Mortelle randonnée
3 juin 1885,16h00, port d’Obock, Côte Française des Somalis. L’aviso Le Renard, Commandant Peyrouton Laffon de Ladebat, est entrain d’appareiller. Sur le quai le commandant du Renard fait ses adieux au commandant de Barbeyrac de Saint-Maurice qui va appareiller lui aussi sur son croiseur, le La Clocheterie. Ils sont camarades de promotion de Navale. En embarquant sur son navire le commandant du Renard regarde vers le large et lance à son ami : « Ce temps ne me dit rien de bon ». Pressentiment ?
- L’aviso Le Renard par E. Ocon (1885)
Il est 16h30 quand Le Renard double le cap du Ras Bir. Le La Clocheterie le suit puis vire plein est vers l’océan Indien tandis que Le Renard met le cap au nord-est vers Aden. Les deux navires se perdent de vue moins d’une demi-heure plus tard. Plus personne ne reverra jamais Le Renard, ni aucune épave du navire ni personne de son équipage. Rien. On ne retrouvera, selon un terme de marine pas « une cage à poule ». Comme si une force mystérieuse avait happé d’un seul coup le navire au fond de l’abysse.
Le Renard était parti, nouvellement armé, de Toulon fin janvier 1885 avec son nouveau commandant ; après plusieurs courtes missions en Méditerranée il avait fait escale à Alexandrie, puis par le canal de Suez et la mer Rouge, atteint la rade d’Obock pour une mission de stationnaire : assurer la surveillance et la sécurité maritime en mer Rouge et dans le golfe de Tadjoura ; deux fois par mois en outre il devait rallier Aden pour la correspondance avec les paquebots d’Indochine. C’est au cours d’une de ces routes d’une douzaine d’heures, dans la nuit du 3 au 4 juin 1885, qu’il est pris dans un typhon et perdu corps et biens.
- De Toulon à Obock
Singulier navire
Le Renard a été peint par le peintre de la marine François Roux en 1876 (Musée de la Marine) et par Emilio Ocon y Rivas en 1885 (Image jointe) quelques semaines avant sa disparition. Il tient son nom du fameux cotre corsaire de Surcouf.
- Le Renard par François ROUX
Aviso de 813 tonneaux, 70 m sur 8m, il a été construit à Bordeaux par les chantiers Arman suivant des plans originaux du capitaine de frégate Béléguic. C’est une construction mixte : bois pour les bordages et carcasse de fer. Mis à l’eau le 20 décembre 1866 il a rempli de nombreuses missions notamment sur les côtes de l’Algérie, comme escorteur, une « mouche d’escadre » comme on dit dans la marine pour caractériser sa vivacité dans les patrouilles et le transport de messages urgents . Propulsé par une machine à vapeur de 150 chevaux et par une voilure de 503 m2 sur trois mâts, c’est en effet un bâtiment manoeuvrant et rapide : il peut filer 11 nœuds à la vapeur et jusqu’à 14 nœuds sous voiles et vapeur. Armé en guerre il porte 4 canons rayés de 12. Sur l’étrave il est doté d’un très long éperon sous l’eau, de 3 m de long ; ce rostre est considéré alors comme une arme miracle permettant de couler l’ennemi d’un coup de butoir. Cette particularité lui aurait donné, en outre, un avantage peu prévu : l’éperon, comme « taille-mer », lui permettant de fendre les vagues quand il marche contre elles. Si certains commandants confirment qu’en effet les paquets de mer par vent debout ne font jamais obstacle à sa marche, d’autres soulignent en revanche son manque de stabilité par mer de travers... Le 3 juin 1885, les déferlantes et les rafales de vent du typhon arrivant par tribord leur auraient ainsi donné raison.
Dans l’oeil du typhon
La première observation du typhon (dépression tropicale baptisée cyclone ou ouragan sur la côte est de l’Amérique et le golfe du Mexique) a lieu le 1er juin à l’est de l’île de Socotra située au nord-ouest de l’océan Indien, à l’entrée du Golfe d’Aden. Son diamètre est alors de près de 300 km et la vitesse de son centre est de 15 km/h, droit vers l’ouest. Au fur et à mesure que le typhon s’engage dans le golfe son diamètre diminue tandis que sa vitesse augmente. Ainsi quand il se trouve au large d’Aden le soir du 3 juin, son diamètre n’est plus que de 90 km alors que sa vitesse atteint désormais près de 30 km/h. C’est dans cette formation qu’il va croiser la route du Renard , le malmener deux heures durant pour l’engloutir finalement aux alentours de minuit.
- Le trajet du typhon
Ensuite le 4 juin au soir, le typhon ira finir sa trajectoire comme une simple trombe de sable dans le désert Danakil d’Ethiopie.
Selon les observations relevées dans les journaux de bord de navires qui ont pu résister au typhon, le baromètre était à 710mm, des vents de 124 noeuds (230 km/h) avec des rafales au-delà et des changements brutaux de direction, soufflaient sur les bords du typhon, accompagnés de chutes de pluies diluviennes sur une mer gonflée d’une énorme houle aux vagues déferlantes avec des creux de 10 mètres. Les navires roulent, couchés par moments à 80° !
Le Renard n’arrivera jamais à Aden qui n’était pourtant qu’à 110milles (200km) seulement d’Obock.
Fortune de mer
On sait que 42 grands navires ont affronté ce typhon : 23 l’ont essuyé à la mer et 19 au mouillage. Les 5 grands navires qui ont péri se trouvaient sur la trajectoire du typhon ; parmi eux la corvette allemande l’Augusta, montée par 238 hommes et notre « Renard » ayant à bord 130 personnes, dont 120 d’équipage.
On a recueilli çà et là sur des épaves une cinquantaine d’hommes appartenant à divers autres navires naufragés, mais rien du Renard. A l’endroit présumé du naufrage la fosse marine qui longe la côte yéménite fait plus de 5.000 m de profondeur !
Sur les côtes plusieurs petits navires ont coulé dans les ports et les autres ont été jetés au rivage ; les gros navires au mouillage ont arraché leurs corps-morts et se sont abordés se faisant de graves avaries. Au total on a estimé à près de 900 le nombre des victimes à terre et en mer.
- Typhon dans la nuit
Face à l’imprévu du mauvais temps en mer, il n’existait alors aucun système de signaux électriques entre les navires et il n’y avait dans ces parages -pourtant très fréquentés depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869- aucun service de signaux sémaphoriques.
Si dès le premier juin on avait pu prévenir qu’un typhon entrait dans le golfe d’Aden, la plupart des navires naufragés auraient pu rester ou rentrer s’abriter dans la mer Rouge ou dans un port. Ainsi, au moment même où Le Renard quittait Obock vers Aden le 3 juin à 16h30, cap nord-est roulant sur une grosse houle, son destin tragique était déjà inscrit dans la trajectoire est-ouest du typhon : ils allaient imperturbablement à la rencontre l’un de l’autre dans la nuit tropicale.
Fortune de mer !