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Le divin marquis

Le vendredi 12 janvier 2024, par Philippe Offrédic

Cet article est un extrait de mon roman historique qui n’est pas un essai : Le notaire de la révolution - récit de vie de Joseph Marie François Mênagé 1er maire de Brignac.
Ce texte fait référence à la question que se posait il y a cinquante ans Paul Herpe en 1973 dans son ouvrage Un recteur de Brocéliande au temps de la Pompadour : "il serait curieux de rechercher, si le divin marquis n’était jamais venu en Brocéliande, voir sa petite cousine, de quatre ans sa cadette, et dont le mari percevait quelques rentes sur les moines de Paimpont » (page 145).
Il y raconte principalement l’histoire des deux derniers recteurs de Brignac avant et pendant la révolution, des contemporains de mon personnage principal.

L’amélioration de l’état des chaussées du royaume, dès 1760 par Louis XV, a encore peu d’impacts au milieu de cette décennie dans la petite paroisse de Brignac. La position géographique laisse l’endroit à l’écart des axes passants. Même si la « grand’ route » de Saint-Méen à Ploërmel traverse Mauron à deux bonnes lieues de là, il convient d’attendre bien souvent quinze jours, à l’aide de la rumeur publique, les informations portées par le bouche-à-oreille. La vie suit sa routine et lorsqu’un évènement se produit, il marque d’autant plus son temps.

Ainsi, le 7 juin 1765, à la frontière entre Brignac et Ménéac, la chapelle de La Riaye, fraîchement rénovée, après plusieurs années de ruine, est réouverte en grande pompe. Une foule importante participe à la cérémonie célébrée par Messire Châteaubriant, l’oncle du célèbre romancier du même nom.

Pour l’heure, la célébrité du moment, qui attire tous les regards, après le départ honteux de son prédécesseur, est certainement le nouveau recteur de Brignac. Il rédige dans le registre de la paroisse les détails de cette cérémonie mémorable. Il évoque « le peuple très nombreux », et l’on peut le croire. Les parents et grands-parents de Joseph sont obligatoirement à l’appel. De plus, son père est le procureur fiscal de La Riaye depuis environ douze ans. Ils connaissent les marquis qui ont financé les réparations de ladite chapelle dont la construction remonte aux Bodégat. Le seigneur des lieux, qui encouragea la démission du recteur de Laur, est avec la « très haute, très puissante et très gracieuse dame Louise Gabrielle de Maillé-Carman, dame de Lagny » [1], celle devenue son épouse avec contrat signé du roi à Versailles le 1er décembre 1762.

Alors, enceinte de trois mois, du futur maire de Ménéac, François-Fortuné du Plessis de Grenédan, elle donnera aussi naissance deux ans plus tard à Louis, futur maire de Rennes.

La présence de Joseph à cet évènement religieux et politique majeur est logique. On l’imagine, âgé de dix ans, habile, se faufiler entre les petits groupes qui se forment par affinité. Il tend une oreille à gauche et à droite, s’informe des civilités des convives. De quoi parlaient tous ces gens ? Les uns commentent l’actualité politique sans doute, la réhabilitation de Calas avec l’aide de ce Voltaire sûrement. Les hommes de loi, quant à eux, sont sans conteste soucieux de la démission de tout le parlement de Bretagne ce 22 mai dernier. Un nouvel intendant est arrivé à Rennes ces jours-ci. Joseph ne retient pas son nom, un Fleschelle [2] ou Vaissel. En revanche, il se souvient du président du parlement, René de Caradeuc de la Chalotais, dont certains craignent l’arrestation. Il s’oppose au gouverneur de Bretagne, le duc d’Aiguillon. Il en avait déjà entendu parler par son père. Il y a deux ans environ, c’est lui qui avait demandé à faire chasser les Jésuites des écoles. Joseph pensait-il à aller au collège, parfaire son instruction ?

Au détour d’une conversation, Joseph aurait pu entendre aussi par indiscrétion les qu’en-dira-t-on du moment. En effet, à cette date, un fait divers retient l’attention de la cour à Versailles. S’il ne suffisait pas au fief de Bodégat de se voir associé à deux noms illustres de la littérature française : René de Châteaubriant et Madame de Sévigné, voici l’ombre d’un nouvel invité.

La puissante et gracieuse Dame de Lagny était la cousine germaine du marquis de Sade, « Oncle » de ses futurs garçons. Car, dans les « bonnes familles », il vaut d’être appelé « Oncle » par les enfants de ses cousins.

