Depuis toujours, ou presque, j’ai entendu parler de son frère Charles et eu connaissance d’une copie de la missive détaillée qu’il lui avait adressée depuis le Sénégal, relatant la tragédie du naufrage de La Méduse dont il avait été à la fois témoin et victime.
- Arétès Brédif
Seul passager à avoir tenu quotidiennement un journal, source vive de la longue lettre qu’il entreprend d’écrire à sa soeur, il nous invite à revivre les péripéties du naufrage et les tribulations des survivants harassés, marchant sous un soleil de plomb le long de la côte désertique de Mauritanie.
Au delà du témoignage familial, j’ai voulu revenir sur le contexte historique et les raisons qui ont poussé un homme qui n’avait pas une fibre d’aventurier, à s’embarquer pour cette odyssée périlleuse qu’était alors l’exploration coloniale.
Marie Brédif
arrière arrière petite-nièce de Charles Marie et Arétès
Pourquoi ce voyage ?
Nous sommes en 1816, après la chute de Napoléon Louis XVIII est monté sur le trône avec l’aide des Alliés. Sur le plan international les traités de Paris de 1814 et 1815, modifiant les frontières issues de l’Empire, ont ordonné la rétrocession par l’Angleterre du Sénégal à la France. Le gouvernement de la Restauration envoie donc une expédition pour reprendre pacifiquement possession de la colonie occupée par les Anglais.
Quatre bâtiments transportent les futurs occupants de la colonie : la frégate La Méduse, la corvette L’Echo, la flûte La Loire, et le brick L’Argus.
Pendant tout le voyage, un jeune ingénieur géologue prend soigneusement des notes...
Il s’agit de Charles Marie Brédif né à Paris le 14 août 1786. Aîné de 7 enfants il est le fils de Jacques Joseph Brédif, maître de pension au Lycée Louis-le-Grand, originaire de Tours, et de Marie Jeanne Françoise Landry, issue d’une famille de Chartres.
Cheveux bruns, front bas, nez court, yeux bleus, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, 1,70m, voilà ce que nous savons du physique du jeune homme tel que le décrit sa fiche lors de son entrée à Polytechnique. Faute de dessin nous nous en contenterons, tout en sachant qu’en 1816 ses cheveux ont prématurément blanchi (il en parle dans son journal).
Sorti 2e de Polytechnique -promotion 1804- il a intégré le Corps des Mines. Pour le connaître rien de mieux que se laisser porter par cet extrait de la notice nécrologique rédigée par l’un de ses camarades : Dès son entrée à l’école Polytechnique il se fit remarquer des professeurs par son application, sa facilité et l’excellence de son jugement ; ses camarades chérissaient en lui cette franchise, cette gaîté vive, cette aimable cordialité, indice certain d’un bon cœur, et qui embellissent de tant de charmes les liaisons de la jeunesse.
Admis ensuite à l’école des Mines de Pesey, où semblait l’appeler son goût pour les sciences naturelles et la chimie, il s’y fit bientôt distinguer comme à l’école Polytechnique.
Toutes les branches des études devinrent l’objet de son ardente application : tantôt gravissant les montagnes qui environnent l’école pratique, accompagné de quelques camarades qu’excitait son zèle et que son agilité devançait presque toujours, il découvrait des substances minérales nouvelles pour ces contrées telles que l’anatase et l’épidote du pont de Briançon ; tantôt revenu à des études plus paisibles, il rédigeait sur ses courses métallurgiques des mémoires remplis de judicieuses observations, dignes de fixer l’attention des professeurs de l’école : souvent il s’occupait au laboratoire, d’analyses utiles ou curieuses qui ont servi plus d’une fois de modèles à ses condisciples. Son obligeance était extrême ; ses notes, ses dessins, appartenaient à ses camarades comme à lui-même…
Nommé ingénieur en décembre 1810 il deviendra en 1811 sous-directeur de "l’Ecole des Mines du Mont-Blanc" de Pesey (aujourd’hui Peisey-Nancroix).
Le premier traité de Paris signé le 30 mai 1814 fait perdre la Savoie à la France, entrainant la disparition de cet établissement. Brédif est alors nommé sous-directeur à l’école de Geislautern (Kaiserslauten) en Sarre. Hélas à peine installé il est chassé par les Prussiens. Accompagné de sa jeune sœur Arétès dont il a la charge, il va se retrouver dans les bois de Geislautern, fuyant devant l’avancée des Cosaques...
L’école de la Sarre devra fermer à son tour à la suite du second traité de Paris le 30 novembre 1815.
Revenu à Paris il attend une affectation. Sans emploi, aux prises avec des difficultés financières, ce géologue accepte la mission qui lui est proposée par décision ministérielle du 17 mai 1816 : remonter le cours du fleuve Sénégal et explorer les régions traversées par le fleuve, réputées riches en minerais. Il embarque donc sur La Méduse à Rochefort le 17 juin 1816.
Frégate de 44 canons à l’origine, le bâtiment pour cette expédition a été armé en flûte avec seulement 14 canons [1]. A bord on dénombre environ 400 personnes dont plus de 100 membres d’équipage. Julien Schmaltz, nouveau gouverneur désigné pour le Sénégal, a pris place sur la frégate en compagnie de sa femme Reine et de leur fille Eliza. Parmi les autres passagers se trouvent les autorités civiles et militaires destinées à la colonie, auxquelles il faut ajouter à peu près 150 soldats envoyés pour tenir garnison à Saint-Louis et Gorée, divers civils tentés par l’aventure coloniale et quelques scientifiques dont l’ingénieur Brédif.
Mal dirigée par un ancien émigré incapable et prétentieux, Duroy de Chaumareys, la frégate échouera le 2 juillet sur le banc d’Arguin au large de la côte mauritanienne...
Maintenant laissons nous guider par la plume de Charles relatant ces évènements à sa sœur :
[Sénégal] Ile Saint-Louis. Le 16 Juillet 1816
Ma chère et bonne amie,
Avant de recevoir cette lettre, tu auras sans doute reçu une autre que je t’ai écrite de Sainte-Croix, petite ville de l’île de Ténérife, une des Canaries. Nous ne nous y sommes pas arrêtés, on y a envoyé seulement une petite embarcation pour se procurer des rafraîchissements pour les dames. Un vaisseau qui partait pour Cadix s’est chargé de nos lettres. Elles ont été affranchies jusqu’aux frontières de France.
Je te parlais de l’heureuse navigation que nous avions faite : les vents, le temps, tout nous avait été favorable, une aimable gaieté régnait à bord, tout le monde se réjouissait d’une aussi belle navigation. Trois jours après, les choses étaient bien changées. Avant de continuer, ma bonne Arétès, mets-toi bien dans la tête que je jouis d’une très bonne santé, que plus j’ai souffert de fatigues et de maux, plus elle a semblé devenir meilleure, que j’ai toujours du courage et que je suis certain de résister à tout. Je l’avais bien dit : je ne suis pas robuste, mais mon tempérament se pliera à toutes les circonstances.
C’est le 2 Juillet qu’ont commencé nos malheurs. Depuis plusieurs jours, nous étions sur des bas-fonds, nous n’avions que 20 à 30 brasses. La prudence indiquait de porter à l’ouest, parce qu’il était à craindre que nous fussions trop près du banc d’Arguin, au-dessous du Cap Blanc, mais notre commandant de frégate qui n’a d’autre mérite que d’être M. Duroy de Chaumarey, n’écouta aucun des ses officiers qui le prévenaient de leur crainte. Trop ignorant pour conduire lui même sa division, il était trop sot pour s’en rapporter à des officiers instruits. Il aima mieux s’en rapporter à un certain aventurier nommé Richefort, qui se disait ancien enseigne de vaisseau et très pratiqué dans les parages où nous étions. Sa sotte arrogance nous perdit tous.
Les officiers voulaient retourner, l’eau manquant à chaque instant, mais Richefort déclarant qu’il n’y avait rien à craindre, le commandant ordonna d’augmenter les voiles. Bientôt nous n’eûmes que 15 brasses, ensuite 9, puis 6. Avec de la promptitude on pouvait encore se sauver, on hésita.
