En compulsant les épais registres de l’hospice civil de Creac’h-Euzen, afin de mieux comprendre le parcours des enfants "exposés" (déposés) au tour de l’établissement quimpérois, j’ai tenté de démêler certaines affaires bien embrouillées.
Qui, à l’époque, se souciait de ces petits êtres déclarés de père et mère inconnus, abandonnés à la nuit tombée dans une boîte pivotante appelée "tour", nichée dans les hauts murs d’une demeure bien peu hospitalière où cohabitaient comme ils le pouvaient des malades,des vieillards,des militaires et des marins souffrants ? Après un baptême furtif dans la chapelle du Saint-Esprit, attenante à l’hospice, une inscription dans le registre d’entrée sous un matricule, des prénoms et un patronyme inventés par la Mère supérieure, puis la déclaration à l’état civil, l’enfant était conduit chez des parents nourriciers, le plus souvent d’humbles journaliers, dans une des cinquante communes autour de Quimper.
- Registre des enfants assistés (trouvés) à l’hospice de Quimper
Aujourd’hui, il incombe au chercheur passionné d’identifier les différents parents nourriciers qui ont accueilli l’enfant en échange d’une maigre pension mensuelle de cinq francs, de le suivre après ses douze ans (estimés, car évidemment sa date de naissance n’est pas connue) de mieux le connaître chez ses employeurs, puis lors de son mariage éventuel, des événements heureux ou malheureux qui ont pu survenir, et enfin de son décès.
La tâche est déjà complexe lorsqu’il s‘agit de suivre 3816 enfants et 545 mariages. Elle devient quasi insurmontable quand un enfant "hérite" de plusieurs patronymes au cours de son existence, que les sœurs et les administrateurs de l’hospice ne savent plus qui est qui, et que nul ne peut ou ne veut résoudre l’énigme.
L’histoire qui suit, incluse dans mon ouvrage Les exposés de Creac’h-Euzen , m’a plongé dans le doute. Devais-je faire appel aux talents d’un détective chevronné pour résoudre une affaire digne de Sherlock Holmes ?
Fallait-il laisser cette énigme enfouie dans des monceaux de papiers jaunis et poussiéreux ? Peut-elle intéresser le lecteur d’aujourd’hui habitué à des explications rationnelles et rapides ?
Je vous en laisse juge, tout en espérant avoir des nouvelles des descendants d’Alphonse-Marie Icar, "cet enfant trouvé" pour lequel j’éprouve une réelle sympathie à la suite de toutes les heures passées avec lui dans ce labyrinthe !
Le labyrinthe d’Icar, enfant trouvé
Quelques bribes de sa vie
Les nuits précédant sa convocation à l’hospice de Quimper, Alphonse-Marie Icar éprouve quelque difficulté à trouver le sommeil après de dures journées passées comme ouvrier- ferblantier à la poudrerie de Pont-de-Buis en Saint-Ségal. Ce jeudi 3 mars 1881, il est mal à l’aise dès qu’il franchit le seuil de l’établissement qui semble n’avoir guère changé depuis qu’il y a séjourné à plusieurs reprises.
Que lui veut-on encore ? Il ne connaît pas ces deux hommes qui l’attendent : celui qui l’accueille se présente sous le nom d’Éven, inspecteur des enfants assistés, et, à ses côtés, cet individu qui lui sourit et lui tend les bras lui dit qu’il se nomme Michel Le Gall, qu’il est gardien ambulant à l’établissement de la Marine à Indret [1], et qu’il est son frère aîné.
Interloqué, Icar s’assoit précipitamment et écoute cet individu qui lui raconte qu’après une enquête méticuleuse, il est convaincu que l’enfant trouvé, exposé le 7 janvier 1851 au tour de l’hospice de Quimper [2], et à qui les sœurs hospitalières ont donné le nom d’Alphonse-Marie Icar, se prénomme en réalité Louis et qu’il est le second fils des époux Le Gall, Michel-Henry et Marie-Jacquette Gloanec, aujourd’hui décédés.
Alors que l’homme parle sans fin, essayant de faire resurgir des souvenirs communs, Icar reste prostré. Pourquoi n’a-t-il aucun souvenir de son enfance ? Est-ce à cause de l’accident dont il a gardé une méchante cicatrice à l’arcade sourcilière droite, ou a-t-il voulu plus simplement effacer de sa mémoire ce début d’existence chaotique ?
Quand, il y a quelques années, las de se faire chahuter à propos de son drôle de nom, il a cherché à connaître ses origines, le commis aux entrées de l’hospice lui a livré en désordre quelques bribes de sa vie, sorties des gros registres de l’établissement.
C’est ainsi qu’il a appris qu’au lendemain de son exposition au tour de l’hospice, après avoir été examiné par le médecin, puis baptisé et nommé Icar [3], il a été mis en nourrice chez Guillaume Philippe et Anne Golhen, cultivateurs à Cast. Aujourd’hui, il serait bien incapable de reconnaître ces deux personnes qui, le 19 janvier 1855, l’ont reconduit à l’hospice avant qu’il soit remis à titre gratuit à ses parents légitimes, habitant dans le quartier de Mesgloaguen, près de la pompe.