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Le marquis de Sade.

Conservé à la postérité sous le sobriquet du « divin marquis », marié depuis deux ans avec une femme qu’il aime, le marquis a plusieurs vies. Il aime fréquenter les bordels. Sans compter à la dépense, il loge ses nombreuses aventures dans des maisons qu’il loue à Paris, à Versailles et à Arcueil. Le 29 octobre 1763, arrêté dans sa garçonnière pour « débauche outrée », il est enfermé au donjon de Vincennes. Une prostituée a porté plainte. Plus que pour cause des sévices qu’il lui a fait subir, il se fait appréhender à cause des blasphèmes commis. Plus que de martyriser ou attacher au pilori cette femme, la justice de l’ancien régime lui reproche des sacrilèges religieux. Dans une de ses lettres, un mois plus tard, le père de Sade écrit à son frère pour s’en plaindre : « Petite maison louée, meubles pris à crédit, débauche outrée qu’on allait y faire froidement, tout seul, impiété horrible dont les filles ont cru être obligées de faire leur déposition ». Au bout de quinze jours, ce dernier le fait libérer, en intervenant auprès de Louis XV. La justice voyant en lui quelqu’un de peu dangereux, il échappe à l’emprisonnement et est contraint à résidence.

À l’écoute des conversations, à l’analyse des dialogues prononcés dans cette société des privilèges, le petit Joseph construit-il déjà son éducation intellectuelle ? Dommage qu’il a consacré sa vie qu’à délivrer des actes, sans nous livrer d’écrits sur l’état d’âme de son enfance. Sade, au contraire, nous en laisse un témoignage.

« Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire » [3].

Sade en témoigne. Sous couvert d’esprit de libertinage, des gentilshommes nourrissaient dans leur for intérieur le sentiment certain d’une domination assumée sur une classe sociale inférieure. Les dérapages tolérés sous l’Ancien régime de certains faits relevaient pourtant plus du délit de droit commun que de la pensée philosophique.

Paul Herpe, dans son livre « Un recteur de Brocéliande » se questionne en 1973 si le divin marquis est venu visiter sa petite-cousine en Bretagne. Voici une occasion de lui répondre.
En 1784, embastillé pour ses dérives, Sade demande à sa femme des petits pots de beurre de Bretagne. Déjà, la marquise de Sévigné s’en faisait livrer aussi de La Prévalaye près de Rennes.

Au catalogue des curiosités, Sade évoque comme une anecdote la province de Bretagne, entre deux récits romancés. Dans Aline et Valcour à la lettre XLVIII, quand l’histoire se déroule en 1779, Léonore écrit à Madame de Blamont : « Rennes, ce 22 janvier. Je croirais manquer à tout ce que je vous dois mon aimable maman, si je ne vous faisais part de l’heureux commencement de toutes nos démarches. Mon retour en Bretagne a surpris un grand nombre de gens, et en afflige quelques-uns. Une foule de petits-cousins obscurs, qui emportait en détail la succession de la comtesse de Kerneuil, trouve très mauvais que je vienne la déposséder, et ces malheureux campagnards s’en désespèrent d’autant plus amèrement qu’ils ne voient aucun jour à pouvoir soutenir encore leurs ridicules prétentions, rien ne m’amuse autant que le bouleversement de ces petites fortunes dissipées par ma présence, comme l’aquilon renverse ces plantes parasites qu’un jour voit naître et qu’un instant détruit. Vous allez me dire que je suis méchante, que j’ai un mauvais cœur, mais, ces reproches à part, vous m’avouerez pourtant qu’il y a des occasions où le mal qui arrive aux autres est quelquefois bien doux. Ne peut-on pas mettre de ce nombre celui qui nous enrichit ? ».

Sade aime le théâtre depuis son plus jeune âge, depuis le collège à Louis-le-Grand à Paris. Les Jésuites de ce collège avaient plaisir à mettre en scène de jeunes élèves, leur transmettre le goût de la comédie. Voltaire, un ami de son père, partage avant lui ce goût de la parodie et de la mise en spectacle. Sade a des mentors littéraires qui s’attachent à la précision du détail réaliste, il compose : « l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature ». Pour preuves, lorsqu’il écrit Aline et Valcour, il a besoin de renseignements sur les lieux où voyagent ses personnages. Il demande pour les villes traversées des noms de rues, d’auberges « c’est parce que ces règles m’ont étonnamment frappé que je les suis. Je me modèle sur ces grands maîtres ».

