Lors d’une recherche sur la commune de Luynes dans la presse ancienne, j’ai parcouru, dans de nombreux journaux, des articles qui évoquaient le procès en cour d’assises à Tours d’un notaire de Luynes en 1891. Une affaire qui a fait grand bruit à l’époque, La Dépêche, La Lanterne, Le Clairon, Le Petit Courrier, Le Public, L’Union Libérale, Le Paris titrent tous simplement : L’Affaire Monnereau, le Gil Blas et L’Eclair : Un notaire infidèle, La Justice : Un notaire inculpé de faux, La Touraine Républicaine : Un notaire prévaricateur, Le Matin : Les exploits d’un notaire, La Petite République, le XIXe siècle et L’Egalité : Le notaire Monnereau, L’Indépendant Rémois : Un notaire en cour d’assises et cette liste n’est pas exhaustive. Ces journaux ne relatent pas tous exactement l’histoire de la même manière, certains articles sont très détaillés, d’autres se contentent de quelques lignes. J’ai voulu en savoir plus sur ce personnage en commençant par établir sa généalogie sur quelques générations, puis lire le dossier de son procès, et effectuer quelques recherches essentiellement dans l’état civil, les recensements, les actes notariés, les registres d’écrou et les hypothèques.
Jean Baptiste François Anatole Monnereau est né en 1831 à Razines dans une petite commune rurale située au sud de l’Indre-et-Loire. Il appartient à une famille très honorable. Lors de sa naissance, son père Benjamin Monnereau est notaire depuis une dizaine d’années à Marigny, une petite bourgade distante d’une dizaine de kilomètres de Razines et d’une vingtaine de Richelieu. Benjamin exerce la profession de notaire à Marigny jusqu’à son décès en 1850. Son épouse meurt à Razines en 1834. Peu de temps après ce décès, Benjamin Monnereau s’installe à Marigny avec ses deux fils Benjamin François et Jean Baptiste âgés respectivement de 5 et 3 ans. A Marigny il exerce aussi la fonction de maire de la commune durant 25 ans.
Jean Baptiste Monnereau est âgé de 19 ans au jour du décès de son père. En 1854, en tant que témoin au mariage de son frère Benjamin, il déclare être clerc de notaire et demeurer à Nouâtre. En 1862, il achète l’étude de Semblançay pour la somme de 24 000 francs avec l’aide financière de ses grands-parents maternels qu’il accueillera quelques années plus tard à son domicile à Semblançay. Le 7 avril 1864 à Poitiers, il épouse Berthe Alluaume. Leur contrat de mariage est rédigé par Me Gras notaire à Poitiers la veille du mariage. Les époux se marient sous le régime de la communauté des biens réduite aux acquêts. L’époux apporte son office de notaire tout en précisant qu’il doit 18 000 francs à son prédécesseur, ainsi que son cautionnement comme notaire pour la somme de 1 800 francs. D’autre part il compte sur une somme de 5 000 francs dus pour ses honoraires par divers clients. Il apporte aussi des meubles estimés 3 000 francs et ses grands-parents maternels lui donnent 10 000 francs. Néanmoins, il ne pourra percevoir cette somme qu’après leurs décès. L’époux est riche de promesses. L’épouse apporte 30 000 francs qui lui proviennent de ses droits dans la succession de sa mère. Le couple s’installe à Semblançay où nait leur fille quelques mois plus tard. Jean Baptiste Monnereau gère l’étude de Semblançay durant presque 5 années sans qu’aucun reproche ne puisse lui être fait. Une vie simple de petit notable local.