Deux minutes après, une secousse nous avertit que nous avions touché. Les officiers, d’abord étonnés, ne donnent leurs ordres que d’une voix émue, le commandant ne retrouvait plus la sienne. L’effroi est sur toutes les figures des personnes qui savent apprécier le danger. Je le crus éminent et je m’attendais à voir la frégate s’ouvrir. J’avoue que je ne fus pas content de moi dans ce premier moment, je ne pus me défendre de trembler d’abord : rien ne m’avait préparé. Je repris cependant tout mon sang-froid et je crois, dans la suite de ce malheureux événement, avoir montré tout le sang-froid et tout le courage possibles.
On baisse toutes les voiles, le vaisseau cesse de labourer le fond de sable.
Souvent élevé par la lame, il retombait sur le fond avec des secousses qui auraient causé promptement sa perte s’il n’avait pas été si bien construit. Au lieu de prendre de suite un parti quelconque on hésite toujours. Le chef étant mauvais, l’ensemble manquait. On perd beaucoup de temps. On met enfin toutes les embarcations à la mer pour tâcher de porter une ancre en arrière de la frégate, la mouiller à une certaine distance et au moyen de forts câbles, s’efforcer de reculer. Mais les courants très forts ne permirent de se servir que d’une petite ancre trop faible pour réussir. Les embarcations étaient trop faibles et l’équipage trop mauvais pour employer une des plus grosses ancres. On perdit ainsi toute la journée du 2 sans rien faire.
Le 3 on commença les préparatifs pour se sauver. Comme les embarcations ne suffisaient pas pour près de 400 hommes que nous étions à bord, on commença un radeau. En même temps on renouvelle les efforts de la veille. On parvint à mouiller une plus grosse ancre, mais sans un résultat plus satisfaisant. La frégate éprouvait toujours de fortes secousses c’était un miracle qu’il ne se fut déclaré encore aucune voie d’eau. On jeta quelques barils de poudre et de farine à la mer, on vida la cale de l’eau qu’elle pouvait contenir, on défonça même une partie des barils d’eau douce pour la pomper. Mais tous ces moyens n’étaient pas suffisants, la frégate, déchargée de tout cela et des bois qu’on avait jetés à la mer pour le radeau, tirait près d’un pied moins d’eau, mais il fallait pour la sauver, la soulager de 4 à 5 pieds, et pour cela jeter tout à la mer, même les malles des passagers.
Pendant qu’on n’employait que des demi-moyens, on ne travaillait que faiblement aux préparatifs nécessaires pour quitter la frégate quand elle ne serait plus tenable. Tout allait de travers. On fait la liste des hommes et on les distribue sur les embarcations et le radeau, pour qu’ils se tiennent près à s’embarquer quand il en sera temps. Je suis désigné pour la chaloupe.
Pendant tout ce temps, notre existence était des plus singulières, nous travaillions tous, soit aux pompes, soit au cabestan, pour rapprocher le vaisseau de ses ancres. Le plus grand désordre régnait. Les matelots cherchaient déjà à piller les malles. Il n’y avait plus de repas réglés, on mangeait ce qu’on pouvait attraper.
La nuit du 3 au 4 fut assez mauvaise, la mer était forte, la frégate est horriblement secouée. Elle résiste cependant, il ne se déclare aucune voie d’eau. Le lendemain 4 Juillet, le temps est beau, la brise est favorable au mouvement que l’on voudrait donner au vaisseau, on y réussit. Le plus grand espoir se répand dans tout le vaisseau, on soupe même très gaiement, on espère le lendemain se tirer d’affaire et appareiller. Une superbe soirée soutient nos espérances. Nous nous couchons sur le pont au clair de lune, mais à minuit le ciel s’obscurcit, la brise s’élève, la mer grossit, la frégate commence à être secouée. Ces secousses sont bien plus dangereuses, parce que le bâtiment, dérangé de la souille qu’il avait faite dans le sable, reçoit des mouvements de vibrations comme un gros serpent qui remue. A trois heures du matin [nuit du 4 au 5] le maître-calfat vient dire au commandant qu’une voie d’eau s’est déclarée et que le bâtiment va s’emplir. On se jette aux pompes, mais inutilement, la carcasse était fendue. On abandonne tout moyen de sauver la frégate pour ne plus songer qu’au salut des hommes.
Vers les sept heures du matin, on fait d’abord embarquer tous les soldats sur le radeau qui n’était pas entièrement achevé. Ces malheureux, entassés sur les morceaux de bois, ont de l’eau jusqu’à la ceinture.
Les dames Schmaltz s’embarquent dans leur canot. M. Schmaltz (c’est le gouverneur) malgré les instances de tout le monde, ne veut pas encore s’embarquer.
Le désordre se met dans l’embarquement, tout le monde s’y précipite. Je recommande d’attendre patiemment son tour et de ne point se hâter, j’en donne l’exemple et j’en fus presque la victime : toutes les embarcations, entraînées par le courant, s’éloignent en entraînant le radeau à la remorque, nous restons encore une soixantaine d’hommes à bord. Quelques matelots croyant qu’on les abandonne, chargent des fusils, veulent tirer surtout sur le canot du commandant qui aurait dû s’embarquer le dernier ; j’eus toutes les peines du monde à les en empêcher, il fallut toutes mes forces et tout mon raisonnement. Je parvins à me saisir de quelques fusils chargés et à les jeter à la mer.
Tu sens bien, ma bonne amie, qu’il ne fut pas possible d’emporter ses effets, je m’étais contenté d’un petit paquet de ce qui m’était le plus indispensable, tout le reste était déjà pillé. Il me restait 800 francs en or, je les partageai avec un camarade qui était déjà embarqué. Tu verras plus loin combien j’ai eu bonne idée de les partager.
Je commençais à croire que nous étions abandonnés et que les embarcations trop pleines ne pourraient plus prendre de monde. La frégate était tout à fait pleine d’eau, elle était presque couchée, mais elle ne pouvait couler puisqu’elle touchait du fond, elle pouvait même rester dans cette position un temps plus ou moins long. Nous ne perdîmes point la tête et, sans craindre la mort, il fallait faire tout ce que nous pouvions pour nous sauver. Nous nous réunîmes tous, officiers, matelots, soldats, nous nommâmes pour chef un chef timonier, nous jurâmes sur l’honneur de nous sauver tous ou de périr tous. Un officier et moi promîmes de rester les derniers.
On pensa à faire un autre radeau, on fit tous les préparatifs pour couper un des mâts afin de soulager la frégate, mais comme nous étions épuises de fatigue, nous songeâmes à déjeuner. La cuisine n’était pas noyée, on allume du feu, déjà la marmite bouillait quand nous crûmes que la chaloupe revenait près de nous, elle était remorquée par deux autres embarcations plus légères. Nous renouvelâmes le serment de nous y embarquer tous ou de rester tous car nous prévoyions qu’un si grand nombre d’hommes devaient la faire couler à fond. Pendant qu’elle arrivait je fais emplir des bidons d’eau, je fais apporter un grand nombre de bouteilles de vin, prêtes à embarquer car nous pouvions être en mer plusieurs jours : il fallait vivre. Croirais-tu que, pendant que je me donnais du mal pour le salut de tous, les matelots burent les bouteilles de vin ? Ils cachèrent ensuite dans la chaloupe ce qui devait être pour tout le monde, ils burent tout dans la première nuit et furent cause que nous manquâmes de mourir de soif. Mais je reviens au fil de l’histoire.
M. Espiaux, qui commandait la chaloupe, monte à bord de la frégate, dit qu’il fera embarquer tout le monde. On commence par faire descendre deux femmes et un enfant, les plus peureux se précipitent ensuite. Je m’embarquai immédiatement avant M. Espiaux, 5 ou 6 hommes préférèrent rester à bord du bâtiment échoué plutôt, pensaient-ils, que de couler à fond avec la chaloupe. Effectivement nous y étions entassés au nombre de 90 hommes, aussi fûmes-nous obligés de jeter à la mer nos petits paquets, seules choses qui nous restassent. Nous n’osions nous donner aucun mouvement, de peur de faire chavirer notre frêle embarcation.