Une lettre parvenue jusqu’à nous apporte peut-être un début de réponse [4] à Paul Herpe. Elle est écrite avant le séjour de Sade à la Bastille et avant 1779, date de la lettre de Léonore à Madame de Balmont. Rien n’exclut que l’inspiration de son roman germe quatre ans plus tôt. Le châtelain de La Riaye, veuf depuis 1767, écrit en 1775 à un Notaire de Paris afin de défendre l’héritage de ses fils, encore mineurs. Une vieille tante et comtesse de leur mère vient de rendre son ultime soupir.

« Au château de Grenédan, en ce samedi 4 novembre 1775.

À Monsieur Lagneau père ou fils au collège des Cholets quartier de Saint-Jacques à Paris.
Au cas Monsieur, que la procuration par-devant notaire en date du jeudi 28 octobre dernier que je vous ai fait passer par la poste de Ploërmel et qu’en conséquence vous ne devez pas tarder de recevoir, si vous ne l’avez pas encore reçu, ne fut pas suffisante pour vous autoriser à toucher seul exclusivement à tout autre la portion qui sera vu et venir et appartenir à mes deux enfants mineurs tant sur le dernier comptant ou dûs et sur tout effet mobilier quelconques que sur les immeubles et fonds quels qu’ils puissent être et pris d’yceux en cas de vente ou licitation et généralement en tout état de cause le tout de ladite portion provenant de la succession mobilières et immobilières de la feue Dame Comtesse de Laigny décédée en son château de St Gobert en Thierrache en Picardie prêt Vervins.

La ditte Dame bisayeule des susdits mineurs de quelconque façon que ladite succession soit vue devoir être prise par vous, Monsieur en qualité de leur agent par moi constitue adhoc en leur nom en qualité de leur père et garde naturel et par leurs cohéritiers dans la même succession ou leur représentant aussi constitué adhoc, soit purement et simplement soit sous bénéfice d’inventaire, et dans quelque temps, au cas de partage que ce puisse être de tout lesdits deniers et effets mobiliers et immeubles quelconque de la ditte succession ou d’aucun d’yceux, je déclare par le présent fait et écrire pour vous servir de supplément et de plus ample éclaircissement et pouvoir en tant que besoin et de l’avis de Monsieur Garnier, ancient avocat du parlement de Bretagne à Rennes mon conseil spécialement pour les affaires et intérêts de mes deux susdit enfants mineurs, vous autoriser prévotivement et à partager vis-à-vis de leurs cohéritiers et de leurs représentants dans ladite succession vous faire délivrer vous ressaisir et toucher seul exclusivement à tout autre (et ce à l’effet d’éviter des frais et longueur d’un nouveau compte alors rendre dans la part d’autre que vous seul en votre ditte qualité) tout deniers effet, meubles et immeubles quelconque soit en nature, soit en argent représentant que vous verrez ou qui seront vus portables en quelque temps ou lieu qui ce puisse être, le tout au grand de la portion incombante à mes dits mineurs dans ladite succession mobilières et immobilières de ladite veuve Dame leur bisayeule maternel de quelque façon qu’elle soit vu devoir être prise, purement, simplement ou sous bénéfice d’inventaire.

Croyez-moi avec bien juste confiance et une très sincère affection Monsieur, votre très simple serviteur.

Du Plessis de Grenédan » [5].

Tout est dans l’écriture. Attribuer à Sade la récupération de cette inspirante succession bretonne est plaisant. Lettre d’un père précautionneux, des « petits-cousins obscurs », une comtesse de Lagny en « comtesse de Kerneuil », ces protagonistes bien réels, furent-ils pour Sade, une source d’imagination pour donner vie à ses personnages romanesques ?

Avouons que les circonstances s’y prêtent. Cette succession des seigneurs de La Riaye, par cette missive envoyée de Grenédan à Paris en diligence, rapproche, si l’on retient cette hypothèse, l’homme de lettres et philosophe de l’anecdote Brignacoise.

Il est facile de faire parler les morts et de se donner à des raccourcis. Cependant, une chose est sûre, une ascendance du « divin marquis » est en Bretagne. Sade a cinq ans quand son grand-père décède dans la campagne finistérienne à l’hiver 1745. Le thème de la succession est particulièrement développé dans son œuvre. Léonore peut être considérée comme la représentative de ses interrogations sur l’avenir et le destin. L’homme peut-il considérer sa trajectoire ? La thèse de Sade est de se défaire de toute filiation pour choisir son identité… Quittons les chemins creux de Bretagne.