La vente de l’étude de Semblançay pour 30 000 francs, la dot de son épouse et l’argent de sa grand-mère lui permettent de faire l’acquisition de l’étude de Luynes en 1867 pour la somme de 100 000 francs. Le notaire souhaite vivre bourgeoisement. En juin 1867, il fait l’acquisition d’une jolie et grande maison en pierre rue des Fortins à Luynes (anciennement rue du Cordon bleu et aujourd’hui rue Gambetta) avec un jardin planté d’arbres fruitiers pour la somme de 15 000 francs. Il dépense un peu plus de 35 000 francs pour meubler luxueusement sa maison, faire construire une buanderie et des nouveaux locaux pour son étude. Il devient le chef des républicains de la section de Luynes, le chef de la fanfare, le président de la société de secours mutuel, il est également adjoint à la mairie et un grand ami du maire. Tous ses clients ont en lui une immense confiance. Mais son étude ne lui rapporte pas suffisamment d’argent pour financer son train de vie et rembourser ses dettes.
- Extrait du cadastre Napoléonien
- La maison de Jean Baptiste Monnereau en avril 2022, au rez-de-chaussée la porte d’entrée avec deux fenêtres de chaque côté.
Dès 1873, il commence à établir des faux pour se procurer de l’argent. Les clercs qui travaillent dans son étude ne s’aperçoivent de rien. En 1884, sa fille épouse un riche rentier. Alors qu’il n’a pas d’argent, le notaire lui constitue une dot conséquente : les vêtements, les bijoux, les livres et le piano de la future épouse sont estimés 2 000 francs auxquels s’ajoute une somme de 40 000 francs dont un quart est payable le jour du mariage. Malheureusement sa fille décède deux ans plus tard sans postérité.
Très bien considéré dans sa profession, en 1887 et 1888, d’après le rapport du préfet et les procès-verbaux des séances et délibérations du Conseil Général, il est même l’un des membres du jury d’expropriation du canton de Tours-Nord.
A partir de 1886, quelques-uns de ses clients souhaitent récupérer les fonds placés entre ses mains. Il est acculé par ses créanciers. En 1887, le notaire Monnereau vend son étude à un de ses anciens clerc devenu notaire, Me Lasalle. La vente lui rapporte 95 000 francs, au lieu de combler ses obligations, il vit sans rien faire en allant à la pêche ou à la chasse. Plus tard, lors de son interrogatoire il expliquera : « qu’il souhaitait s’isoler et ne savait pas quoi faire ».
En 1890, la situation de l’ex-notaire devient intenable. Le 21 avril il quitte Luynes furtivement et se rend à Paris d’où le 1er mai il adresse une longue lettre à Me Lasalle son successeur pour lui révéler une partie de la vérité sur ses agissements que personne ne soupçonnait. Dans cette lettre il lui annonce son intention de se faire justice lui-même, il insiste sur le fait que son épouse n’est pas du tout au courant des faits délictueux qu’il a commis depuis une quinzaine d’années. Il se justifie en expliquant que l’achat de l’étude de Luynes était une charge trop lourde pour lui, qu’il aurait dû congédier les clercs, mais n’en a pas eu le courage, pas plus que celui de faire ses comptes. Après avoir dépensé sans compter l’argent de son beau-père et celui d’un de ses oncles dont seulement une part lui revenait, il a effectué des emprunts auprès de ses amis pour payer les intérêts dus à ses clients. Il reconnait un déficit de plus de 300 000 francs envers des clients dévoués, des parents, des amis, en un mot tous ceux qui avaient une confiance aveugle en lui. A-t-il des remords d’avoir dépouillé ses clients ? Juste une petite phrase dans sa lettre : « j’ai tout pris, tout absorbé, pris de l’argent partout où j’ai pu, combien de gens vont se trouver lésés ainsi » et il termine en plaignant son épouse qui va se retrouver dans la misère, et demande à son successeur de s’occuper d’elle.
On imagine la réaction de stupeur de Me Lasalle lors de la lecture de cette lettre qu’il transmet aussitôt à la justice. La procédure débute le 5 mai 1890. Le juge d’instruction ordonne un mandat d’arrêt contre le nommé Monnereau, fait perquisitionner sa maison, nomme Auguste Germain, un ancien notaire, administrateur et liquidateur des biens de l’inculpé, fait imprimer 400 photographies de l’accusé qui est activement recherché.