Son père, Michel-Henry Le Gall, après avoir été journalier-cultivateur à Saint-Thurien, a trouvé péniblement de l’embauche à Quimper pour faire vivre sa famille. Sa mère, Marie-Jacquette Gloanec, d’un tempérament maladif, est décédée le 6 mars 1856, en laissant le veuf avec trois enfants : Michel, l’aîné, Louis, cinq ans, et Jeanne-Marie, la petite sœur âgée de deux ans environ [4]. Peu après, leur père, n’arrivant plus à nourrir sa progéniture, a abandonné la fillette à l’hospice de Quimper [5]. Après s’être remarié dès le 13 août de la même année avec Marie-Jeanne Le Créon [6], il n’a pas hésité à se débarrasser aussi de Louis, alias Alphonse-Marie Icar, et, le 15 septembre au soir, il l’a déposé près du tour de l’hospice. L’enfant était vêtu d’une blouse rouge, d’une assez mauvaise chemise et d’un pantalon bleu. Un vieux chapeau de paille, une paire de bas et des sabots complétaient ces effets peu glorieux.
Le registre des entrées ne précise pas alors qu’il s’agit d’une deuxième exposition, mais le nom d’Icar est conservé à l’enfant tout comme le matricule attribué en1851. D’abord confié à Pierre Le Duff, il est placé à l’âge de sept ans, chez Jean Gaonac’h, tonnelier, et Marie-Anne Le Fer, au Moulin Neuf en Plogonnec. En 1861, l’agent recenseur note la présence chez les Gaonac’h du nommé Alphonse Carré (sic), enfant de l’hospice de Quimper
Son père était gendarme
Perdu dans ses pensées, Icar revient soudainement sur terre quand l’inspecteur l’interpelle et lui demande sans ménagement de se remémorer son enfance. Il est impossible qu’il ne se souvienne pas de quelques détails ; ainsi son ancienne nourrice affirme que l’enfant racontait volontiers que son père était gendarme et que sa mère était partie à Brest.
Fatigué par cet interrogatoire, Icar est disposé à tout reconnaître pour qu’on le laisse tranquille. Il dit se souvenir que ses nourriciers de Plogonnec ne l’ont pas gardé après ses douze ans et l’ont reconduit à l’hospice, d’où il est vite reparti pour Pleyben, comme apprenti chez le sieur Lefèvre, ferblantier.
Assez beau garçon
Le métier et le maître lui convenaient et il y est resté jusqu’en 1871, époque à laquelle, répondant au nom de Picard (sic), il a tiré le numéro 9 au conseil de révision du canton de Pleyben et a été déclaré bon pour le service [7].
Après de nombreuses années passées sous les couleurs de la République, il a été embauché comme ouvrier ferblantier à la poudrerie de Pont-de-Buis et il est aujourd’hui sur le point d’épouser Marie-Charlotte Rannou, ménagère. Elle le trouve peut-être assez beau garçon, comme l’inspecteur le note aussi sur son registre en ce 3 mars 1881.
Icar ou Jony
Alors que Michel le Gall tente toujours de convaincre ses deux interlocuteurs, l’inspecteur Éven relit la longue lettre que lui a adressée cet homme. Dans un style difficilement compréhensible, celui-ci y affirme que son frère Louis, alias Alphonse-Marie Icar, a une troisième identité. Il aurait été exposé le 24 décembre 1852, avec un billet épinglé sur des effets en très mauvais état et indiquant que l’enfant s’appelle Louis Le Gall et qu’il a quatre ans. La Supérieure de l’hospice lui a donné alors l’identité de Louis Jony avant de le confier à Jean-Louis Birou et Corentine Résonnet, un couple de tailleurs du village de Saint-Éloi en Plogonnec.
Cette histoire paraît totalement invraisemblable à l’inspecteur. En effet, Icar et Jony ont des matricules [8] et des parents nourriciers différents. L’enfant exposé en décembre 1852 et nommé Louis Jony par les sœurs est censé être âgé de quatre ans, ce qui le fait naître en 1848, alors qu’Icar est déclaré nouvellement né quand il est exposé en janvier 1851. Sur le registre d’état civil de la commune de Saint-Thurien, on trouve à la date du 24 octobre 1850 la naissance de Louis Le Gall, fils de Michel-Henry et de Marguerite (sic) Le Gloannec.
L’inspecteur a interrogé la nourrice d’Icar qui n’a jamais entendu parler d’un dénommé Jony. Curieusement, il n’a pas cherché à questionner les époux Birou. Certes, l’homme est mort en 1855, mais Corentine Résonnet, sa femme, est toujours en vie [9]. Après le décès de son mari, elle est partie à Craos ar Menez en Plonévez-Porzay avec ses six enfants, et le recensement de 1856 indique qu’elle héberge également Louis Jony, trois ans, enfant de l’hospice ainsi que Marie-Josèphe Clairon, sept mois, de l’hospice de Quimperlé. Corentine Résonnet aurait peut-être pu expliquer pourquoi cet enfant est déclaré âgé de trois ans en 1856, alors qu’il a été déposé à l’hospice en 1852 avec un billet précisant qu’il a déjà quatre ans !
