- Document Andre Dagneaux
Pour « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (cf. Denis Woronoff), le 9 frimaire XII (1er décembre 1803), le Consulat institue le livret ouvrier, annoté par les employeurs, visé par la police.
Contexte historique :
Au début du XIXe siècle, la condition ouvrière souffre de la méfiance policière et de l’autorité patronale qui s’abattent sur le salarié. Plus peut-être que sur le livret ouvrier, il convient d’attirer l’attention sur l’interdiction des coalitions ouvrières (1803) et sur la supériorité légale reconnue au maître (cf. Contexte). Celui-ci est toujours cru sur parole alors que l’ouvrier, traité en mineur, n’a même pas la possibilité de se défendre dans les conseils de prud’hommes (26 sont créés entre 1806 et 1813) où les patrons ont la majorité et où les salariés sont représentés par des chefs d’atelier, des contremaîtres et des artisans.
L’encadrement et la surveillance ont alors un double sens social et politique :
- empêcher ceux dont la fonction est de fournir la force de leurs bras de s’évader de leur condition,
- surveiller les migrants saisonniers et les ouvriers des chantiers publics qui sont particulièrement redoutés comme possibles disséminateurs de troubles. A Paris et en province, ils sont exposés à être arrêtés et expulsés des villes.
Le texte
ARTICLE PREMIER. A compter de la publication du présent arrêté, tout ouvrier travaillant en qualité de compagnon ou garçon devra se pourvoir d’un livret.
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ARTICLE 2. Ce livret sera paraphé sans frais, à savoir : à Paris, Lyon et Marseille par un commissaire de police ; et dans les autres villes par le maire ou l’un de ses adjoints. Le premier feuillet portera le sceau de la municipalité, et contiendra le nom et le prénom de l’ouvrier, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du maître chez lequel il travaille.
ARTICLE 3. L’ouvrier sera tenu de faire viser son dernier congé par le maire ou son adjoint, et de faire indiquer le lieu où il se propose de se rendre. Tout ouvrier qui voyagerait sans être muni d’un livret ainsi visé sera réputé vagabond, et pourra être arrêté et puni comme tel.
ARTICLE 4. Tout manufacturier, entrepreneur et généralement toutes personnes employant des ouvriers, seront tenus, quand ces ouvriers sortiront de chez eux, d’inscrire sur leurs livrets un congé portant acquit de leurs engagements, s’ils les ont remplis. Les congés seront inscrits sans lacune, à la suite les uns des autres ; ils énonceront le jour de la sortie de l’ouvrier.
ARTICLE 5. L’ouvrier sera tenu de faire inscrire le jour de son entrée sur son livret, par le maître chez lequel il se propose de travailler, ou, à son défaut, par les fonctionnaires publics désignés en l’article 2, et sans frais, et de déposer le livret entre les mains de son maître, s’il l’exige.
ARTICLE 6. Si la personne qui a occupé l’ouvrier refuse, sans motif légitime, de remettre le livret ou de délivrer le congé, il sera procédé contre elle de la manière et suivant le mode établi par le titre 5 de la loi du 22 germinal. En cas de condamnation, les dommages-intérêts adjugés à l’ouvrier seront payés sur-le-champ.
ARTICLE 7. L’ouvrier qui aura reçu des avances sur son salaire, ou contracté l’engagement de travailler un certain temps, ne pourra exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé qu’après avoir acquitté sa dette par son travail et rempli ses engagements, si son maître l’exige.
ARTICLE 8. Si l’ouvrier n’a pas remboursé les avances qui lui sont faites, le créancier aura le droit de mentionner la dette sur le livret.
ARTICLE 9. Dans le cas de l’article précédent, ceux qui emploieront ultérieurement l’ouvrier, feront, jusqu’à entière libération, sur le produit de son travail, une retenue au profit du créancier. Cette retenue ne pourra, en aucun cas, excéder les deux dixièmes
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- J’ai un penchant sentimental pour cette dernière page du livret où il est écrit que mon arrière-arrière-grand-père se rendait à Verdun-sur- le-Doubs, car ma famille est établie à cette adresse depuis cette date.
de salaire journalier de l’ouvrier : lorsque la dette sera acquittée, il en sera fait mention sur le livret. Celui qui aura exercé la retenue, sera tenu d’en prévenir le maître au profit duquel elle aura été faite, et d’en tenir le montant à sa disposition.
ARTICLE 10. Lorsque celui pour lequel l’ouvrier a travaillé, ne saura ou ne pourra écrire, ou lorsqu’il sera décédé, le congé sera délivré, après vérification, par le commissaire de police, le maire du lieu, ou l’un de ses adjoints, et sans frais.
ARTICLE 11. Le premier livret d’un ouvrier lui sera expédié, 1° sur la présentation de son acquit d’apprentissage ; 2° ou sur la demande de la personne chez laquelle il aura travaillé ; 3° ou enfin sur l’affirmation de deux citoyens patentés de sa profession, et domiciliés, portant que le pétitionnaire est libre de tout engagement, soit pour raison d’apprentissage, soit pour raison d’obligation de travailler comme ouvrier.
ARTICLE 12. Lorsqu’un ouvrier voudra faire coter et parapher un nouveau livret, il représentera l’ancien. Le nouveau livret ne sera délivré qu’après qu’il aura été vérifié que l’ancien est rempli ou hors d’état de servir. Les mentions des dettes seront transportées de l’ancien livret sur le nouveau.
ARTICLE 13. Si le livret de l’ouvrier était perdu, il pourra, sur la présentation de son passe-port en règle, obtenir la permission provisoire de travailler, mais sans pouvoir être autorisé à aller dans un autre lieu ; et à la charge de donner à l’officier de police du lieu, la preuve qu’il est libre de tout engagement, et tous les renseignements nécessaires pour autoriser la délivrance d’un nouveau livret, sans lequel il ne pourra partir.
Intérêt du texte
Ce document nous renseigne sur l’usage de ces livrets d’ouvriers. On le voit avec cet extrait, l’arrêté du 9 frimaire an XII (1er décembre 1803) était destiné à lutter contre le vagabondage, mais il renforçait dans de nombreux métiers la sujétion de l’ouvrier envers le patron qui conservait le dépôt du livret : un patron ne peut embaucher un ouvrier dépourvu de livret. Mais le livret vise aussi à empêcher les patrons, en période de rareté de main-d’œuvre, de débaucher les ouvriers de leurs concurrents. Cette situation dura jusqu’en 1851 malgré les protestations ouvrières. Le livret « ne disparaîtra définitivement qu’en 1890, mais avant cette date, il était tombé en désuétude dans beaucoup de secteurs artisanaux ou industriels, du fait même des employeurs, incapables de les tenir à jour, ou peu soucieux de s’infliger une tâche administrative au dessus de leurs moyens » (cf. Abel Poitrineau).
Papiers de famille, les livrets sont parfois consultables aux Archives départementales dans la série O et M (sous-série Travail).
Sources :
- Denis Woronoff, Histoire de l’industrie en France, Paris, Editions du Seuil, 1994.
- Abel Poitrineau, Ils travaillaient la France, métiers et mentalités du XVIe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1992.
- Michel Geoffroy, Le livret d’ouvrier d’un cuisinier Bressan, in bulletin du groupe de recherches généalogiques de la Bresse Bourguignonne, N°4, 1994.