Le 15 février 1789, le marquis n’est pas à Brignac pour assister aux noces des Béchenec avec les Plessis de Grenédan et pour cause, il loge à la Bastille. Vingt ans plus tôt, il est incarcéré à la suite d’une affaire, celle de Lyon. Il a recruté comme domestiques cinq « très jeunes » filles et une jeune secrétaire ainsi que « trois autres filles d’âge et d’état à ne point être redemandées par leurs parents » auxquelles s’ajoute l’ancienne domesticité. Mais bientôt, les parents déposent une plainte « pour enlèvement fait à leur insu et par séduction ». Une procédure criminelle est ouverte à Lyon. Le scandale est encore cette fois étouffé par la famille, mais l’affaire des fillettes nous est connue par les lettres conservées par son avocat Gaufridy publiées en 1929 par Paul Bourdin. Encore mieux, le père d’une jeune servante, rebaptisée Justine par son maître, vient réclamer sa fille et d’un coup de fusil tire sur lui. « Il a dit qu’il lui avait été dit qu’il pouvait me tuer en toute assurance et qu’il ne lui arriverait rien », s’indigne Sade à son avocat.

Comment ne pas faire le parallèle entre ce passé et la personnalité de Joseph de Boulainvilliers, cousin lui aussi des Grenédan, qui inspirera Victor Hugo dans son roman historique « Quatrevingt-treize » paru en 1874. Celui qui sera l’un des premiers chefs chouans dans la région de Mauron en 1793 s’attirera, pour les avoir cherchées, les foudres des pères protecteurs d’adolescentes déjà mignonnes.

L’étude de l’œuvre de Sade aide à mieux comprendre les mœurs de l’époque. En l’occurrence, Sade « explore un romanesque du désir… Une vision de caste qui, par son caractère extrême, est le versant cruellement triomphant et exclusivement jouisseur d’une division du monde selon le principe du tout ou rien. L’absolu de jouissance revendiqué par le libertin implique le néant réservé au sort commun » [6].

L’œuvre érotique de Sade repose sur l’expression d’un athéisme anticlérical virulent dont il puise l’inspiration dans la relation entre la société de l’époque et des hommes d’Église pervertis. Avait-il eu connaissance des abbés prieurs de Brignac ? Tout au moins de de Laur ?

Il est amusant de penser que les recteurs de Brignac, par leurs comportements douteux auprès des jeunes filles ou des femmes encore belles, aient pu inspirer le divin marquis. On ne connaitra certainement jamais l’intimité entretenue entre Sade et sa cousine. Le rencontrait-elle ? Peut-être lors de son mariage à Versailles ou au retour du marquis après la guerre de Sept Ans ? Pourquoi pas à Rennes où la famille du Plessis de Grenédan avait, préservé de l’incendie de 1720, un hôtel particulier de rapport rue de Monfort et un logement dans celle du Chapitre ?

L’histoire ne nous dit pas si les dérives des recteurs ont été un sujet de conversation entre cousins bien sûr, mais ce qui est certain, c’est que les paroissiens de Brignac et leur Notaire le garderont en mémoire. Les revendications reportées dans le cahier des doléances de Ménéac et Brignac, mentionnent les abus des abbés sans convictions et l’emprise dominatrice des nobles : « sous les prétexte que le droit de chasse leur est accordé par la loi, terrassant, eux, leurs gens et leurs chiens, les levées de nos campagnes ; qu’il seroit à propos pour la conservation des biens de la terre, qui sont ceux de première nécessité, que ce plaisir dévastateur leur fut interdit ailleurs que sur leur propre domaine » [7].

Comment ne pas faire le rapprochement entre les mœurs d’une classe dominante qui, par ses plaisirs de « chasse », outrage le bien des plus faibles et l’outrance des personnages de Sade ?


[1AD 56 – registre du 22 octobre 1766.

[2Flesselle, nommé intendant de Bretagne le 7 juin 1765.

[3Aline et Valcour, ou le roman philosophique, écrit à la Bastille un an avant la Révolution, p101 à 105.

[4Archives privées de l’auteur.

[5La bisaïeule défunte de la lettre est Louise Gabrielle de Flahaut, décédée le 5 octobre 1775 à Saint-Gobert, tandis que le cousinage qui nous intéresse est du côté de son père. Il est peu probable que Sade avait un droit dans cette succession, pour autant, il a pu en avoir connaissance et s’amuser à s’en faire valoir.

[6Sade de Chantal Thomas, édition du Seuil, p 111.

[7AD 56 – Cahier des doléances de Ménéac.

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