Nous mettons à la voile et ne tardons pas à joindre le radeau traîné par les autres embarcations. Nous demandons qu’on nous prenne au moins une vingtaine d’hommes, que sans cela nous allons couler à fond. Elles s’y refusent toutes, sous le prétexte qu’elles étaient trop chargées. Notre position était affreuse. Les canots crurent que dans un mouvement que nous fîmes sur eux, nous avions, dans notre désespoir, l’intention de les couler à fond et de nous couler avec eux. Quelles idées n’inspire pas le danger, puisque les officiers ont pu croire une telle chose de notre lieutenant M. Espiaux, lui qui nous avait tous sauvés, lui qui en vrai héros, s’était sacrifié au salut de tous.
Les canots, pour nous éviter, coupent les cordes qui les attachaient ensemble et à pleines voiles s’éloignent de nous. Au milieu de ce trouble la corde qui attachait le radeau se rompt aussi, et 150 hommes furent abandonnés au milieu des eaux sans aucun espoir de secours : ce moment fut horrible. M. Espiaux, pour engager ses camarades à faire un dernier effort, vire de bord et fait un mouvement pour rejoindre le radeau. Les matelots veulent s’y opposer et disent que les hommes du radeau en se précipitant sur nous, nous perdront tous. " Je le sais, mes amis, mais je ne veux approcher qu’autant qu’il n’y aura pas de danger. Si les autres bateaux ne me suivent pas, je ne songerai plus qu’à votre salut. Je ne puis l’impossible. "
Effectivement, voyant qu’on ne pouvait l’imiter, il reprend sa route. Les autre bateaux étaient déjà loin de nous. "Nous coulerons, s’écria M. Espiaux, faisons ce que nous pourrons. Vive le Roi !" Et ce cri, mille fois répété, s’élève du sein des eaux qui devaient nous engloutir. Les canots le répètent ainsi que notre malheureux radeau, nous étions encore assez près pour entendre ce cri de "Vive le Roi !" Croiras-tu, ma chère Arétès, que quelques personnes ont trouvé que ce moment d’enthousiasme était une bêtise ? Je ne sais, mais moi je l’ai trouvé superbe. Ce cri était un cri de ralliement, un cri d’encouragement et de résignation, il résonnera longtemps à mes oreilles.
Me voilà donc, ma bonne Arétès, entassé avec 90 hommes dans une chaloupe faite tout au plus pour 20, la mer est à deux doigts du bord, la moindre lame entre dedans. De plus, elle faisait eau, il fallait continuellement la vider, les matelots et soldats qui sont avec moi se refusent au service, je tirais de l’eau moi-même. J’avais fait le sacrifice de ma vie, je voyais la mort sans effroi, mais je croyais indigne d’un homme de s’abandonner comme une brute au danger, sans faire tout ce qu’il était possible de faire.
Heureusement que la mer était assez tranquille, la brise assez fraîche. Nous faisions assez de chemin. Vers le soir même, nous vîmes terre, et ce cri de "terre, terre !" fut répété par tout le monde. Nous faisions voile rapidement vers les côtes d’Afrique, quand une secousse de notre chaloupe nous avertit que nous avions touché : nouvelle détresse. Il est vrai que nous n’avions que 3 pieds d’eau, qu’en nous jetant tous à la mer, nous pouvions remettre la chaloupe à flot et la pousser au large, mais nous pouvions avoir beaucoup de chemin à faire comme cela, et il valait autant couler à fond. D’ailleurs l’espoir de pouvoir gagner terre était enlevé. Cet espoir pour moi était nul car je connaissais tous les dangers qui nous attendaient sur les côtes d’Afrique, et j’aimais autant me noyer que d’être fait esclave et être conduit à Maroc ou à Alger. Les côtes que nous avions en vue étaient celles du cap de Méric.
Heureusement que la chaloupe ne toucha qu’une fois, nous revînmes sur notre chemin et à force de sondages et de tâtonnements nous parvînmes au large vers la nuit. Nous avons su que les autres canots, au lieu de faire comme nous, mouillèrent sur les basfonds et attendirent le jour.
La providence avait décidé que nous devions passer par toutes les angoisses, mais que nous ne devions pas périr. La mer pendant la nuit fut très grosse.
Notre frêle chaloupe, ballottée par les flots, montait et descendait sur les lames, c’était le talent de notre timonier qui faisait jouer admirablement notre gouvernail : quand il voyait une forte lame, ou en d’autres termes une montagne d’eau, s’approcher, il la recevait en long pour nous faire monter dessus, ou la faisait filer à coté du bateau.
J’admire cet art : un seul mouvement faux, et c’était fait de nous. Nous embarquâmes cependant en partie 2 ou 3 lames, une seule nous donna plus de 30 seaux d’eau, une seconde nous aurait coulés, non, certainement nous ne devions pas revoir le jour, toute chaloupe dans les mêmes circonstances devait périr. Je fus trempé toute la nuit surtout parce que j’aidais à vider l’eau.
Cette nuit si longue et si affreuse fit enfin place au jour. M. Espiaux avait si bien manœuvré qu’après avoir pris le large pendant l’obscurité, nous nous trouvâmes au point du jour en vue de terre. La mer se calma un peu, l’espoir revint dans l’âme de tous nos matelots abattus. Presque tout le monde demande à aller à terre, l’officier malgré lui cède a nos vœux ; nous approchons des côtes et nous jetons une petite ancre afin de ne pas échouer, on file la corde et nous fûmes assez heureux pour arriver près de la côte à 2 pieds d’eau seulement. De suite, 63 hommes se jettent dans l’eau et gagnent le rivage qui n’est qu’un sable aride et brûlant. Ce devait être quelques lieues au-dessus de Portendic (regarde la carte), c’est-à-dire à plus de 80 lieues du Sénégal.
Je me gardai bien d’imiter ces 63 hommes, et je restai, moi vingt-septième, dans la chaloupe. Nous continuâmes notre route bien décidés de tâcher de gagner le Sénégal avec notre frêle embarcation, ce qui devenait bien plus facile, allégés de plus des deux tiers de notre poids. C’est le 6 juillet que nous débarquâmes tout ce monde, c’est aujourd’hui le 17 et nous n’avons pas encore de leurs nouvelles. Mourir de faim ou de soif, ou être faits esclaves, voilà le sort qui les attend.
Il y avait une heure que nous avions débarqué les 63 hommes quand nous aperçûmes derrière nous quatre de nos embarcations. M. Espiaux malgré les cris de son équipage qui s’y opposait. baisse les voiles et met en travers pour les attendre. "Ils nous ont refusé de prendre du monde. faisons mieux, maintenant que nous sommes allégés offrons-leur d’en prendre." Il leur fit cette offre lorsqu’elles furent à portée de la voix mais au lieu d’ approcher franchement, elles se tiennent à distance, la plus légère des embarcations appelée la yole va de l’un à l’autre pour les consulter.
Cette défiance venait, comme nous l’avons su, de ce qu’ils pensaient que par ruse de guerre nous avions caché tout notre monde sous les bancs pour s’élancer ensuite sur eux quand ils seraient assez près.
Cette défiance fut telle qu’après s’être bien consultés ils prirent le parti de nous fuir comme la peste et de s’éloigner. Nous ne pûmes nous empêcher de rire d’une telle conduite et d’une telle peur. Ils s’éloignaient à force de rames et de voiles, ils craignaient que notre équipage révolté ne tirât sur eux. Nos intentions ne pouvait cependant êtres plus belles, nous ne mettions d’autre conditions, en prenant du monde, que de prendre de l’eau, car la soif commençait à se faire sentir. Quant à la faim, nous avions suffisamment de biscuit, mais il est impossible de manger quand on est trop altéré.
Depuis plus d’une heure la comédie que je viens de décrire venait de se passer, quand il s’éleva un grain, la mer devint très grosse, la yole ne put tenir, obligée de demander du secours elle arriva vers nous. Il était temps car elle allait couler, mon camarade Dechâtelus était des 15 hommes qu’elle renfermait. Nous songeons d’abord à notre salut, il s’élance sur notre chaloupe, je le retiens par le bras et l’empêche de retomber à la mer. Nous nous serrâmes la main : quel langage.... Les autres hommes s’embarquent aussi sans accident. On retire un baril d’eau, les avirons qui étaient dans la yole, et on l’abandonne à la merci des flots.
Vois, ma bonne sœur, quelle est la suite des événements. Si les 63 hommes n’avaient pas voulu absolument débarquer, nous ne pouvions sauver les 15 hommes de la yole et il fallait les voir périr devant nous sans pouvoir les secourir.
