Récemment, je me promenais dans mon quartier, boulevard Edgar Quinet, dans le 14e. J’allais faire un tour dans une brocante de rue qui s’y tient régulièrement. L’évènement s’appelle « brocante », en fait c’est plutôt quelquefois un vide-grenier, mais « brocante » fait tellement plus chic !
Au fil des allées, rien de bien intéressant. Tout d’un coup mon regard se tourna vers un miroir de bonnes dimensions, a priori fin 19e début 20e siècle. Ce n’était pas un objet richement décoré, doré à la feuille d’or, non c’était un miroir pour bourgeois aisés, certes, mais pas opulents, juste peint en doré c’est-à-dire probablement à la poudre de cuivre.
Sa simplicité, tout en étant élégant et de bonne facture, me séduisirent de suite. En m’approchant cependant, je constatais qu’il était assez abîmé : des baguettes de bois avaient disparues et leur restauration, pour s’incorporer à l’existant, allait être délicate. Mais le prix dérisoire demandé par le vendeur, vingt-cinq euros, finit par me convaincre de sauter le pas.
Arrivé chez moi, je m’attelais à une urgence : le carton à l’arrière du miroir était en partie désolidarisé du cadre, un mauvais ruban de scotch ne remplissant plus sa fonction. Arracher ce qu’il en restait fut un jeu d’enfant. Enfin l’arrière du miroir était à nu. C’était un miroir moderne, sans aucun défaut, c’est même à cela qu’on les reconnait…
Et puis, machinalement, j’en vint à regarder l’arrière du carton, c’est-à-dire celui qui était resté caché des dizaines et des dizaines d’années.
Je dois avouer que je fus alors saisi d’une grande empathie pour les deux êtres qui surgirent à mes yeux. Un jeune couple dont la photographie occupait toute la surface de ce carton, soit 60 sur 50 cm. Une surface immense pour une photographie.
Le militaire : sa tenue
L’uniforme ne semble pas français, pourtant on voit clairement sur le col droit : 278. Il doit s’agir du 278e Régiment d’Infanterie, réserve du 78e d’actifs (on ajoutait 200 entre actifs et réserve). C’est donc un régiment bien français mais qui est intervenu plusieurs fois en Belgique, avec des opérations à Recogne, Libramont ou Izel. On peut supposer qu’il renfermait aussi des soldats belges. L’uniforme de notre militaire pourrait donc être belge.
A l’appui de cette thèse, les cinq chevrons sur la manche gauche, presque noirs sur la photo, signifiant au moins trois années passées au front, et qui étaient alloués aux militaires belges. Suivant leur grade, ces chevrons étaient (Wikipédia) or, argent ou rouge, cette dernière couleur pour les caporaux et soldats. On sait que ces couleurs, sur une photo en noir et blanc, rendent respectivement deux tons très clairs et un ton presque noir. Donc notre militaire était caporal ou soldat.
N’était-il pas finalement qu’un simple soldat ? Après tout, ses pattes d’épaule ne comportent aucun insigne d’aucun grade. Cependant, comment un simple soldat, même en tenue de sortie, aurait pu avoir un si bel uniforme, manifestement taillé dans un très beau tissu qui « tient » bien ?
Et puis son magnifique ceinturon à double ardillon, un attribut de simple soldat ?
Et enfin, au dessus du parement droit de sa manche gauche, les deux sortes de barrettes claires, parallèles : un élément purement décoratif ou l’insigne d’un grade ?
Pour les experts qui pourraient en tirer des conclusions, sur le col, après le chiffre 8 on voit quatre étroites bandes verticales claires alternant avec trois étroites bandes verticales foncées.
Le militaire : ses décorations
Celle de gauche est clairement identifiable : c’est la Croix de Guerre 14-18 française. Elle ne peut être confondue avec son équivalent belge qui est surmonté d’une couronne royale (c’est-à-dire refermée sur elle-même sur le dessus).
Celle à droite de la précédente, sur la photo, est plus problématique. La photo originale est floue à cet endroit, on peut cependant discerner qu’elle comporte un buste dit « habillé » (et donc pas un buste dit « nu ») avec une épaulette gauche saillante. Ave un peu d’imagination, cela peut ressembler à des médailles à l’effigie d’Albert Ier.
