Cette année-là, comme toutes les autres, nous étions en Vendée pour l’été. De la troisième semaine de juin, jusqu’à le deuxième de septembre, nous séjournions aux "Petites Mouettes", une maison simple que mes parents ont loué chaque année, durant des décennies, à Sion-sur-l’Océan, toute petite bourgade (à l’époque !) logée sur la côte, entre Saint-Jean-de-Monts et Croix-de-Vie. Mon père, ma mère et ma tante Maguy nous y rejoignaient au mois d’août, et, le reste du temps, ma grand-mère s’occupait de nous quatre, c’est-à-dire mes deux soeurs, moi-même, et Dominique, un ami d’enfance que nous y emmenions.
C’était vers le 10 août ; je devais avoir onze ou douze ans (1957 ou 1958). Ma mère nous avait prévenus "que Papa ne resterait pas durant tout le mois avec nous". L’ambiance fut triste, et les visages sérieux durant ces quelques jours, chez les adultes. Nous, les enfants, nous sentions bien qu’il s’agissait de quelque chose d’important, de grave. Personne ne songeait à rire et s’amuser, comme c’était habituellement le cas lorsque nous étions à Sion.
Un soir, Maman nous annonça : "Papa part demain pour l’Algérie !"
Bien sûr je savais qu’il y avait une guerre là-bas et, malgré ma jeunesse, je me représentais néanmoins ce que cela signifiait. Fier d’un côté que mon Papa participe à un évènement de l’histoire, j’avais peur aussi de ce qui pourrait lui arriver.
C’était comme s’il devenait une sorte d’incarnation des personnages qui m’enthousiasmaient dans les "B.D" que je lisais à l’époque : Buck John, Buffalo Bill, Buck Dany et autres... mais je savais que la réalité ne ressemblait pas souvent à ce que je trouvais dans ces livres. J’étais horrifié à l’idée qu’il était possible que je ne le revoie plus jamais. Je ressentais ces choses pour la première fois, de manière fulgurante !
C’était son premier "séjour" en Algérie. Il en fit d’autres durant tout le conflit, et nous quittait ainsi pendant des mois. Durant de trop longues périodes nous n’avions pas de nouvelles de lui, et savions seulement qu’il était vivant, tant que l’on ne nous annonçait pas le contraire.
Il ne faut pas oublier que les postes de télévision étaient rares à cette époque, et que c’était surtout la radio qui nous indiquait les évènements qui se déroulaient "là-bas".
Lorsque ses lettres arrivaient, c’était une explosion de joie à la maison, et ma mère nous lisait ce qui nous concernait, quelques phrases, quelques lignes, qui se terminaient invariablement par : "Votre Papa qui vous aime".
Au cours de ses séjours en Algérie, mon père a parcouru tout le pays, de Constantine à Biskra, de Bône à Alger, de Philippeville à Oran...
Ce n’était pas en touriste, bien sûr, et le risque de se faire tuer était sans cesse présent, latent dans toutes les opérations militaires et de maintien de l’ordre, et même lors des temps de repos.
Fort heureusement, mon père s’en sortit sans dommage.
Mais ce jour-là, à Sion, nous ne savions pas encore tout cela ! Il est parti dans l’après-midi. Nous étions tous sur la "Grande plage", et Papa et Maman ramassèrent leurs affaires. Il était l’heure de partir, de prendre le train pour rejoindre sa garnison avant le grand départ, traverser la mer et suivre son destin.
Papa nous embrassa, nous disant simplement : "Soyez sages, les enfants. Je reviendrai bientôt !".
Que de chagrin, de tristesse, dans sa voix, qu’il tentait de ne pas laisser poindre. Maman, blême, ne disait rien. Ils s’éloignèrent tous les deux.
Ma mère resta muette et pâle lorsqu’elle rentra de la gare, et l’effet persista plusieurs jours, malgré toute sa volonté pour le cacher.
Moi, je suis parti errer dans les landes et les dunes durant deux ou trois heures. J’y ai crié et pleuré pour tenter d’évacuer un peu l’immense peine qui avait envahi tout mon coeur de jeune garçon, et d’éradiquer la crainte d’une disparition possible...
Fort heureusement, je revis mon Papa !