Quelques instants avant de prendre les hommes de la yole, je me déshabillai pour faire sécher mes habits mouillés depuis 48 heures, je touchai ma bourse de 400 francs avant d’ôter mon pantalon, un instant après je ne l’avais plus.
Toutes les perquisitions furent inutiles. C’était le complément de mes pertes. C’était une fort heureuse idée d’avoir partagé mes 800 francs, c’était Dechatelus qui avait les 400 autres.La chaleur fut très forte, l’eau manquait : nous étions réduits à une ration d’un demi verre d’eau ou sale ou puante, heureux si nous en avions en abondance. Pour tromper notre soif nous mettons un morceau de plomb dans la bouche, triste expédient.
La nuit vint encore, elle fut la plus terrible de toutes. Le clair de lune nous permettait de voir combien la mer était grosse. Des lames longues et creuses menaçaient vingt fois de nous faire disparaître, le timonier ne pouvait croire que nous puissions échapper à toutes celles qui nous arrivaient. Si nous en avions embarqué une seule, c’était fini. Si cela était arrivé le timonier mettait le gouvernail en travers, la chaloupe faisait capot, et il n’était plus question de nous. Il aurait eu raison : il valait cent fois mieux disparaître d’un seul coup que de mourir lentement.
Vers le matin, la lune était couchée, j’étais excédé de besoin, de fatigue et de sommeil. Malgré les vagues qui devaient nous engloutir d’un moment à l’autre je cède à mon accablement, ma tête se penche au dessus de la mer. Le bruit des flots qui se brisent contre notre frêle barque produit sur mes sens l’effet d’un torrent qui se précipite des Alpes, je crois être sur ses bords, j’allais m’y désaltérer, m’y plonger tout entier. Cette douce illusion ne fut pas complète, je me réveillais de suite : quel réveil, grand Dieu ! Ma tête se relève douloureusement, je décolle mes lèvres ulcérées et ma langue desséchée n’y trouve qu’une croûte amère de sel au lieu d’un peu de cette eau que j’avais vue dans mon rêve. Le moment fut affreux, le désespoir fut sur le point de me faire jeter à la mer et de terminer d’un coup toutes les souffrances, mais il fut court, il y avait plus de courage à souffrir jusqu’au bout.
L’inquiétude de toute la nuit fut encore augmentée par un bruit sourd qu’on entendait au loin ; on craignait qu’il ne fût le bruit que produit la barre du Sénégal, ce qui fut cause qu’on ne fît pas tout le chemin qu’on aurait pu faire ; telle était notre situation que nous n’avions pas le moyen de savoir où nous étions. L’erreur était grande, car nous étions encore à plus de 60 lieues du Sénégal d’après ce que nous apprîmes ensuite. Le bruit que nous entendions n’était que celui de tous les brisants qui règnent sur toutes les côtes d’Afrique.
Telle fut notre position jusqu’au 8 juillet, vers le milieu du jour. La soif ne faisait qu’augmenter ses tourments. L’officier me pria de faire la liste et d’appeler les personnes pour les rations d’eau, tout le monde venait la recevoir et la buvait, je tenais mon registre au dessous du verre de fer-blanc, pour recevoir les gouttes qui tombaient et en humecter mes lèvres. Quelques hommes essayèrent de boire de l’eau de mer, mais je pense qu’ils ne faisaient par là que hâter le moment de leur destruction.
Vers le milieu du 8 juillet un de nos canots fit route avec nous. Il souffrait de la soif plus que nous ; il résolut de faire de l’eau à terre si cela était possible, mais les marins révoltés exigèrent qu’on y débarquât tout à fait, il y avait 2 jours qu’ils n’avaient bu. L’officier voulut s’y opposer, mais les matelots avaient le sabre à la main, une boucherie fut sur le point d’avoir lieu à bord de ce malheureux canot. On se décida à lever les deux voiles pour aller échouer promptement à la côte : c’était le moyen de passer les brisants avec moins de danger. Tout le monde arriva à terre, le bateau fût empli d’eau et abandonné.
Cet exemple, funeste pour nous, donna envie à nos matelots d’en faire autant. M. Espiaux consentit à les mettre à terre. Le peu d’eau qui restait aurait pu nous mener au Sénégal, nous aurions manœuvré nous-mêmes : tel était le projet de notre officier. Nous entourons le peu d’eau qui nous restait et nous armons d’épées pour la défendre. On arrive près des brisants, on jette l’ancre et l’officier donne l’ordre de filer la corde doucement. Les marins cachèrent au contraire la corde ou la coupèrent : notre chaloupe, n’étant plus arrêtée, fut entraînée dans un premier brisant, l’eau passe par-dessus nos têtes et emplit la chaloupe aux trois-quarts. Heureusement qu’elle ne coula pas de suite, nous étions perdus. De suite, on déploie une voile qui nous emporte vite à travers les autres brisants, nous emplissons tout à fait, nous coulons, mais il n’y avait plus que 4 pieds d’eau. Tout le monde s’élance à la mer et personne ne périt.
Un moment avant je m’étais déshabillé pour me faire sécher ; j’aurais pu me rhabiller, mais je crus que je serais mieux pour nager en cas qu’il en fût besoin. Cela était d’autant plus important que M. Dechâtelus, ne sachant pas nager, s’était attaché à une corde dont j’avais un bout, j’aurais bien vite atteint la terre et l’aurais attiré à moi.
Quand le bateau coula, j’abandonnai tous mes habits et m’élançai à la mer. Je ne fus pas peu satisfait de toucher le fond, car j’étais inquiet de mon camarade. Je retourne à la chaloupe, je cherche mes habits et mon épée, une partie m’était déjà volée ; je ne retrouvais que mon habit et un des deux pantalons que j’avais mis sur moi.
Heureusement qu’un nègre qui était avec nous voulut bien me vendre une vieille paire de souliers pour 8 francs, il m’en fallait bien une pour marcher.
Me voilà donc, moi quarante-troisième sur la côte d’Afrique, un peu au-dessous de Portendic comme nous l’avons su après, presque nu, trempé jusqu’aux os, et n’ayant dans mes poches que quelques galettes de biscuit trempées d’eau salée pour la nourriture de plusieurs jours, sans eau au milieu d’un désert de sables brûlants où errent des hommes cruels : c’était quitter un danger pour un autre plus grand. Les matelots avaient sauvé le baril d’eau ; aussitôt que nous fûmes à terre ils se battirent pour boire : je me précipitai au milieu d’eux, j’arrive à coups de pieds et de poings à celui qui tenait le baril au-dessus de sa bouche, je le lui arrache et trouve le temps d’appliquer ma bouche contre la bonde et d’en avaler deux gorgées, il me fut ensuite arraché. Heureusement que ces deux gorgées valaient deux bouteilles, sans cela je ne pouvais plus vivre que quelques heures.
Nous résolûmes de suivre toujours le bord de la mer : la brise nous rafraîchissait un peu ; le sable mouillé était plus dur que le sable fin et mouvant de l’intérieur. Avant de commencer notre route, nous attendîmes l’équipage du canot qui avait fait côte avant nous. Nous marchions depuis une demi-heure, lorsque nous vîmes un autre canot qui venait à pleines voiles vers nous, il vint échouer. Il renfermait toute la famille Picard, composée de Monsieur et Madame, trois grandes demoiselles et quatre petits enfants en bas-âge, dont un à la mamelle. Je me déshabille et me jette à la mer pour aider cette malheureuse famille, j’aide à mettre Mme Picard à terre, personne ne perdit la vie. Je reviens chercher mes habits que je ne retrouve plus. J’entre dans une colère affreuse et témoigne en mots énergiques l’indignité de voler en pareilles circonstances, j’étais réduit à ma chemise et à mon caleçon. Je ne sais si mes cris de colère donnèrent des remords au voleur : je retrouvais mon habit et mon pantalon étendus un peu plus loin sur le sable.
Nous continuâmes notre route, mais déjà la soif pressait plusieurs personnes. Quelques unes, les yeux hagards et désespérées, n’attendaient plus que la mort. On creuse dans le sable, mais on n’en tire qu’une eau plus salée que celle de la mer ; un homme a le courage de boire de son urine.
