Quelle est l’origine sociale et géographique de Simon Lavo ?
Les recherches de généalogique réservent quelquefois des pépites inattendues. Alors que je consultais les actes de notaires de Voves (en Eure et Loir) dans le cadre de mon enquête sur mon ancêtre Aubin Denizet [3], un acte de partage de biens [4] attira mon attention : il mentionnait un certain Simon Lavo qui avait été sous les ordres de Suffren, puis de Lapérouse en qualité de chirurgien major pour la plus grande expédition scientifique du XVIIIéme siècle… Ce document mettait en lumière le destin hors du commun de ce beauceron, né à Germignonville en 1755 de Jacques Lavo et de Marie Catherine Gidouin, mort sur une île du Pacifique à une date indéterminée et, jusqu’à cette découverte fortuite, seul membre de l’état-major de l’expédition Lapérouse dont l’origine sociale et géographique était inconnue. Il reste encore à découvrir et les généalogistes peuvent apporter leur concours pour affiner le portrait de cette famille [5].
- Acte de notoriété Lavo
- 26 avril 1802 (6 floréal an X), étude de Lubin Caillaux, notaire de Germignonville. Acte par lequel dix témoins du village reconnaissent que Simon Lavo n’est pas revenu au village depuis 1785. Il s’agit d’établir un jugement déclaratif de sa « mort » afin de pouvoir procéder au partage des biens des parents Lavo au profit des trois frères et sœur de Simon Lavo. Archives départementales d’Eure et Loir 2 E 66/214.
Les Lavo sont implantés en Beauce depuis au moins le début du XVIIe siècle. Le père de Simon pratique la double activité de marchand et de laboureur. La famille Lavo est aisée car elle possède plus de 30 hectares, 4 « manoirs » auxquels il faut ajouter les biens de la boutique évalués à quatorze milles livres.
Une description très précise de l’environnement familial nous est fournie à l’occasion de l’inventaire après décès du père de Simon Lavo en janvier 1782 [6], soit celui qu’a connu le chirurgien major avant de partir vers les Indes avec Suffren en 1781. Le manoir se compose de deux chambres à feu, d’une chambre froide, d’une chambre dite « boutique », d’un fournil et au fond de la cour d’une autre chambre froide pour la domestique. Une écurie, l’étable et « un toit à porcs », abritent quatre chevaux, quatre vaches et deux porcs. Dans la cour sont rangés les « herses à dents de bois », les « trois roulleaux de chesne », le tombereau et autres matériels agricoles.
Si la pièce d’habitation principale a un mobilier ordinaire, certains des objets cités dans l’inventaire révèlent à la fois l’aisance et l’ouverture de la famille : une « caffetière de cuivre rouge, (…) une vieille montre de cuivre sur laquelle il y a une petite feuille d’argent » (…),15 bagues neuves le tout en argent (…), une petite tasse marquée J. Lavo » ; enfin, la « quantité de 54 tomes de livres tant de prières que d’histoire ». Peu de familles de Germignonville ont autant de livres et d’objets de cette valeur.
En dehors des articles d’usage fréquent – sabots, aiguilles, chandelles, tissus - la boutique Lavo propose des denrées venues du lointain comme l’huile d’olive, du poivre, de la muscade et du tabac de « Virgini » ainsi que des livres d’histoire ; des marchandises qui auraient pu donner au jeune Simon le goût du large.
Pourquoi ce beauceron devient-il chirurgien major de la Marine ?
Nous ignorons tout du cursus qui a mené Simon Lavo de la boutique familiale à son engagement dans la marine. Sa famille peut supporter le coût de l’apprentissage [7] auprès d’un chirurgien (honoraires évalués à 200 ou 250 francs annuels pendant 5 ans) ainsi que les frais liés à l’accès à la maîtrise (plus de 700 francs à Orléans ville où une école royale de chirurgie a été créée par lettres patentes du roi en 1759). L’influence a pu naître de son environnement proche ; en effet, registres paroissiaux et actes notariaux nous apprennent qu’un maître en chirurgie, François Nampes, officie à Germignonville jusqu’à sa mort en 1772 et que la famille Lavo compte un praticien, Philippe Marchoisne et qu’elle a dans ses relations le fils du chirurgien du village voisin de Sancheville.