- Photographie de Jean Baptiste Monnereau jointe au mandat d’arrêt.
« Le juge d’instruction ordonne à tous huissiers ou agents de la Force publique, d’arrêter et de conduire à la maison d’arrêt de Tours le nommé Monnereau Jean Baptiste François Anatole, 58 ans, ancien notaire, demeurant à Luynes en dernier lieu, taille 1 m 75, visage rond, cheveux coupés en brosse grisonnants, moustache grisonnante, jaquette couleur foncé, pardessus noir, les vêtements sortent de la maison Franck de Tours, les boutons doivent porter ce nom, le linge est marqué AM, chapeau forme melon noir, forte corpulence, marqué de la variole, a une hernie, porte un bandage, a un des mollets moins développés que l’autre, doit avoir une cicatrice à l’une des jambes, inculpé d’abus de confiance. »
Le rapport du liquidateur est accablant, en résumé : quand un client, de préférence illettré et peu au courant des formalités, lui remettait de l’argent pour faire un placement, le notaire conservait l’argent pour ses besoins personnels, fabriquait une grosse (double des actes notariés) qu’il remettait à son client alors que la minute n’existait pas. Lorsqu’il prévoyait que le client serait plus méfiant, il créait un bordereau mentionnant l’inscription aux hypothèques en imitant la signature et le paraphe du conservateur, ensuite il prenait soin de verser régulièrement les intérêts à ses clients afin qu’ils ne se doutent de rien. Dans ce premier rapport le liquidateur a retrouvé plus de 70 faux documents pour un montant total de 228 048 francs, tout en précisant qu’il n’avait pas encore établi un relevé complet et exact et qu’il rédigerait un rapport complémentaire.
Mes ancêtres paternels vivaient à Luynes, mais aucun d’entre eux n’a été lésé par ce notaire. Ils étaient artisans ou commerçants : charron, plâtrier, boucher. Lorsqu’ils avaient un peu d’argent disponible, ils achetaient des terres, des vignes, des bois, des maisons ou effectuaient des donations à leurs enfants et c’est le notaire Monnereau qui rédigeait ces actes notariés.
Le 17 juillet 1890, après ce premier compte rendu établi par le liquidateur, Jean Baptiste Monnereau est inculpé « de faux en écriture authentique, alors qu’il était officier ministériel, pour avoir commis des détournements pour des sommes considérables au préjudice de ses clients et avoir dissimulé ses détournements en ayant commis des faux dans les actes de son ministère ». Pour ces délits, selon la loi, Jean Baptiste Monnereau risque les travaux forcés à perpétuité.
Comme dans sa lettre à Me Lasalle, le notaire Monnereau avait annoncé son intention de mettre fin à ses jours, de nombreux télégrammes sont envoyés pour essayer de retrouver éventuellement son cadavre soit dans la Seine, soit dans un bois aux environs de Paris. Le dossier du procès aux assises nous apprend qu’il avait l’habitude de loger à l’hôtel Sainte Marie, 83 rue de Rivoli à Paris, mais aussi que sa femme a été inculpée suite à un vol commis le 21 avril 1890 aux magasins du Louvre à Paris et qu’elle a été détenue durant quelques jours à la prison Saint-Lazare, après avoir passé une semaine à l’hôtel Sainte Marie.
Rapidement, des témoins se manifestent, dont Georges Alluaume, le beau-frère de l’accusé. Il raconte au juge que Jean Baptiste Monnereau lui a expédié une valise contenant quelques vêtements depuis l’hôtel du Sabot d’or 3 rue Duplessis à Versailles et que le 4 mai lorsqu’il est venu récupérer sa valise, il lui a expliqué s’être raté lors de sa tentative de suicide avec un révolver emprunté à son gendre, révolver qu’il a depuis mis en gage, et qu’auparavant du 21 au 28 avril il a logé à l’hôtel de l’Elysée 3 rue de Beaune à Paris. Puis Monnereau est parti avec sa valise et 160 francs que son beau-frère lui a donnés en lui précisant qu’il allait se rendre à Nantes.
