Alain Corbin s’est penché sur le grouillement des disparus du siècle dernier, en quête d’une existence ordinaire. Il a laissé au hasard absolu le soin de lui désigner un être au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, sans chance aucune de laisser une trace dans les mémoires.
Louis-François Pinagot, le sabotier de la Basse-Frêne (1798-1876), qui n’a jamais pris la parole et qui ne savait ni lire ni écrire, représente ici le commun des mortels. Un jeu de patience infini se dessine, afin de reconstituer le destin - mais eut-il jamais conscience d’en avoir un ? - d’un Jean Valjean qui n’aurait pas volé de pain.
Par cette méditation sur la disparition, l’auteur entend modestement inverser le travail des bulldozers aujourd’hui à l’oeuvre dans les cimetières de campagne.
Au sommaire :
- Chapitre premier : L’espace d’une vie
- Chapitre II : « L’infini d’en bas »
- Chapitre III : Affinités électives et parentèle ...
- Chapitre IV : Le langage de l’analphabète ....
- Chapitre V : Le sabotier, la fileuse et les gantières
- Chapitre VI : Les plaisirs de l’arrangement ....
- Chapitre VII : Le passé décomposé
- Chapitre VIII : Les invasions
- Chapitre IX : « L’audace des pauvres »
- Chapitre X : Le paroissien, le garde et l’électeur
L’auteur : Alain Corbin est professeur à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’ouvrages importants sur l’histoire des sensibilités à l’Époque moderne.
Un avis : Pour le généalogiste, l’intérêt majeur de cet ouvrage réside dans la démarche d’historien de l’auteur : en effet, celui-ci s’est attaché à faire revivre un parfait inconnu, un homme dont la mémoire s’est perdue dans " la fosse commune du temps ". Louis-François Pinagot pourrait être l’un de nos ancêtres, l’un de ceux dont le nom figure sur les branches d’un arbre généalogique... Le représentant muet de la masse des anonymes (" les oubliés de l’Histoire ") qui est soudain mis en lecture par le patient travail de restitution de l’historien.
Au fil des pages et de la pratique des archives, en rassemblant des traces et des indices provenant des sources disponibles, en collectant toutes les informations utiles, Alain Corbin s’est attaché à reconstituer l’horizon spatial et temporel de Louis-François Pinagot, son cadre familial, amical, communautaire, ses valeurs et ses croyances.
Sans pour autant rédiger une impossible biographie du personnage choisi, s’intéressant tout autant au sujet-témoin (Louis-François) qu’au groupe social dont il relève (les sabotiers), Alain Corbin restitue " un fragment du monde perdu " de Pinagot et nous livre une belle étude sur la vie rurale et la sociabilité villageoise au XIXe siècle dans cette région du département de l’Orne. Le chapitre 3 "Affinités électives et parentèle " doit être lu attentivement par tous les généalogistes qui souhaitent saisir, à titre d’exemple, les jeux parfois subtiles des relations sociales et des alliances au sein de la famille proche, de la parentèle et du voisinage.
Il n’en reste pas moins, qu’une fois le livre refermé, les limites d’une telle démarche apparaissent évidentes : en l’absence de documents écrits de la main même du sujet-témoin, et à la seule interprétation des rares documents d’archives disponibles le concernant, peut-on vraiment reconstituer le parcours d’un individu ? Les zones d’ombre restantes ne sont-elles pas trop importantes ?
Thierry Sabot, janvier 2003