Le journal de Rouen est un des plus anciens journaux de province dont la collection a été heureusement numérisée par les archives départementales de la Seine- Maritime. Au hasard de de ses colonnes, j’ai rencontré une curieuse lettre du 18 Septembre 1793, adressée au citoyen Noël, rédacteur du Journal de Rouen par un certain Boulenger, officier de la garde nationale.
Ce courrier traite en termes admiratifs du mariage du curé du village de Sainte Foy sur Longueville, à une vingtaine de kilomètres de Dieppe, qui compte alors moins de 600 habitants.
Le citoyen Baudelique, notre curé dont le patriotisme est connu, vient de donner une nouvelle preuve de son civisme. Lundi dernier, 16 du courant, il a pris une compagne ; il a prouvé son amour pour l’égalité, en prenant une fille pauvre, mais sage et vertueuse.
Effectivement dans les registres de sainte Foy, nous retrouvons ce mariage à la date du 16 Septembre.
Nous pouvons relever trois points importants : le futur marié est bien désigné comme ministre du culte catholique, il n’est pas originaire de la région normande et il est d’une famille de notables : son père était lieutenant général au bailliage d’Etaples. Dans le dictionnaire historique et archéologique du Pas-de-Calais il nous est dit que la famille Baudelicque a exercé des fonctions de bailli dans la ville d’Etaples depuis 1614 jusqu’au 11 Septembre 1790, date où ce tribunal a été aboli. Enfin il est âgé de 41 ans. Est-il curé de Sainte Foy depuis longtemps ? Il ne le semble pas : sa signature apparaît au bas des actes, le 27 Juin 1791. Au préalable, c’était un vicaire qui officiait. Rappelons que la constitution civile du clergé s’est imposée à compter du 12 Juillet 1790 et qu’à sa suite la prestation de serment a été exigée des prêtres.
Voyons maintenant ce qu’il en est de sa compagne, « la fille pauvre, mais sage et vertueuse » du Journal de Rouen :
Le correspondant du journal de Rouen a donné des renseignements exacts : la future épouse du curé n’est pas riche, c’est une simple fileuse, originaire du canton. Fille d’un journalier, elle a déjà 35 ans.
De sa vertu le registre ne dit évidemment rien ni de l’ambiance qui règne dans la salle publique. Heureusement la lettre est plus prolixe :
Son mariage s’est célébré à onze heures du matin, en présence du conseil général de la commune, et d’un grand nombre d’assistants, aux cris répétés de vive la république ! vive la nation ! Le son des cloches de l’église annonçait cette cérémonie, ce fut un jour de fête pour tous les vrais républicains.
Un jour de fête donc, mais on remarque que parmi les témoins il n’y a aucun habitant du village mais des habitants de Dieppe, pour trois d’entre eux professeurs au collège de la ville.
Ce collège est le fameux collège de l’Oratoire de Dieppe qui était animé par des prêtres aux idées plutôt avancées. Comme on ignore tout de la vie de Louis Marie Baudelicque entre sa naissance à Etaples et son installation à Sainte Foy en 1791, on peut penser qu’il est passé par le collège de Dieppe, y a noué des amitiés et que la prestation de serment ne lui a pas posé trop de problèmes de conscience. Ce n’est pas le cas de son frère Antoine, de un an son aîné également prêtre, mais resté dans le Pas de Calais qui prête serment avec des réserves, « dans la mesure où les lois de l’Eglise sont respectées », ce qui le rend suspect et lui vaut d’être emprisonné un temps sous la Terreur mais heureusement libéré.
Rien de tel, pour Louis Marie, qui cependant ne s’attarde pas dans sa paroisse, après cette cérémonie. Peut-être suffit-il que ce mariage ait rempli le rôle pédagogique que lui assigne l’auteur de la lettre.
Cet acte de civisme, digne d’être imité par tous les ecclésiastiques
C’est ainsi qu’on retrouve le nouveau couple à Dieppe quelques mois plus tard pour la naissance de leur premier enfant. La petite fille, née le 15 Germinal de l’An II (selon le calendrier grégorien le 4 Avril 1794) reçoit les très originaux prénoms d’ « Abeille la raison ». Aussi curieux que nous apparaisse le choix d’ « abeille » pour prénom, il s’explique aisément puisque, dans le nouveau calendrier républicain, instauré le 6 Octobre 1793 et inspiré par Fabre d’Eglantine, chaque jour n’est plus associé à un saint mais à un élément de la nature. Le 15 Germinal est ainsi lié à l’abeille. Si la petite fille était née un jour plus tard, se serait-elle appelée Laitue ? Quant à la raison, elle est une grande figure de la Révolution. Notre ancien curé ne faisait pas les choses à moitié. Comme ce prénom, passées les grandes heures de la révolution, n’était pas facile à porter, il est écrit dans l’acte de mariage de la fille aînée de Louis Marie en 1817 : « abeille la raison dite Rosalie ». Notons que le père au moment de sa naissance est administrateur du district. Un an après Abeille, naît un garçon, le 17 Germinal an trois, il se prénomme Louis Viala ; il a le prénom de son père, conformément à la tradition, accolé au nom du jeune Viala, héros de la révolution française. Louis Marie est alors agent de l’hospice militaire de Dieppe. Mais ce n’est pas son ultime métier : lors du mariage de sa fille en 1817, il est dit ancien commissaire et marchand libraire et c’est ce métier que l’on retrouve mentionné sur son acte de décès, le 4 Février 1833 dans sa bonne ville de Dieppe. Son gendre, le mari d’Abeille, avec qui il habitait, également marchand libraire, vient déclarer son décès.
Sur la déclaration à nous faite par Charles Antoine Alexandre Laffilé, marchand libraire agé de cinquante quatre ans neuf mois et par Jean Michel Félix Blanquet demeurant susdite rue, marchand épicier, agé de trente trois ans quatre mois, qui ont dit être l’un gendre et l’autre proche voisin du défunt
Et ont signé double le présent acte après lecture faite.
Quelques années plus tôt, en 1827, son frère Antoine, toujours fidèle à son sacerdoce, était décédé, prêtre desservant, dans sa paroisse de Condette, département du Pas de Calais.
Deux longues vies, deux parcours fraternels qui dans leurs différences illustrent bien la complexité des situations du clergé à l’époque révolutionnaire dans notre pays.