Quoiqu’il en soit, la première mention de Simon Lavo comme « chirurgien » apparaît en 1775, puis une seconde dans un dossier judiciaire en 1777 où, désigné comme « chirurgien demeurant à Germignonville », il figure comme témoin dans un procès opposant le curé et le notaire du village à la suite d’une rixe qui a mis le village en émoi.
Il n’appartient pas au corps des « chirurgiens brevetés et entretenus de la Marine », formés dans l’une des trois prestigieuses Écoles de santé navale de Rochefort, Toulon et Brest. En effet, qualifié de « chirurgien de levée », il fait partie des chirurgiens civils qui, volontaires ou requis, rejoignent la Marine après avoir été sélectionnés à Brest. Comme des centaines de ses collègues, Simon Lavo bénéficie du contexte économique et politique : les règlements imposent un nombre croissant de chirurgien par navire et le conflit franco-anglais aux Indes ainsi que la guerre d’Indépendance américaine requiert des effectifs d’une importance telle (près de 1400) que les chirurgiens « entretenus » sortis des Écoles de santé navale ne peuvent en fournir que 11%. On recrute donc massivement des chirurgiens « de levée ». Dont Lavo.
A partir de 1777, sa présence au village natal se fait de plus en plus rare. C’est qu’il est désormais accaparé par sa fonction de chirurgien major en Bretagne, en Amérique, aux Indes, et dans le Pacifique avec Lapérouse.
Les campagnes en mer de 1777 à 1784
Après un court engagement en 1777 sur la Licorne, puis une année à terre aux hôpitaux de Brest en 1778, sa carrière dans la Marine prend un tour définitif en 1779. Il participe à la tentative avortée de débarquement en Angleterre avec l’escadre d’Orvilliers, puis affecté sur la Nymphe en 1780, il est capturé avec 72 autres blessés après un combat contre les anglais et retenu à Falmouth, en Cornouailles. Libéré, il est requis de 1781 à 1784 pour la campagne des Indes sur le Héros, vaisseau du bailli de Suffren. Responsable des hôpitaux à terre lors des relâches et au feu lors des cinq grandes batailles navales que Suffren livre contre les anglais, il donne toute la mesure de son talent. Là, il sonde les plaies et il ampute. Mais le soin des blessures ne constitue qu’une petite partie de sa tâche, principalement consacrée à la lutte contre la maladie et en particulier le scorbut.
À la suite de ces trois années de campagne, Simon Lavo est excellemment noté par Billard, premier chirurgien de l’École de santé navale de Brest, qui en novembre 1783 le qualifie ainsi : « Actuellement sur le Héros dans l’Inde, sujet transcendant par les preuves multipliées qu’il a données de son habileté dans son art et qu’il serait avantageux d’attacher au service [de l’École de santé de Brest] [8] » et il est félicité par Suffren : « Si tous les officiers de santé lui eussent ressemblé, l’escadre aurait perdu infiniment moins de monde [9] ». Ce dernier lui obtient une rente de 600 livres par an et une distinction exceptionnelle : un brevet du roi l’établissant chirurgien ordinaire de la marine de Brest.
Expédition Lapérouse : Simon Lavo, chirurgien major de l’Astrolabe
- Louis XVI donnant ses instructions
- Ce tableau, peint en 1817 par Nicolas-André Monsiau, présente Louis XVI, accompagné du maréchal de Castries, ministre de la Marine, donnant des instructions à M. de La Pérouse pour son voyage autour du monde.
