La pratique du mariage par procuration va se répandre en province rapidement après la promulgation de la loi. Sans doute l’information a-t-elle bien circulé. Au Havre le premier mariage par procuration, à notre connaissance, est célébré le 2 Juin 1915, entre Paul Léon Legay et Jeanne Marie Zoé Le Gac. Paul Legay est tréfileur, il a 25 ans. Depuis le 3 août 1914, il est mobilisé et il sert au 39e régiment d’infanterie. Comme il ne peut abandonner le champ de bataille pour se marier et comme la loi du 4 avril 1915 le lui permet, il a donné procuration à son oncle, Emile François Bouillon, charretier de son état et âgé de 54 ans, pour le représenter à la cérémonie. Celui-ci remplit toutes les conditions pour le faire : l’âge et l’absence de lien de famille très proche avec la mariée, et surtout il est disponible puisqu’il n’est plus mobilisable.
Jeanne Le Gac est domestique, elle a 24 ans et a un petit garçon Paul, né le 29 Novembre 1914. Paul et Jeanne ont donné la même adresse : 139 Rue de Graville.
C’est donc Emile Bouillon et Jeanne Le Gac qui se présentent à la mairie du Havre, ce deux juin 1915.
La cérémonie va suivre son déroulement habituel, mais la rédaction de l’acte en sera modifiée en raison de l’absence du mari. Le vocabulaire employé est parfois un peu compliqué, avec ces fondés de procuration spéciale, ces mandants et ces mandataires mais il faut prendre quelques précautions pour que la valeur juridique du mariage ne soit pas contestée.
Lors d’un mariage selon les règles communes, apparaît d’abord le nom du mari, avec son état-civil, son domicile, le nom de ses ascendants. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le nom du représentant du mari, celui qu’on appelle le fondé de procuration spéciale qui apparaît en premier :
Ont comparu en la maison commune, Emile François Bouillon cinquante-quatre ans, charretier, demeurant au Havre, agissant comme fondé de procuration spéciale de Paul Léon Legay, son neveu, tréfileur, né à Graville-Sainte-Honorine (Seine-Inférieure ) le quinze Septembre mil huit cent quatre vingt dix, domicilié au Havre, 139 boulevard de Graville, fils majeur de Gustave Gaston Legay, décédé et de Emélie Anaïs Bouillon, sa veuve, journalière, demeurant au Havre présente et consentante,lequel actuellement soldat de deuxième classe au trente neuvième Régiment d’Infanterie a obtenu les autorisations prévues par la Loi du quatre avril mil neuf cent quinze. Archives départementales de la Seine-Maritime 4E20000 1915-1915/06/28 Le Havre
Arrêtons-nous un instant et voyons comment Paul a pu obtenir ces indispensables autorisations. Ce n’était pas chose facile. Le mandataire trouvé, Paul a adressé sa demande d’autorisation, accompagnée de sa procuration, par la voie hiérarchique au ministère des Armées, avec l’avis de ses chefs. Après accord du ministre des Armées sa demande a été transmise au ministre de la Justice. Ce dernier s’est alors assuré que la demande était justifiée par l’une des “causes graves” prévues par la circulaire du 8 Avril 1915 [1] :
- des enfants à légitimer
- grossesse de la future épouse
- mariage in extremis, danger de mort imminente de l’un des futurs époux
- promesse de mariage antérieure
Comme nous le verrons plus loin, Paul Legay remplit au moins un de ces critères.
L’autorisation lui est donc accordée et l’ensemble du dossier est envoyé aux services de l’état-civil du Havre pour suite à donner.
Et voici comment Emile et Jeanne se retrouvent, ce deux juin, à onze heures, devant André Begouen-Demeaux, conseiller municipal du Havre, officier de l’état-civil délégué qui s’apprête à marier... Paul et Jeanne.
Mais poursuivons la lecture de ce premier acte de mariage par procuration : Aucun changement en ce qui concerne la présentation de la mariée. Elle se fait, selon les formes habituelles.
Puis vient l’interrogation sur la signature d’un contrat de mariage.
Dans ce cas, on se contente de remplacer la mention les époux déclarent par les comparants déclarent. En l’occurrence, Paul et Jeanne n’ont pas fait de contrat de mariage.
Arrive enfin le moment solennel où l’homme et la femme doivent déclarer vouloir se prendre mutuellement pour époux. L’absence du futur marié entraîne une rédaction différente : le fondé de procuration spéciale a déclaré que son mandant veut prendre pour épouse Jeanne Marie Zoé Le Gac.
Sans changement pour la déclaration de la femme.
On pourrait penser que la cérémonie va s’arrêter ici mais voici qu’apparaît " la cause grave ", un petit garçon prénommé également Paul :
A cet instant le mandataire de l’époux au nom de son mandant et l’épouse ont déclaré reconnaître en vue de la légitimation, Paul Jean Legay,né au Havre, le vingt neuf novembre 1914.
Cet enfant, né le 29 Novembre 1914, déclaré par la sage-femme qui avait procédé à l’accouchement et portant initialement le nom de Paul Jean Le Gac avait été au préalable reconnu par sa mère, le 8 Décembre 1914 puis par son père, à Hermonville dans la Marne, le 19 Mars 1915.
Tout est maintenant en ordre.
La cérémonie s’achève par la lecture et la signature de l’acte, le fondé de procuration spéciale signant en lieu et place de l’époux.
Le mandataire et la mariée peuvent se retirer. L’officier d’état-civil doit encore faire part de ce mariage aux autorités militaires qui, à leur tour, préviendront le nouveau marié. On peut supposer qu’il en aura été informé plus rapidement par son épouse. En tout cas, Paul et Jeanne sont bel et bien mariés, ce qui ne signifie pas qu’ils sont près d’être réunis. Paul devenu caporal est fait prisonnier en Juin 1916 et rapatrié seulement en Janvier 1919. Ce mariage aura au moins assuré une protection à l’enfant de Jeanne et Paul en cas de malheur. Et c’est sans doute ce que voulait principalement le législateur.
Dans le prochain article, nous poursuivrons l’examen des registres de mariage du Havre pendant la Grande Guerre à la recherche d’autres mariages en urgence pour cause de guerre.