Peu après son arrestation pour vol, lors son interrogatoire, Berthe Alluaume déclare avoir reçu vers le 25 avril une lettre de son mari lui demandant de se rendre à Luynes, lettre dans laquelle il y avait 200 francs pour couvrir les frais du voyage mais qu’elle a perdu cette lettre et ignore où se trouve son mari. Suite à un nouveau témoignage de Georges Alluaume début décembre 1890, un commissaire de police se rend à l’hôtel Clochette dans le passage Violet à Paris où vit Berthe Alluaume depuis le 23 novembre 1890. Celle-ci a déclaré être gouvernante. Ce jour-là, la perquisition de sa chambre ne permet pas de découvrir la moindre lettre ni papier de son mari.
Depuis la fin mai le juge avait demandé d’intercepter toutes les lettres et télégrammes qui seraient adressées à l’épouse et d’en prendre connaissance afin de localiser le fuyard. Et c’est l’interception d’une lettre de Jean Baptiste Monnereau adressée à Eugène Bourdier négociant à Paris qui va entraîner quelques mois plus tard l’arrestation de Monnereau. Eugène Bourdier est un cousin éloigné de Jean Baptiste Monnereau. Les deux familles ont conservé des liens affectifs.
- Cousinage entre Jean Baptiste Monnereau et Eugène Bourdier
Pendant que le juge poursuit ses investigations, le liquidateur procède en mai 1890 à la saisie de tous les biens du fugitif. Les immeubles consistent en :
1°) une maison rue des Fortins à Luynes comprenant au rez-de-chaussée, un vestibule, deux belles salles à manger éclairées sur la rue et donnant sur l’office, dont une avec des placards, un joli salon éclairé au levant sur la rue par deux fenêtres, une lingerie pouvant servir de salle de bain, une cuisine ouvrant sur le jardin et une cave voutée sous la maison. Un escalier mène au premier étage où il existe deux chambres à coucher avec chacune leur cabinet de toilette pourvu de conduites d’eau et un petit salon, au second étage un grenier et des mansardes. Un grand jardin au couchant de la maison dans lequel se trouve une autre maison composée au rez-de-chaussée de deux chambres, au premier étage de deux chambres et d’un cabinet de toilette et surmontée d’un grenier. Dans le jardin se trouve un petit bâtiment faisant office de buanderie et de lieux d’aisance.
2°) une cave en roc rue Chalumeau à Luynes.
3°) 9 ares 24 centiares de vigne, bois et fossé situés au Mortier Chaussée à Luynes
4°) 7 ares 26 centiares de vigne situés au Mortier Derouet à Luynes.
Ces biens ont été achetés en 1867 par Jean Baptiste Monnereau et son épouse en même temps que leur maison rue des Fortins pour une somme 15 000 francs.
5°) 1 hectare 80 ares 8 centiares de terre, vigne et prés ; sur ce terrain situé sur la commune de Pernay se trouve une grange et une écurie acheté en 1888 pour un montant de 2 550 francs.
En 1881, ils ont aussi fait l’acquisition sur une adjudication d’un terrain à bâtir rue d’Amboise à Tours pour 3 600 francs, terrain qu’ils ont revendu en deux lots en 1882 et 1884 pour un montant total de 7 250 francs. Lors de chacune de ces acquisitions, J. B. Monnereau règle un acompte avec une obligation de l’un de ses clients et s’engage à payer le solde restant dû quelques mois plus tard avec un intérêt de 5% par an. Il contracte aussi trois emprunts auprès d’amis ou de clients : 12 500 francs en novembre 1878 puis 10 000 francs en août 1879 pour rembourser l’emprunt précédent et enfin 12 000 francs en avril 1890.
Les biens immeubles sont vendus aux enchères, les terrains en août 1890 pour 1 338 francs et la maison en octobre 1890 pour 15 200 francs. Des sommes bien dérisoires par rapport aux détournements commis. Les créanciers ne seront jamais remboursés.