Epuisé et aspirant au repos, Simon Lavo est pourtant retenu pour participer à la plus grande expédition du siècle dirigée par Lapérouse dont l’ambition est d’achever l’exploration du Pacifique, d’affiner le contour des cartes, d’étudier les mœurs des peuples inconnus et de rapporter de nouvelles espèces végétales. Avant de rejoindre Brest, le 9 février 1785, dans l’étude du notaire de Germignonville, il donne procuration à son frère pour gérer ses biens. C’est la dernière fois qu’il voit les siens.
Le 1er août 1785, la Boussole et l’Astrolabe, respectivement commandées par Lapérouse et Fleuriot de Langle, quittent la rade de Brest pour un voyage de circumnavigation dont le retour est prévu au début de l’été 1789. Simon Lavo, le beauceron de Germignonville, fait partie des premiers européens à reconnaître les côtes de l’Amérique du Nord jusqu’en Alaska avant de sillonner la mer du Japon et de gagner les rivages encore mystérieux de Tartarie.
- Simon Lavo
- Simon Lavo à la baie de Langle, au Kamtchatka, au centre, est en train de noter le vocabulaire du visage, avec l’aide d’un vieillard, sous le regard attentif de Lapérouse et de de Langle. Partie d’un lavis de Duché de Vancy, portraitiste de l’expédition ramené en France par Lesseps en 1787 avec treize autres lavis. ( SHAM, Ms, sh 352)
Son rôle dans l’expédition n’est pas mince et fait l’objet de compliments appuyés de de Langle dans le courrier qu’il adresse au ministre de la marine en 1787 : « J’ai beaucoup d’éloges à vous faire du sieur Lavaux, mon premier chirurgien et du sieur Guillou, son second ; ils ont contribué, par leur prévoyance, à la bonne santé de mon équipage : ils ont eu heureusement beaucoup de loisirs jusqu’à présent ; ils les emploient, pendant le séjour dans les rades, à prendre des connaissances en botanique et en histoire naturelle, et à faire des collections pour le cabinet du roi. [10] » Il ajoute à ses qualités un précieux talent auquel rend hommage Lapérouse. Simon Lavo, qui « avait une sagacité particulière pour s’exprimer et comprendre les langues étrangères [11] » compose en effet un lexique, lequel permet à Lapérouse d’établir le contact avec les habitants des îles Kouriles.
Le 11 décembre 1787, la traversée du Pacifique sud est marquée un par un affrontement entre les « naturels » de l’île de Manu’a (dans les îles Samoa) et 60 membres de l’expédition, lequel dégénère en un épouvantable massacre – 10 morts, 22 blessés pour les français – dont le chirurgien major de Germignonville réchappe en se sauvant à la nage malgré une blessure à la tête qui nécessite une trépanation. Le 10 mars 1788, l’expédition lève l’ancre de Botany Bay, en Australie, mais la traversée du Pacifique est fatale aux deux bâtiments qui se fracassent sur les récifs de l’île de Vanikoro. Le mystère de la disparition de Lapérouse commence. En 1826, Peter Dillon découvre les restes de l’épave de l’Astrolabe dont on sait qu’une partie de l’équipage survécut.
Simon Lavo a-t-il survécu au naufrage ?
L’extraordinaire est que, selon un récit édité à New York en 1844, Simon Lavo aurait abordé les îles Vitu, au nord de la Nouvelle-Guinée-Papouasie, où il aurait fait souche puisque l’auteur, Jefferson Jacobs, affirme y avoir rencontré en 1834 sa fille et son fils. Voici comment il rapporte sa rencontre avec Lavoo, dit le « guerrier rouge », nous informant sur ses origines supposées [12] :
« Nous nous rendîmes tous au palais de Lavoo où, assis sur des tapis, de nombreux chefs âgés étaient assemblés (…).L’homme le plus considéré était Lavoo, le guerrier rouge. Il était robuste, puissant, de taille moyenne, âgé de quarante-cinq ans environ, et avait l’air d’un chef écouté. Sa peau était celle d’un mulâtre ou d’un rouge vif et ses cheveux étaient longs et roux. Son aspect physique était totalement différent des autres insulaires qui semblaient lui conférer le rang d’un chef ou d’un patriarche considérable. Exception faite de sa douceur et de sa beauté, sa femme lui ressemblait en tout point. Ils étaient frère et sœur ! C’est du moins ce dont Darco m’informa, et ses dires, recoupés avec les bribes d’information que j’ai recueillies chez les indigènes, me portent à penser que c’était vrai. J’appris de plusieurs sources que l’île de Riger avait été en premier habitée par un Français nommé Laveaux, chirurgien dans l’expédition de La Pérouse. Il prit une ou plusieurs femmes de l’île de Nyappa : ainsi le guerrier rouge et sa femme étaient le fils et la fille de Laveaux que l’on prononce Lavoo, nom de l’homme rouge [13]. »
- Journal de Lapérouse
- Extrait du journal de Lapérouse, rapporté également par Lesseps en 1787. Partie du lexique composé par Simon Lavo. Archives nationales MAR 3jj 387.