On se décide enfin à passer les dunes de sable qui bordent la mer, on rencontre après une plaine de sable presque aussi basse que l’Océan. Le sable présentait un peu d’herbe sèche et dure, il s’en dégageait une odeur affreuse. On creuse un premier trou : à trois ou quatre pieds on rencontre une eau blanche et d’une mauvaise odeur, je la goûte, elle était douce. Je m’écrie : "nous sommes sauvés !" et ce mot est répété par toute la caravane qui se réunit autour de cette eau que tout le monde avalait des yeux. Cinq ou six autres trous sont bientôt faits et chacun se gonfle de ce liquide bourbeux. On y resta 2 heures et on tâcha de manger un peu de biscuit pour conserver quelques forces.
On reprend le bord de la mer vers la nuit pour faire route. La fraîcheur de la nuit permettait de marcher, mais la famille Picard ne pouvait nous suivre. On porte les enfants. Pour engager les matelots a les porter tour-à tour, nous donnons l’exemple. J’en porte un pendant une demi-heure. Cet effort de la part d’un homme déjà épuisé m’acheva, je n’en pouvais plus. M. Picard parut même ne m’en savoir aucun gré. Sa position était affreuse, mais aussi il était trop exigeant, il semblait que de droit nous lui devions notre vie. Ses demoiselles et sa femme montrent un grand courage, elles se mettent en hommes. Après une heure de marche, M. Picard demande impérieusement qu’on s’arrête, on y consent quoique le moindre retard puisse compromettre la sûreté de tous. Nous nous étendons sur le sable, nous dormons jusqu’à 3 heures du matin.
J’interromps ma narration, ma chère amie, pour te dire qu’il arrive à l’instant des nouvelles de nos malheureux débarqués au-dessus de Portendic : ils ont été dépouillés par les Maures et réduits à la dernière extrémité. Ils ont enfin gagné la partie du désert où sont des Maures en relation avec le Sénégal, et qui ont des récompenses à chaque blanc qu’ils sauvent, c’est un de ces Maures qui a été expédié par eux ; ils sont réduits à 50 hommes et avaient encore plus de 10 jours de marche.
Je crains bien que la moitié de ces 50 hommes ne reste encore en route.
Le 9 Juillet nous nous remîmes en route à 3 heures du matin. Nous suivons toujours le bord de la mer : le sable mouillé permet de mieux marcher, on se repose toutes les demi-heures à cause des dames. Sur les 8 heures du matin, nous entrons un peu dans les terres, pour reconnaître quelques Maures qui s’étaient montrés. Nous rencontrons deux ou trois misérables tentes où étaient quelques Mauresses presque toutes nues, elles étaient aussi affreuses et aussi sèches que les sables qu’elles habitent. Elles vinrent à notre secours. Elles nous offrirent de l’eau, du lait de chèvre et du mil, leur seule nourriture. Ne va pas croire que ce fut pour le seul plaisir d’obliger, ces êtres rapaces voulaient que nous leur donnassions tout ce que nous avions sur nous. Les marins chargés de nos dépouilles étaient plus heureux que nous : un mouchoir leur valait un verre d’eau ou de lait, ou une poignée de mil. Ils avaient plus d’argent que nous et donnaient des 5 à 10 francs de ce que nous offrions 20 sous. Ces gens, au reste, ne connaissaient pas la valeur de l’argent et donnaient plus à celui qui leur donnait 2 ou 3 petites pièces de 10 sous qu’a celui qui leur offrait un écu de 6 livres. Malheureusement nous n’avions pas de monnaie, et je bus plus d’un verre de lait au prix de 6 francs.
Nous achetâmes au prix de l’or 2 chevreaux que l’on fit bouillir tour à tour dans une petite marmite de fonte que possédaient les Mauresses. Nous retirâmes les morceaux à moitié cuits pour les dévorer sans pain ni fourchette comme de véritables sauvages. Les matelots, ces hommes détestables pour qui nous avions acheté ces chevreaux, laissent à peine la part de leurs officiers, pillent ce qu’ils peuvent et se plaignent encore d’en avoir si peu. Si j’avais été leur officier il n’y aurait pas de doute que j’aurais fait passer mon épée au travers du corps de plus d’un, ou je me serais fait tuer. Je ne me cachais pas et ne pouvais m’empêcher de les traiter comme ils le méritaient, aussi m’en voulaient-ils et fus-je menacé plus d’une fois.
A 4 heures du soir, après avoir passé la grande chaleur du jour sous les tentes dégoûtantes des Mauresses, étendus à coté d’elles, on entendit des cris : "aux armes, aux armes !". Je n’en avais point, je m’armais d’un gros couteau qui me restait et qui valait bien une épée. Nous avançons vers des Maures et des nègres qui avaient déjà désarmé quelques uns des nôtres, qui étaient à se reposer sur le bord de la mer.
On était sur le point de s’égorger, lorsque nous comprîmes que ces hommes venaient à notre secours : ils venaient nous offrir de nous conduire au Sénégal. Quelques âmes craintives ne voulaient pas ; pour moi, ainsi que les plus raisonnables, je pensais qu’il fallait entièrement se confier à des hommes qui venaient se fier à nous en petit nombre, tandis qu’il leur était si facile de venir en assez grand nombre pour nous accabler. On le fit et on s’en trouva bien. Ces hommes, déjà en relation avec le gouverneur Anglais, savaient bien qu’ils seraient récompensés. S’ils avaient été plus près du Maroc, et en relation avec ce pays, il y a peu de doute qu’ils nous auraient fait traverser le désert ; c’est alors qu’il aurait mieux valu mourir les armes à la main.
Nous partons donc avec nos Maures, c’étaient des gens très bien taillés et superbes dans leur genre, un nègre, leur esclave, était un des plus beaux hommes que j’aie vus. Il avait couvert son corps d’un beau noir, d’un habit bleu dont on lui avait fait cadeau, ce costume lui allait à merveille, sa démarche était fière et son air inspirait la confiance. La défiance de quelques uns qui avaient leurs armes nues, et la crainte marquée sur le visage d’un certain nombre, le faisaient rire. Il se mettait au milieu d’eux et, plaçant la pointe de leurs armes sur son estomac, il ouvrait les bras pour leur faire comprendre qu’il n’avait pas peur et qu’ils ne devaient pas non plus le craindre. Après quelque temps de marche, la nuit étant venue, nos Maures nous conduisent un peu dans les terres derrière les dunes, où étaient quelques tentes habitées par un assez grand nombre de Maures. Beaucoup de gens de notre caravane s’écrient qu’on les conduit à la mort, que nos guides nous trahissent, mais nous ne les écoutons pas, persuadés que de toute manière nous sommes perdus s’ils veulent notre perte et que la confiance seule peut nous sauver. La peur fait que tout le monde nous suit. Nous trouvons dans le camp de l’eau, du lait de chameau, et du poisson sec ou plutôt pourri, tout cela au prix de l’or, mais nous étions encore trop heureux de le trouver. J’achète pour 10 francs un de ces poissons qui puait horriblement, je l’enveloppe du seul mouchoir qui me restait, pour l’emporter avec moi : nous n’étions pas sûrs de trouver toujours si bonne auberge sur la route.
Nous nous couchâmes dans notre lit accoutumé, c’est-à-dire qu’étendus sur le sable, on se reposa jusqu’à minuit. On prit quelques ânes pour la famille Picard et pour quelques hommes que la fatigue avait mis hors d’état d’aller plus loin. J’ai remarqué que ceux-là étaient précisément ceux qui paraissaient les plus robustes. A leur figure et à leur force on les aurait crus infatigables, mais la force morale manquait, celle-là seule soutient. Pour moi, je fus étonné de supporter aussi bien tant de fatigues et de privations, je souffrais, mais je souffrais courageusement. Mon estomac, à ma grande satisfaction, ne souffrait pas du tout ; j’ai tout supporté de la même manière jusqu’à la fin. Le sommeil seul, mais le plus accablant de tous les sommeils, pensa causer ma perte. C’était entre 2 et 3 heures du matin qu’il me prenait.
Je dormais en marchant, sitôt qu’on criait halte, je me laissais tomber sur le sable et me trouvais de suite dans la plus profonde léthargie. Rien ne m’était plus pénible que d’entendre au bout d’un quart d’heure : "Debout, en route !". J’étais une fois tellement accablé que je n’entendis rien, je restais étendu par terre pendant que toute la caravane passait à mes pieds. Elle était déjà très loin quand un traînard m’aperçut heureusement, me pousse et me réveille enfin. Sans lui j’étais perdu, mon sommeil aurait sans doute duré plusieurs heures ; en me réveillant seul au milieu du désert ou le désespoir aurait terminé mes souffrances, ou j’aurais été fait esclave par les Maures, ce que je n’aurais pu supporter. Pour éviter ce malheur, je priais un de mes amis de veiller sur moi et de se charger de me réveiller à chaque repos, ce qu’il fit.