Les biens meubles sont inventoriés entre le 13 mai et 24 juillet 1890, pas moins de dix journées sont nécessaire pour réaliser cet inventaire en exécution d’un jugement rendu par le tribunal en date du 6 mai. Le notaire de Luynes, Me Lasale, s’engage à « procéder à un inventaire fidèle et à la description exacte de tous les meubles meublants, effets mobiliers, deniers comptants, valeurs, créances, titres papiers et renseignements appartenant ou concernant monsieur Monnereau, trouvés et étant dans une maison ci-après désignée, située ville de Luynes, rue des Fortins et dont monsieur Monnereau est propriétaire ». La prisée des objets et des titres est réalisée pièce par pièce, et le juge de paix appose les scellés sur chacune des pièces inventoriées. Tous les biens contenus dans la maison sont listés et estimés : les meubles, la vaisselle, les vêtements, le linge de maison, les bijoux, les tas de bois, les petits objets personnels, rien ne sera omis. Une longue liste où l’on trouve pêle-mêle : des fauteuils, des chaises, des tables, des armoires, des lits, des poêles, deux fusils, des glaces, des rideaux, des torchons, des nappes, des draps, des couvertures, des oreillers, des malles, des vêtements d’homme et de femme, des chapeaux, des marmites, des casseroles, des couverts, des services de vaisselle, des chenets, des pendules, des gravures, des tapis, des suspensions et autres lampes, des pots en terre, des vases, un piano, des livres, des lots de dentelles, une montre, un révolver, des bouteilles de vin blanc et rouge, des bouteilles vides, des futs, des boucles d’oreilles, deux bracelets, des épingles etc.
Chacun de ces objets est minutieusement détaillé, l’estimation globale s’élève à 7 778 francs. Henri Dreux, charron à Luynes, un de mes arrière-grands-pères, assiste en tant que témoin à cet interminable inventaire. Chaque jour, il signe au bas de l’acte rédigé par le notaire. La vente est annoncée dans le journal « La Touraine Républicaine » du 8 juin 1890. Le notaire a annexé le journal à l’acte de vente des biens.
La vente se déroule sur quatre jours du dimanche 15 juin au mercredi 18 juin 1890 dans la maison du sieur Monnereau. Le notaire vend les petits objets par lot souvent pour seulement quelques francs. Anthime Lavier, un de mes arrière-arrière-grands-pères achète trois jouets pour 2 francs, Henri Dreux, mon arrière-grand-père, un matelas pour 35 francs. Il semble que chacun des adjudicataires trouvent son compte dans cette vente. Quelques exemples : douze brillants sont vendus 277 francs, un buffet et six chaises 370 francs, des petits rideaux de fenêtres 2 francs, les lots de douze torchons 2,75 francs, un bidet 1,50 francs, douze couteaux de table 4,50 francs, les lots de vingt bouteilles de vin entre 18 et 21 francs. Tous les biens mis en vente trouvent preneur et la vente rapporte 13 712 francs. Le montant total de la vente de tous les biens meubles et immeubles du couple Monnereau – Alluaume se monte à un peu plus de 30 000 francs et va servir à payer uniquement les frais du notaire, des greffiers, du liquidateur et autres intervenants dans le procès.
Mais revenons à notre juge d’instruction. Suite à une lettre envoyée par Monnereau à son cousin Eugène Bourdier et interceptée par la poste en novembre 1890, le 14 décembre, le juge en charge de l’instruction mandate un de ses collègues à Paris pour intervenir. Le procès-verbal de cette intervention est digne d’un bon roman policier. Le juge d’instruction parisien assisté d’un commis greffier et d’un commissaire de police démarrent leurs investigations le 18 décembre.
