent-ils pas entraîner par le courant ?
On aurait dû accoster juste en face, bien plus haut ! On aperçoit déjà la silhouette du pont, les quadrillés de fer de son tablier... un des hommes jure, il pèse se toutes ses forces sur les rames tandis que son compagnon s’arc-boute sur la bourde, longue perche en bois, et tente de guider l’embarcation. Enfin, le fond racle un peu le sable du fond, la barque s’arrête et, en silence, chacun descend. On s’éloigne le plus vite possible de cette rive où le moindre guetteur pourrait nous abattre d’une rafale de mitrailleuse.
On doit se quitter. Chacun prend en mains son propre destin.
Et, sur la route, c’est un cortège qui, peu-à-peu, va s’égailler. Oncle et neveu, les deux hommes... mais n’est-ce-pas plutôt deux gamins ? minces dans leurs pantalons de golf, ils vont vers leur avenir, s’engager dès que possible, mais quand ? et où ? Ils rêvent de l’Afrique : le père du plus jeune, le frère de l’aîné, à la fin de « l’autre guerre » est allé au Sénégal !
Quel rêve ! Auront-ils la même chance ? Ce que veut le cadet c’est un jour, pas trop lointain, pouvoir revenir en vainqueur dans son pays. Son pays ? C’est un pays d’adoption car il est né près de Belfort, puis il a passé ses années de petite enfance au rythme des casernements successifs de son gendarme de père, la Marne, la Meuse... avant de découvrir le Haut-Jura, ses forêts d’épicéas, de sapins, en un mot de résineux, quand le gendarme s’est fait garde des Eaux et Forêts, et c’est ainsi que la famille a atterri en lisière de la forêt de Chaux, forêt d’arbres « blancs », de feuillus, justement sur les bords de la Loue qu’il vient de passer, en route vers la liberté.
Et, s’il désire très fort y entrer après la victoire, dont il ne doute pas, sans bien en deviner les possibilités dans l’actuelle situation c’est que, au premier jour de l’armistice, les Allemands arrivés à Montbarrey, ont contraint les jeunes du pays à sonner les cloches de « leur » victoire à eux, c’est-à-dire notre défaite.
Et ce jour précis, il s’est fait la promesse qu’un jour, c’est lui qui forcera l’ennemi qui sera écrasé, à sonner à son tour les cloches de sa défaite.
Mais ce n’est pas le moment de rêver ! Allongeons le pas. Ils ne sont pas à l’aise dans leurs vêtements mouillés, tout glacés par le long séjour au bord de la Loue, par le brouillard qui ne cède pas, par le vent qui les glace.
Ils arrivent enfin au premier but, la maison de Monsieur M..., garde-forestier, ami sûr de la famille. Son poste est à Ounans, en zone libre, sur la Loue, en amont du point où ils ont accosté voici quelques heures.
Là les attend un havre de chaleur, de douceur, un confort provisoire bien apprécié. La mère de notre héros est venue, en vélo, avec son laissez-passer, s’assurer que la première partie de l’expédition est réussie. Ils trouveront là vêtements secs, repas réconfortant et repos.
C’est par un autocar que nos deux compagnons vont rejoindre la caserne la plus proche, celle de Lons-le-Saulnier, où ils comptent bien prendre place dans les rangs de l’armée.
Décidément, tout n’est pas simple ! les beaux projets subsistent, mais attendront un peu pour se réaliser.
A suivre...
Sources : D’après les récits personnels de "Pièrejane" (de mon entourage familial) qui a (fort heureusement !) consigné, entre autres, les souvenirs de guerre de son époux. Pour des raisons de vie privée, son nom, ainsi que ceux des autres personnes citées, ne seront pas révélés au fur et à mesure des épisodes.