Le 10 juillet, vers les 6 heures du matin, nous marchons sur le bord de la mer, quand nos conducteurs nous préviennent d’être sur nos gardes et de tirer nos armes. Je m’arme de mon couteau, on rallie tout le monde, car le pays est un peu habité par des Maures pauvres et pillards qui ne manqueraient pas d’attaquer les traînards. La précaution était bonne : quelques Maures se montrent sur les dunes, leur nombre augmente et finit par surpasser le nôtre. Nous songeâmes à leur en imposer, nous nous mîmes sur une ligne avec les épées et les sabres en l’air ; ceux qui n’avaient pas d’armes agitent les fourreaux pour faire croire que nous étions tous armés de fusils. Ils n’approchaient pas, il fallait pourtant en finir. Nos conducteurs vont au devant, à moitié chemin ils laissent un seul homme et se retirent, les Maures en font autant de leur côté. Les deux parlementaires se parlent quelque temps, puis retournent chacun à leur troupe. L’explication fut satisfaisante, et bientôt les Maures viennent nous trouver sans la moindre défiance. Leurs femmes nous apportent du lait qu’elles vendent horriblement cher, leur rapacité est étonnante : ils demandent tout, jusqu’à partager le lait qu’ils nous ont vendu si cher.
Pendant que tout ceci se passait, une chose bien plus intéressante pour nous ne nous avait pas échappé : nous avions aperçu une voile qui cinglait vers nous. Nous fîmes toutes sortes de signaux pour être aperçus et nous eûmes le plaisir de voir qu’on nous répondait. Nous ne fûmes pas longtemps à reconnaître que c’était le brick l’Argus, un des 4 bâtiments de notre division, qui venait à notre secours. Il approcha des côtes aussi près qu’il fut possible, il baissa ses voiles et mit une embarcation à la mer. Elle approcha des brisants, un de nos Maures se jette à la nage et va à l’embarcation porter au commandant un billet qui peignait notre détresse, il arrive et le canot retourne avec le Maure à bord pour porter notre billet. Une demi-heure après, il revient chargé d’un gros baril et de trois petits, il arrive au point où le Maure l’avait trouvé, ce dernier se rejette à la mer et apporte la réponse : on nous annonce qu’on va jeter à la mer un tonneau de biscuit et de fromage et deux autres contenant du vin et de l’eau-de-vie.
Une autre nouvelle nous combla de joie : les deux embarcations qui n’étaient pas échouées comme nous à la côte, après le temps le plus orageux, étaient parvenues heureusement au Sénégal. De suite M. le gouverneur nous avait expédié par mer l’Argus pour secourir les naufragés, aller à Portendic à la recherche des personnes débarquées ; de là il devait croiser pour tâcher d’avoir des nouvelles du radeau ; enfin il devait retourner à bord de la Méduse pour sauver les hommes qui étaient restés et tout ce qu’on pourrait de son armement. Tous les efforts devaient être tentés pour sauver 90 000 francs en argent placés à fond de cale : cet argent était celui de la colonie. De plus, on avait expédié par terre des chameaux chargés de vivres, que nous devions rencontrer sur notre route, les Maures étaient prévenus de nous respecter et de nous porter secours.
Toutes ces bonnes nouvelles nous rendent à la vie et nous donnèrent un nouveau courage. J’appris que M. Schmaltz, sa femme et sa demoiselle étaient sauvés, avec plus de plaisir que je l’aurais appris pour moi. Il est difficile, ma bonne Arétès, de voir des dames plus respectables et plus aimables. Si nos malheurs m’ont arraché quelques larmes, c’est lorsque je les ai vues s’exposer à la fureur des flots avec autant de calme et de courage ; j’aurais regretté de mourir sans apprendre qu’elles étaient sauvées.
Les trois barils dont je t’ai parlé plus haut furent abandonnés à la mer, nous les suivions des yeux. Nous craignions d’abord que les courants, au lieu de les mener à la côte, ne les emportent au large, nous fûmes cependant rassurés et nous les vîmes s’approcher de nous à n’en pas douter. Nos nègres et nos Maures vont les chercher à la nage et les poussent sur le rivage, où ils arrivent enfin. Le gros baril fut bientôt défoncé, le biscuit et le fromage distribués. Nous ne voulûmes pas défoncer ceux de vin et d’eau-de-vie : nous craignions qu’à une telle vue les Maures ne puissent contenir leur rapacité et qu’ils ne tombassent dessus ; nous marchâmes une demi-lieue plus loin où, sur le bord de la mer, nous fîmes un repas des dieux.
Nos forces ainsi réparées, nous continuâmes notre route avec plus de courage. Vers la fin du jour, le pays change un peu d’aspect. Les dunes de sable s’abaissent, on aperçoit dans le lointain une surface d’eau qui nous comble de joie : c’est sans doute le Sénégal qui fait en cet endroit un coude pour couler parallèlement à la mer, de ce coude s’échappe le petit ruisseau appelé le Marigot des Maringouins.
Nous quittons le bord de la mer pour passer ce ruisseau un peu au-dessus, nous arrivons dans un endroit où il y avait un peu de verdure et de l’eau, on résolut d’y rester jusqu’à minuit. A peine y étions-nous installés, que nous voyons venir à nous un Anglais, trois ou quatre marabouts (prêtres de ce pays), et deux chameaux : ils sont envoyés par le gouverneur anglais du Sénégal pour aller à la recherche des naufragés et leur porter secours. Un des chameaux chargés de vivres part de suite, il ira, s’il le faut, jusqu’à Portendic réclamer nos compagnons d’infortune, ou au moins en apprendre des nouvelles. L’envoyé anglais a de l’argent pour nous acheter des vivres sur notre route, il nous annonce encore 3 jours de marche jusqu’au Sénégal.
Nous pensions en être plus près, cette grande distance effraie les plus fatigués. Nous dormons tous réunis sur le sable, on ne laisse personne s’éloigner du peloton à cause des lions qui, dit-on, existent dans cet endroit. Cette crainte ne me tourmenta guère et ne m’empêcha pas de dormir assez bien.
Le lendemain 11 Juillet nous continuâmes notre route depuis une heure du matin jusqu’à sept heures, nous arrivâmes dans un endroit où l’envoyé anglais comptait trouver un bœuf, par un malentendu il n’y en avait pas : il fallut se serrer le ventre. Heureusement que nous eûmes un peu d’eau, la chaleur était insupportable, déjà le soleil brûlait. On fit halte sur le sable brûlant des dunes, parce que c’est beaucoup plus sain que sur le sable mouillé de la mer, mais ce sable était chaud à brûler les mains. Vers midi, le soleil, d’aplomb sur nos têtes, nous anéantissait. Je ne pus trouver de remède qu’au moyen d’une plante rampante qui pousse çà et là sur ce sable mouvant, des anciennes tiges me servirent de montant et par-dessus j’établis mon habit et des feuilles. Je trouvais ainsi le moyen de mettre ma tête à l’ombre, le reste du corps était cuit ; encore le vent renversa-t-il vingt fois mon édifice.
Pendant que nous souffrions ainsi de la chaleur, l’Anglais sur son chameau était allé à la recherche d’un bœuf ; il ne revint que sur les quatre ou cinq heures et annonça que nous le trouverions à quelques heures de marche. Effectivement, après une marche des plus pénibles et à la nuit, nous trouvâmes un bœuf petit, mais assez gras. On chercha un endroit dans l’intérieur des terres, où il y avait une fontaine ; on trouva enfin un trou que les Maures avaient abandonné depuis quelques heures. C’est là que nous nous établissons : une douzaine de feux sont allumés autour de nous, un nègre tord le cou à notre bœuf, comme nous l’aurions fait à un poulet, en cinq minutes il est écorché et partagé en portions que nous fîmes griller à la pointe des épées ou des sabres, chacun dévore son morceau sans pain ni fourchette. Après ce souper, tout le monde s’étend à terre et cherche le sommeil. Pour moi, il me fut impossible de le trouver : le bruit importun des moustiques et leurs piqûres cruelles s’y opposèrent, malgré l’extrême besoin que j’en avais.