A 9 h du matin, Ils se rendent au domicile d’Eugène Bourdier, ce dernier est absent, le commissaire de police se rend alors dans ses bureaux et le ramène au commissariat. Le juge fait état d’une lettre datée du novembre 1890 envoyée par Jean Baptiste Monnereau à Eugène Bourdier et le menace de perquisitionner tous ses papiers s’il ne répond pas franchement à ses questions. Eugène Bourdier hésite puis raconte que Jean Baptiste Monnereau doit s’être réfugié en Suisse sous un faux nom, qu’il possède deux lettres envoyées par l’ancien notaire et propose de les donner au juge. Une des lettres signée Monnereau et datée du 3 juillet 1890 se trouve dans une enveloppe au nom d’Eugène Bourdier a été postée de Paris le 5 juillet, la seconde non datée a été postée de la gare d’Auxonne en Côte d’Or le 25 novembre 1890. L’interpellé déclare ignorer par qui ces deux lettres ont été mises à la poste en France. D’après ces lettres, Jean Baptiste Monnereau parait se trouver à Neuchâtel sous le faux nom de Bachelier, et les correspondances lui parviennent par l’intermédiaire d’une certaine dame Grandjean couturière qui demeure 13 rue de l’Industrie à Neuchâtel. Il semble aussi qu’un certain Moussier, médecin à Nantes, possède les renseignements nécessaires pour correspondre avec Monnereau.
Aussitôt, le juge transmet ces informations par télégramme au chef de police à Neuchâtel et au juge d’instruction de Tours.
Puis ils se rendent à l’hôtel Clochette où demeure Berthe Alluaume, l’épouse de Jean Baptiste Monnereau. Celle-ci refuse de répondre, ils fouillent ses papiers et trouvent le reçu d’une lettre recommandée destinée à Gâmet à Neuchâtel en date du 15 décembre et expédiée du bureau de poste de la rue d’Enghien. Berthe Alluaume explique alors avoir posté cette lettre destinée à son mari en utilisant le nom et l’adresse de son frère Georges Alluaume demeurant 44 rue d’Enghien et précise aussi que le docteur Moussier est un parent de son mari.
De nouveau, le juge transmet ces nouvelles informations par télégramme au chef de police à Neuchâtel et au juge d’instruction de Tours.
La fouille se poursuit dans les tiroirs d’une commode, le juge trouve plusieurs lettres du sieur Monnereau adressée à son épouse, avec une précision importante : « envoyer toujours sous double enveloppe à la même adresse et par lettre recommandée et affranchie à 50 centimes à Monsieur Gâmet marchand de bois 22 rue du Rocher à Neuchâtel, et insérer une autre enveloppe sur laquelle écrire : pour remettre à Monsieur Bachelier ». Berthe Alluaume refuse de parler, elle ne souhaite pas faciliter l’arrestation de son mari, dit-elle. Le juge trouvera aussi une somme de 530 francs, des menus objets qu’il qualifie de futilités (portemonnaie, ciseaux …) tous neufs provenant des magasins de nouveautés et qui selon lui ont probablement été volés, mais ce n’est pas le but de la perquisition. Il ne prend qu’une somme de 500 francs et toutes les lettres du mari avant de se rendre chez Georges Alluaume le frère de Berthe.
Ce dernier déclare ignorer le lieu de retraite de son beau-frère mais reconnait qu’il a donné 680 francs à sa sœur entre les mois de juillet et de décembre, et qu’il a très peu de contact avec elle.
Le jour même et après la lecture des lettres saisies chez Berthe Alluaume, le juge transmet de nouvelles informations par télégramme :
Au chef de police à Neuchâtel : « Comme suite à mes deux précédents télégrammes, je me hâte de faire connaitre que Monnereau parait décidément réfugié à Neuchâtel sous le faux nom de Bachelier et que ses lettres lui parviennent par l’intermédiaire de Gâmet marchand de bois rue du Rocher, 22. Le recherché a été récemment condamné à Neuchâtel à amende pour omission de déclaration de résidence. »
Et au juge d’instruction de Tours : *« Monnereau parait décidément réfugié à Neuchâtel sous le faux nom de Bachelier. Les correspondances doivent lui arriver maintenant par l’intermédiaire de Gâmet marchand de bois rue du Rocher à Neuchâtel. Je télégraphie à Neuchâtel ces derniers renseignements. »
Pour le juge parisien, les investigations se terminent en début d’après-midi le jour même ce 18 décembre 1890.