De plus, au recensement de 1861, la femme Résonnet habite toujours au même endroit en compagnie de Corentin Douérin, son nouveau mari, leurs trois enfants, deux de son premier mariage, plus deux enfants assistés : la fille Clairon et Louis…. Joly, sept ans, un autre enfant exposé à Quimper le même jour que Louis Jony, mais dont le "vrai" prénom est Athanase !
Points rousselets
Nul ne sait plus comment cette rencontre s’est terminée. Dans sa lettre à l’inspecteur, Michel Le Gall écrit se souvenir de points rousselets sur la figure de son frère Louis, d’une petite cicatrice quelque part sur la figure et peut être aussi d’une autre petite marque sous le menton. L’inspecteur ne précise pas dans son rapport s’il a remarqué ces signes distinctifs sur Icar.
A-t-il aussi étudié le recensement de mai 1856 où l’on ne trouve que deux occupants dans une pièce du 8, place Mesgloaguen : Michel-Henry Le Gall, journalier de 34 ans, et son fils Michel, sept ans ? La mère est morte en mars, Jeanne-Marie est à l’hospice depuis le 21 avril, mais où se trouve Icar ? Si on se réfère au registre des entrées, le garçon n’est exposé que le 15 septembre. Il serait donc logique qu’il se trouve encore au foyer. Mais dans cette affaire, rien n’est logique !
Michel Le Gall prétend que son frère Louis, alias Icar, alias Jony, a été exposé à l’hospice en avril 1856, peu de temps après la mort de sa mère, ce qui expliquerait qu’il ne soit pas recensé. Michel ajoute qu’il était le seul enfant présent au remariage de son père en août de la même année.
Et s’il avait raison, si l’enfant exposé le 15 septembre 1856 n’avait rien à voir avec le dénommé Icar exposé pour la première fois en janvier 1851 ? Les différents commis aux entrées de l’hospice nous ont habitués à de pareilles bévues. Mais il est temps d’arrêter toutes ces suppositions avant que le lecteur ne crie grâce.
- La chapelle du Saint-Esprit, attenante à l’hospice. Avant la Révolution, c’était la chapelle du Grand séminaire de Quimper.
Épilogue
Dans une lettre adressée à l’inspecteur le 7 août 1881, Michel Le Gall indique qu’Icar lui a écrit qu’il déclare bien se rappeler Jony, demeurant sur la place de Mesgloaguen. Michel Le Gall ajoute : vous voyez qu’Icar affirme plus que jamais d’être le vrai Jony par conséquence c’est bien mon frère et je voudrai bien lui faire prendre son nom de famille s’il est possible… Aussitôt que vous lui aurez fait savoir son nom de famille, qu’il ne signe plus Picard ou Icar, mais Le Gall Louis.
L’inspecteur Éven, sans doute effrayé par les dysfonctionnements de l’administration hospitalière qu’il a l’obligation de surveiller, conclut laconiquement : Icar et Jony sont deux êtres différents, mais le deuxième Icar (celui qui est exposé le 15 septembre 1856) peut bien être le même que Jony. Comprenne qui pourra !
Le 27 septembre 1881, Alphonse-Marie se marie à Saint-Ségal sous le nom d’Icar. Il ne verra pas grandir sa fille Marie-Mélanie, née le 29 juillet 1882 [10], car il meurt peu après dans des circonstances tragiques, à l’âge de 31 ans.
En effet, dans la nuit du lundi 18 au mardi 19 septembre, alors qu’il travaille dans l’atelier 4 bis de la poudrerie, l’énorme vis qui sert à soulever les meules se détache de son écrou et tombe d’une hauteur de trois mètres sur le malheureux. Après avoir entendu un bruit insolite suivi de cris de douleur, François Le Goff, responsable du travail de nuit, se précipite et trouve son camarade Alphonse Picard (sic) étendu à terre en proie à de vives souffrances. L’article du journal "Le Finistère" précise que le malheureux ouvrier Picard a succombé vendredi 22 septembre à neuf heures et demie du matin.
Ainsi, alors qu’il semble avoir réussi à laisser derrière lui le labyrinthe de ses origines, Alphonse-Marie Icar est foudroyé par le destin comme le fut le personnage de la mythologie grecque évoqué par son nom [11].
On ignore si Michel Le Gall, celui qui désirait tant trouver un frère, assistait aux funérailles d’Alphonse-Marie Icar, alias Louis Le Gall, alias Louis Jony.
- Icare et Dédale. Charles Paul Landon. 1799.
Cet article est écrit d’après quelques passages de mon livre :
Les exposés de Crea’ch-Euzen - Les enfants trouvés de l’hospice de Quimper au XIXe siècle.
Tous les détails : préfaces, introduction, carte des communes nourricières sur le site de l’auteur : http://www.chuto.fr/