Le 12 juillet, à trois heures du matin, nous continuâmes notre route. J’étais fort mal disposé, et pour m’achever on marcha sur le sable mouvant de la Pointe de Barbarie : rien n’était plus fatigant, tout le monde se récria bientôt sur ce chemin. Nos guides maures assuraient qu’il était plus court de 2 lieues ; nous préférâmes retourner sur le rivage et marcher sur le sable que l’eau de la mer rendait ferme. Ce dernier effort fut extrêmement pénible, je n’en pouvais plus, et sans mes camarades j’aurais préféré rester sur le sable. On voulait absolument gagner le point où le fleuve rencontre les dunes de sable : là des embarcations qui remontaient le fleuve devaient venir nous prendre et nous conduire à Saint Louis.
Près d’arriver à cet endroit, nous franchissons les dunes, et nous voyons enfin à nos pieds ce fleuve tant désiré. Pour comble de bonheur, la saison était celle où l’eau du Sénégal est douce : nous nous désaltérâmes à souhait. On s’arrête enfin, il n’était que huit heures du matin. Nous n’eûmes pour tout abri pendant toute la journée que quelques arbres qui me sont inconnus, portant un triste feuillage. Il est vrai que je fus souvent dans le fleuve, quoique les caïmans, gros animaux amphibies qui s’y trouvent, nous empêchent de nous éloigner du rivage.
Vers les deux heures, arrive une petite embarcation, le maître demande Monsieur Picard : il était envoyé par un de ses anciens amis (car M. Picard avait habité autrefois le Sénégal), il lui apporte des vivres et des habits pour sa famille. Il nous annonce à tous, de la part du gouverneur Anglais, d’autres embarcations chargées de vivres. En attendant, je ne pus rester auprès de la famille Picard : je ne sais quel mouvement me prenait en voyant couper ce beau pain blanc et couler un vin qui m’aurait fait tant de plaisir. Heureusement que je ne n’eus que deux heures à attendre : à quatre heures, nous pûmes jouir tous du bonheur de manger du pain ou du bon biscuit, et de boire du bon vin de Madère. On nous le prodigua même avec peu de prudence et quelques têtes ne purent y tenir, nos matelots furent tous ivres, et nous étions tous très gais. Aussi nous jasâmes comme des pies en descendant le fleuve dans une barque. Cette courte navigation fut heureuse, et nous descendîmes à Saint Louis vers sept heures du soir.
Mais que faire ? Où aller ? Telles étaient nos réflexions en mettant pied à terre. Elles ne furent pas longues : nous trouvâmes de nos camarades des embarcations arrivées avant nous, qui nous conduisirent et nous distribuèrent chez divers particuliers qui avaient tout préparé pour nous bien recevoir. Je me rappellerai toujours de la tendre hospitalité que nous ont prodiguée en général tous les habitants blancs de Saint-Louis, Anglais ou Français. Tout le monde fut accueilli : nous eûmes tous du linge blanc pour changer, de l’eau pour nous laver les pieds ; une table somptueuse nous attendait. Pour moi, je fus reçu avec plusieurs de nos compagnons de voyage chez MM. Durécu & Potin, riches négociants de Bordeaux. Tout ce qu’ils possédaient nous fut prodigué : on me donna du linge, des habits légers, tout enfin ce qu’il me fallait car je n’avais plus rien. Honneur à celui qui sait aussi bien secourir les malheureux, surtout lorsque c’est avec autant de simplicité et si peu d’ostentation que le faisaient ces messieurs. Il semblait que c’était un devoir pour eux de secourir tout le monde, ils auraient voulu ne rien laisser aux autres. Des officiers anglais réclamèrent avec ardeur le plaisir, disaient ils, d’avoir quelques uns des naufragés. Quelques uns eurent des lits, d’autres furent très bien sur de bons matelas étendus sur des nattes. Je ne dormis cependant pas trop bien : j’étais trop fatigué et trop agité, je me croyais toujours ou ballotté par les flots, ou sur les sables brûlants, comme en revenant du bal, on a toujours les violons dans la tête.
C’est le 12 Juillet au soir, comme tu vois, ma chère Arétès, qu’ont donc été terminées toutes nos souffrances. Mais nous ne sommes pas encore au bout de notre situation assez fâcheuse, elle est aggravée par une circonstance particulière : le gouverneur Anglais prétend qu’il n’a point reçu d’ordre du gouvernement, et refuse de remettre la colonie entre les mains du gouverneur français. Ce n’est que par une grâce spéciale que nous avons été reçus dans la ville. Pour nous rétablir dans cette extrémité, M. Schmaltz, après quelques jours de repos, a envoyé la plupart des passagers, les matelots et soldats sauvés du naufrage, au Cap vert qui est à une quarantaine de lieues au sud d’ici. Les trois autres vaisseaux de notre division et les goélettes du pays ont servi à ce transport. Au Cap Vert, on trouve bien des ressources pour vivre, comme gibier, poissons, etc... mais il n’y a rien : il faudra y établir des tentes en attendant qu’il plaise à MM. les Anglais de nous céder Saint-Louis et Gorée, petite île habitée près du Cap Vert.
Je pensais que nous irions camper comme les autres, mais M. Schmaltz nous a donné, à M. Dechâtelus et à moi, une autre mission : c’est celle de tenir compagnie à ces dames. Nous ne nous sommes point récriés sur cette décision et nous tâchons de la remplir le mieux que nous pouvons. Nous ne savions comment vivre, mais M. Schmaltz a parlé à M. Durécu, et sans que nous nous soyons mêlés de rien, nous sommes installés ici. Me voilà donc, en attendant, à une bonne table avec une société aimable. Je m’arme d’insouciance pour l’avenir et je jouis du présent.
Ma santé est très bonne : les premiers jours de mon arrivée ici, j’ai souffert beaucoup d’un état de constipation causé par les privations et d’une inflammation, accompagnée de suppuration, que la fatigue avait déclarée entre les jambes et aux environs, mais tous ces symptômes ont disparu et jamais je ne me suis mieux porté, j’ai un appétit que la meilleure table a peine à satisfaire. Etant destiné dans quelques mois à parcourir le pays, il est juste que nous ayons dans ce moment moins de privations que les autres.
Un petit bâtiment marchand doit partir aujourd’hui ou demain pour la France : j’en resterai là si le temps m’y oblige, si je puis j’achèverai ce papier. Reçois ici, ma bonne Arétès, ma chère amie, mes embrassements, embrasse pour moi notre grand et bon Horace, charge-toi de toutes mes amitiés pour ma cousine Ledreux, son excellent mari, ma cousine Lucile, pour mes tantes Villecocq et Landry et en général pour tout le monde. Donne-leur à lire ce griffonnage s’il peut les intéresser.
Charge-toi pour moi d’écrire à Jean-Jacques, à Emile, à Alphonse et à sa petite femme, écris aussi à Philadelphe ; envoie-lui une copie de mes infortunes, pour qu’il en parle à notre respectable oncle Landry et à tous nos bons parents de Paris. Je n’oublie personne, que tout le monde conserve un bon souvenir de moi : c’est ma consolation. Je crois que tu feras bien de garder ce griffonnage pour toi ; je regrette de ne pas savoir écrire, peindre mes situations, comme Jean-Jacques. J’aurais pu réellement faire un joli morceau.
Adieu encore une fois. Aime moi comme je t’aime. Je suis pour la vie ton tendre frère et ami.
Charles Marie BREDIF
le 18 juillet 1816
- Théodore Géricault – Le radeau de La Méduse
Du 19 juillet
Le brick l’Argus, qui nous avait donné des vivres dans le désert, est revenu de sa croisière. Il a rencontré nos hommes débarqués au-dessus de Portendic et leur a envoyé des vivres ; l’envoyé anglais était avec eux. Ils étaient encore à 25 lieues de distance, nous espérons qu’ils arriveront. L’Argus n’a pu retrouver la frégate et n’a pu poursuivre ses recherches assez longtemps, il est revenu faute d’eau, il est probable que le gros temps l’aura fracassée et engloutie avec les 5 ou 6 hommes qui étaient restés dessus.