Quelques lettres écrites par Jean Baptiste Monnereau se trouvent dans le dossier du procès aux assises. Dans celles envoyées à Eugène Bourdier, il reconnait avoir fait des grosses fautes depuis 1870, qu’il en est aujourd’hui cruellement puni et se lamente sur le triste sort de sa femme. Il espère pouvoir trouver rapidement un travail pour subvenir à ses besoins. En attendant il demande à son cousin de lui envoyer un peu d’argent, « un sacrifice de 100 francs qu’il ne pourra probablement jamais lui rendre », de bruler ses lettres et termine par : « enfin à la grâce de Dieu, la fatalité me poursuit aujourd’hui durement, je compte un jour qu’elle se lassera ».
Dans celles envoyées à son épouse, il la remercie pour l’argent qu’elle lui envoie, il admet qu’à son âge il est bien difficile de trouver du travail, il se plaint de ne pas avoir emporter sa garde-robe, il ne lui reste qu’un malheureux costume de demi saison, il lui faut acheter des vêtements chauds car il est très enrhumé, il ne mange presque plus et a perdu au moins 25 livres, la vie à l’hôtel est chère. Il envisage de se rendre en Allemagne, en Italie, en Belgique ou en Hollande tout en précisant que les voyages sont onéreux. Il lui conseille de renoncer à leur communauté, de demander la séparation de biens avec l’assistance judiciaire et de réclamer les droits de son contrat de mariage auprès du liquidateur de leurs biens. Il lui écrit des modèles de lettres. Il la prie également de se renseigner sur ce qui s’est passé à Luynes depuis son départ, a-t-il été jugé et condamné ? Pour régulariser sa situation en Suisse, il a besoin d’un extrait de son casier judiciaire et d’un extrait de naissance.
Dans ses lettres Jean Baptiste Monnereau se plaint énormément de sa situation difficile, mais il n’a aucune compassion pour les petites gens qu’il a ruiné, il n’en parle jamais.
Jean Baptiste Monnereau est appréhendé par la justice Suisse le 20 décembre 1890, puis extradé vers la France. Il est incarcéré à la maison d’arrêt de Tours le 20 janvier 1891 en attendant son procès.
- Registre d’écrou de la maison d’arrêt de Tours
Le procès a lieu le 20 juin 1891. L’acte d’accusation reprend tous les délits commis par l’accusé, mais ne retient que ceux réalisés depuis 1878 en raison de la prescription de dix ans prévue par la loi. L’accusé a établi 61 faux documents durant la période de 1878 à 1887 et un après la vente de son étude en 1889 pour un montant total de 196 798 francs. Ces délits ont été commis aux dépens de 35 personnes pour des sommes variant entre 1 000 et 10 000 francs. A titre de comparaison Jean Baptiste Monnereau avait acheté en 1867 une belle maison en pierre située rue des Fortins à Luynes pour 15 000 francs. Durant la lecture du long acte d’accusation J.B. Monnereau pleure beaucoup, lors de l’interrogatoire, il reconnait tous les faits qui lui sont reprochés et raconte son périple : après sa fuite de Luynes, il est allé à Paris chercher sa femme, où il a appris qu’elle venait d’être arrêtée pour
vol aux magasins du Louvre. Il s’est ensuite rendu à Saint-Malo en espérant rejoindre Jersey, mais il n’a pas réussi et il est parti en Suisse où il a été arrêté et extradé.
Puis le liquidateur précise que les créanciers vont perdre environ 300 000 francs. Chacune des victimes, essentiellement des vieillards et des veuves, énoncent simplement le chiffre de ce qu’elles perdent, l’accusé le reconnait.