Si l’on suit Jefferson Jacobs, cherchant sans doute à gagner la Papouasie Nouvelle Guinée ou les Philippines [14], Simon Lavo et d’autres rescapés de Vanikoro auraient accompli une odyssée de quelque 2 000 km jusqu’aux îles Vitu où une tempête ou un séisme, les aurait contraints à aborder. Cette hypothèse est séduisante, mais ne repose que sur un témoignage tardif que pour l’heure rien ne vient étayer…ni infirmer. Rêvons : si elle était confirmée Simon Lavo serait ainsi le seul rescapé connu de l’expédition Lapérouse…
Il faut admettre que la mémoire de Simon Lavo, restée dans le registre oral et populaire, n’a pas traversé le XIXe siècle. En 1857, en réponse à l’enquête lancée par la Société Archéologique d’Eure et Loir, l’instituteur du village ne mentionne aucun nom connu à Germignonville. Les ouvrages d’érudits locaux sont tout aussi muets.
Le paradoxe veut que le hasard d’une enquête sur Aubin Denizet, cultivateur oublié des plaines de Beauce, ait exhumé le nom de celui qui fut un chirurgien major de notoriété nationale.
Le concours des généalogistes et des passionnés d’histoire…
Il demeure encore des ombres dans la vie et la famille de Simon Lavo et qui pourraient être éclairées grâce au concours des généalogistes. En effet, la descendance de son frère Jean-François Lavo, époux de Dorson Marie-Thérèse est très incomplète. Leurs deux enfants sont Lavo François Théodore Amand, né à Germignonville en 1797 (et dont nous ne savons rien) et Lavo Pierre Armand, époux de Lavo Marie Marguerite Agnès qui se sont établis à Orléans où ils eurent cinq enfants dont deux seulement échappèrent à une mort précoce : d’une part Thérèse Angella Lavo qui épouse en 1850 à Orléans Jibergi Jean Adolphe (né à Rochefort) ; d’autre part Lavo Auguste Edouard qui est né en 1829 à Orléans et dont la trace est perdue…
En outre, Simon Lavo n’est pas le seul à avoir quitté sa région natale. Son frère Michel Dominique né en 1760 à Germignonville est parti faire son tour de France comme compagnon serrurier en 1780 et n’a ensuite donné aucune nouvelle, comme l’atteste un acte notarié en 1799.
Simon Lavo a sûrement laissé des traces (actes de notaire, par exemple) à Brest, peut-être à Orléans ou Paris où il pourrait avoir fait ses études.Toute information serait la bienvenue….
Alain Denizet : alain.denizet chez wanadoo.fr
Alain Denizet est l’auteur d’un livre d’histoire qui raconte le quotidien et le monde d’un paysan ordinaire du XIXe siècle « Au cœur de la Beauce, enquête sur un paysan sans histoire, le monde d’Aubin Denizet, 1798-1854 ». Editions Centrelivres, 2007, 336 pages. 26 euros. À commander à l’auteur pour 27,5 euros frais de port compris à l’adresse suivante : Alain Denizet, 1 rue de l’enfer, Muzy 27650. alain.denizet chez wanadoo.fr |