La parole est aux experts…
La femme :
Sa tenue est manifestement d’un certain rang social, soignée mais assez sobre, sans sophistication inutile. Elle porte une montre au poignet, signe autant d’une aisance financière que d’une marque d’indépendance : une femme aux fourneaux toute la journée n’a nul besoin de connaitre l’heure précise, le soleil et les cloches de l’église lui suffisent…
Un « détail » qui n’en est pas un attire le regard. Cette photographie, bien qu’apparemment très décontractée, est une photo officielle où rien n’est laissé au hasard. Si la femme montre son genou, bien en vu au premier plan, c’est par volonté ostentatoire de marquer sa liberté, tout comme sa montre au poignet.
Or un tel comportement aurait été jugé scandaleux avant ou pendant la Grande Guerre. On doit donc en conclure que la photo date de la libération des mœurs, à la fin de la Guerre, pendant les Années Folles, en gros de 1920 et durant une décennie jusqu’à la grande dépression.
Les bandes de journaux collées sur le carton arrière
Nous avons vu que le carton arrière avait été recollé sur le cadre avec une bande de scotch moderne. Mais à l’époque, avec quoi avait-il été collé ?
Nous sommes à une époque qui n’est pas encore celle de la consommation. Rien n’est jeté, tout est susceptible de servir un jour. Les guerres et les famines ont forgé les mentalités par les privations qu’elles avaient engendrées.
La belle-mère de mon grand-père paternel (mon Sosa 11) a passé sa longue vie (1854-1950) à Laon avec son époux, Georges Ermant, maire de Laon de 1892 à 1919, sénateur et député de l’Aisne. Elle a vu ainsi par trois fois les allemands envahir sa ville, sans oublier de piller le beau mobilier… qu’ils laissaient sur place lors de leurs débâcles…Il fallait alors faire la tournée des voisins pour identifier et récupérer ses biens…Lors de son décès, on découvrit chez elle une boîte en fer remplie de bouts de ficelle tellement petits qu’ils ne pouvaient servir à rien, mais on ne jetait pas.
On ne jetait pas non plus les vieux journaux. Ils servaient de protection, bien sûr, mais aussi en maçonnerie pour reboucher de gros trous (on trempait le journal dans une barbotine de plâtre puis on le tassait dans le trou) et pour des collages divers. On en faisait des bandes qu’on trempait dans la colle et qu’on plaçait moitié sur le carton, moitié sur le cadre.
Ce qui explique qu’on retrouve aujourd’hui sur tout le pourtour de ce carton, donc à l’arrière de la photo, une mince bande de journaux encore collés, sur environ quatre centimètres de large.
Il n’est évidemment pas question de trouver un article entier mais d’essayer de repérer au moins quelques mots qui pourraient nous renseigner sur la date. Alors on peut lire :
• 1922 par deux fois
• Dans un article à en-tête « Varsovie, 18 se…[donc septembre] » on parle du général Niessel. Or ce général fut chef de la mission militaire française en Pologne jusqu’en 1921 où fut mit fin à sa mission. L’article donc se situerait vers septembre 1921 (on utilise des vieux journaux récents, pas datant de plusieurs années)
• On parle du « major Sikorski », le héros polonais de la guerre russo-polonaise et de la déroute inattendue de l’Armée Rouge, qualifiée de « miracle de la Vistule » (1920-21).
Sans pouvoir l’affirmer formellement, on peut donc en conclure qu’il existe un fort faisceau de présomptions, tant par les dates que suggèrent ces bribes de journaux que par le genou de la femme, nous conduisant vers les premières années de la décennie 1920.
Reste à en savoir plus sur ce couple. Pourra-t-on jamais retrouver leurs familles ?
En tous cas, nous avons décidé que, si une personne pouvait nous prouver, d’une manière suffisamment convaincante, un lien de parenté avec un des deux personnages, nous lui remettrions gracieusement l’original de cette photographie en lui demandant toutefois une petite faveur : qu’il nous en offre une copie en souvenir.
Appel aux bonnes volontés !
Merci à tous pour votre aide...