Dans son réquisitoire, le procureur de la république ne trouve aucune circonstance atténuante à l’accusé, et ne demande aucune indulgence pour ce coupable. Me Houssard, l’avocat de l’accusé, retrace la chute profonde de cet homme, la peine qu’il subit depuis 15 ans, alors qu’il était obligé de mentir continuellement. Selon son avocat, l’accusé serait une victime de la fatalité, et demande que la pitié ne lui soit pas refusée. Puis au milieu de sanglots, l’accusé demande pardon à tous ses créanciers, à tous ceux à qui il a fait perdre de l’argent et à messieurs les jurés. Vers 19 h, après moins d’une heure de délibération, à l’unanimité des jurés et sans aucune circonstance atténuante Jean Baptiste Monnereau est condamné à la peine des travaux forcés à perpétuité.
Les journaux écrivent qu’en entendant cette terrible sentence, l’accusé est tombé sur son banc, comme s’il avait reçu un coup de massue. Vient-il de réaliser l’importance de délits qu’il a commis pendant 15 années ou s’apitoie-il de nouveau sur son sort ?
Jean Baptiste Monnereau retourne à la prison de Tours. Sur le registre d’écrou il est précisé : « Par décret du 2 août 1891, Monsieur le Président de la République a commué en dix ans de réclusion la peine des travaux forcés à perpétuité prononcé le 20 juin 1891, contre le nommé Monnereau. »
Le 19 août 1891, il est transféré à la maison centrale de Thouars. Celle-ci se trouve dans le château de Thouars transformé en prison de 1872 à 1925 et peut accueillir environ 4 000 prisonniers mais les registres d’écrou de cette prison ont malheureusement disparu.
Un document du ministère de l’intérieur daté du 25 avril 1894 trouvé dans le dossier du procès indique qu’en date du 25 avril 1894, le détenu a été admis à bénéficier de la libération conditionnelle.
L’attestation du maire de Meulan, où habite Benjamin Monnereau le frère de l’ancien notaire, a probablement entrainé un avis favorable à la demande de libération conditionnelle de Jean Baptiste Monnereau.
A 63 ans, Jean Baptiste Monnereau retrouve la liberté après 4 ans et 6 mois de détention.
- Avis de décision de la libération conditionnelle de Jean Baptiste Monnereau
A sa sortie de prison, Jean Baptiste Monnereau et son épouse s’installent à Meulan en région parisienne. Selon le recensement de 1896, ils demeurent au numéro 34 du Boulevard Thiers. Benjamin Monnereau, le frère de Jean Baptiste, habite au numéro 13 de la rue Gambetta à Meulan. Moins de deux kilomètres séparent le domicile des deux frères.
- Recensement de Meulan année 1896 vues 15 et 16
Ensuite on perd la trace de l’ancien notaire et de sa femme.
Que sont-ils devenus ?
Merci à tous ceux qui pourront m’aider à retrouver leur trace...
Sources :
Site internet : Retronews, Gallica, Généanet
Archives départementales d’Indre-et-Loire :
Archives numérisées en ligne : état civil, recensements, registres d’écrou 2Y 282 et 2Y 399
2 U 699 Dossier du procès d’assises
3 E 12/1075 Contrat de mariage entre René Rivière et Mademoiselle Monnereau
3 E 12/946 Inventaire des biens Monnereau-Alluaume
3 E 12/946 Vente de meubles
4 Q 5/3593 Transcription aux hypothèques de l’achat de la maison en 1867 par les époux Monnereau
4 Q 5/10758 Transcription aux hypothèques de la saisie contre les époux Monnereau
4 Q 5/5500 Transcription aux hypothèques de l’adjudication des terrains appartenant aux époux Monnereau
4 Q 5/5501 Transcription aux hypothèques de l’adjudication de la maison appartenant aux époux Monnereau
Archives départementales de la Vienne :
Archives numérisées en ligne : état civil
4 E 43 /178 Contrat de mariage entre Jean Baptiste Monnereau et Berthe Alluaume
Archives départementales des Deux-Sèvres :
Archives numérisées en ligne : liste alphabétique des registres d’écrou
Archives départementales des Yvelines :
Archives numérisées en ligne : recensement.