Par le plus heureux des hasards, ce brick a rencontré le radeau au milieu de la mer, mais quelles affreuses nouvelles il a données ! 147 hommes qui étaient dessus étaient réduits à 15, tous blessés ; ils ont été de suite mis à bord du bâtiment. Je ne te peindrai pas comment ils ont été ainsi réduits : sache seulement que la révolte les a fait se massacrer entre eux, on jetait les hommes endormis à la mer ; les lames en ont emporté une bonne partie ; on trouva sur les cordes du radeau des lambeaux de chair humaine et des bouteilles d’urine pour le soutien de l’existence des 15 malheureux qui étaient tous en démence... Que d’horreurs... De quel poids ne doit pas être écrasé le malheureux capitaine qui s’est chargé d’un commandement dont il était indigne.
Quelle honte pour ceux qui ont fait un pareil choix. Ce malheureux naufrage fera du bruit en France ; il ne peut manquer de s’en suivre un jugement.
L’état des 15 hommes sauvés du radeau est dans ce moment très satisfaisant, ils sont un peu rétablis de leur épuisement, leurs plaies se ferment, on s’occupe de les mettre à terre pour leur procurer tout ce dont ils ont besoin. Notre gouverneur, M.Schmaltz, fait dans ces circonstances tout ce qui dépend de lui, il prodigue son propre argent pour les secours et les vivres ; nous lui devons tous notre existence.
Mais, ma chère amie, laissons là ces scènes d’horreur pour te parler un peu, très peu, du pays que j’habite. Plus occupé à réparer nos forces qu’à étudier le pays, je n’ai que fort peu de chose à t’en dire. L’île Saint-Louis est au milieu de la rivière du Sénégal, à 2 lieues de son embouchure. Elle en était autrefois à 5, mais la Pointe de Barbarie ou la langue de sable, de 200 à 300 toises seulement qui pendant 15 à 20 lieues sépare la mer de la rivière, a été rongée et l’embouchure du Sénégal est remontée de 3 lieues au nord. On remarque que, depuis quelque temps, elle revient vers sa position primitive, car ces sables sont si mouvants qu’ils s’amoncellent aussi facilement qu’ils sont dispersés.
L’île n’est qu’un banc de sable sur lequel on marche avec peine Elle est presqu’en totalité occupée par des maisons de briques recouvertes en chaux, habitées par des Européens, et par des cases en paille habitées par des nègres. La population est de six à sept mille âmes ; la plus grande partie est noire, une autre est composée de mulâtres, et les blancs comptent à peine dans ce nombre. Tous les nègres ne sont pas esclaves, il y en a de libres qui ont eux-mêmes des esclaves.
Les Européens sont servis par des esclaves nègres qu’ils logent et nourrissent chez eux. Le vêtement des nègres ou mulâtres est des plus simple ; les enfants, filles ou garçons, jusqu’à 10 ou 12 ans, sont tout nus, c’est ainsi qu’ils vous servent, à table ou autre part ; plus âgés, ils portent, les hommes un petit caleçon, et les femmes un morceau de linge qui les enveloppe depuis le bas des reins jusqu’au haut des cuisses. La plupart du temps, le reste est nu, ou rarement elles mettent sur leurs épaules un morceau de toile de coton qui ne cache rien. En cela elles ne montrent aucune coquetterie, car elles feraient mieux de laisser deviner tout ce qu’elles montrent. Les ornements des femmes consistent en anneaux de fer ou de cuivre blanchi qu’elles placent au dessus du pied, comme les anneaux des galériens, elles portent quelquefois des boucles d’oreille d’or massif très pesantes, autour des reins, elles ont un grand nombre de tours de grosses perles en verre ou en émail, de manière à en avoir quelque fois la largeur de deux mains, ce singulier ornement produit beaucoup de bruit quand elles marchent. Les plus riches ont aussi des colliers de verre ou d’ambre.
Les mariages consistent tout simplement en un cadeau fort modique que le futur fait aux parents de sa belle, s’il est accepté, le mariage est conclu. Il y a un autre mariage que contractent un assez grand nombre d’Européens surtout avec les mulâtresses : il est pour un temps déterminé, et est rompu de droit par le départ du mari. Il n’est pas rare de voir un blanc qui a femme et enfants en Europe, posséder ici une femme et une douzaine de petits mulâtres. Les femmes du pays tiennent ces mariages en grand honneur, elles sont alors des "signora". Presque toutes ces mulâtresses et négresses sont dégoûtantes, elles sont flétries presqu’aussitôt qu’elles sortent de l’enfance. On voit cependant quelques petites filles qui montrent d’assez belles formes, et leurs appâts, quoique sans corsets, se soutiennent fort bien, mais cela ne dure que quelque mois.
Les habitants du pays assurent que le pays est devenu beaucoup moins malsain depuis quelques années, ce qui tient au soin qu’on a de combler les marais et de ne plus souffrir dans l’île aucun trou pour avoir de l’eau. La chaleur est très forte, nous l’avons déjà éprouvée, mais les maisons sont percées d’une si grande quantité de fenêtres sans vitres, que l’air circule librement et vous rafraîchit beaucoup. On dit que l’on n’a pas toujours d’air : alors on doit souffrir. En général je vois qu’on exagère toujours, et qu’on souffre beaucoup moins que le disent les voyageurs. L’état de moiteur dans lequel on est presque toujours vous rend un peu mou, on marche lentement, on procède lentement à toutes ses affaires, mais il vous met dans une espèce de souplesse qui rend cet état très supportable.
Depuis que les anglais sont maîtres du Sénégal ils ont permis aux princes Maures du désert de venir librement à Saint-Louis, un assez grand nombre est venu voir M. Schmaltz. Rien n’est plus singulier que ces gens-là : ils sont tous assez beaux hommes, d’un regard fier d’une démarche assurée ; rien n’égale leur perfidie et leur finesse. Leur couleur est celle du bois, un peu foncée ; ils jettent par-dessus eux des pièces de toile bleues et blanches de manière à se draper avec assez de grâce ; leurs barbes longues et leurs cheveux longs et frisés leur donne un caractère de figure souvent très bien. Les princes et les ministres n’ont presque rien qui les distingue des autres ; ils s’appuient en marchant sur des hommes qui remplacent les fous ou baladins qu’avaient autrefois les rois d’Europe. On les craint quoiqu’on les méprise, ils ne reçoivent pas même de sépulture après leur mort.
On rassemble les lettres pour les porter au bâtiment. Adieu encore une fois, ma bonne amie.
P.S. : Deux de nos hommes qui s’étaient égarés dans le désert, viennent d’être ramenés par des Maures. Ils ont eu tout à souffrir d’eux : on les a dépouillés et on a pris jusqu’à la chemise de l’un d’eux. Ils se portent au reste assez bien.
C.M.B.
Origine du document
Merci à mon frère Etienne BREDIF qui m’a transmis cette copie réalisée par son fils Damien BREDIF en 1996/97 d’après une copie terminée le 20 novembre 1944 par notre père Michel BREDIF, arrière petit-neveu de Charles Marie.
Michel avait recopié la lettre sur une copie effectuée par Gaston HENRY, petit-fils de la destinataire Arétès BREDIF devenue Mme LANDRY. Cela d’après une copie faite par Horace BREDIF frère de Charles et d’Arétès.
Une autre copie faite par Aretès sur l’original était en possession de sa fille Laure LANDRY épouse A. HENRY, puis au petit-fils de cette dernière Jacques HENRY fils de Gaston. La descendance de Jacques HENRY s’est éteinte avec le décès à Versailles au début des années 1980 de son unique enfant Marguerite, célibataire.
La copie précitée d’Horace BREDIF est passée aux mains de Mlles DAVIGO, de Chartres, ses cousines. Elle a été remise à Marcel MOULIN leur neveu et légataire universel, son fils Paul l’a transmise en 1941 à un autre cousin, Louis CATTOIS.
Une version de cette lettre a été publiée en 1931 par André LICHTENBERGER (éd. Les œuvres libres) avec quelques petites différences de style. Malgré de nombreuses recherches nous n’avons retrouvé ni les copies anciennes ni les originaux, nous avons donc affaire à une succession de copies ce qui implique quelques variations mineures par rapport à l’original.
Pour lire la suite : A propos du témoignage de Brédif...