Je suis un "Cap Hornier", et j’en suis fier !
Sur la route des trois caps, dans les mers du Sud, ce cap, situé tout en bas du continent américain, à l’extrémité sud de la Terre de Feu, est situé sur le territoire du Chili.
Il est difficile à passer, et doubler le Cap Horn a toujours été un honneur pour les hommes de mer. On devenait alors un vrai marin, et on avait le droit de "cracher au vent".
Mais "le Cap", comme l’appellent familièrement les anciens Cap Horniers, n’est pas un point géographique sur la carte du monde, un pic sombre aux confins des mers du Sud éternellement malveillantes, une terre de désespérance, un rocher hostile et noir jailli de la tempête.
C’est avant tout le symbole d’une épopée glorieuse et magnifique, de Magellan qui en découvrit le détroit, aux fiers clippers qui ramenaient la laine d’Australie, et jusqu’aux navigateurs solitaires qui le franchissent aujourd’hui sur leurs immenses catamarans, équipés comme des formules 1.
Perdus au milieu des éléments déchaînés, les anciens de la voile et ceux d’aujourd’hui se sentent fraternellement unis.
Pour les clippers, les itinéraires d’est en ouest entraient dans le golfe de Patagonie, et s’écartaient très au large du Chili dans le Pacifique.
Les passages de retour, d’ouest en est, serraient la côte au plus près, et convergeaient à l’est des Malouines avant d’entreprendre la traversée de l’Atlantique.
Pour franchir le Cap Horn, il est nécessaire d’aller jusqu’à cinquante-six degrés de latitude. C’est une limite, car plus bas c’est l’Antarctique, les icebergs et la banquise.
Des centaines de navires se sont perdus et ont disparu dans ces parages, corps et biens, dont on ne retrouve rien. Combien de marins dorment au fond de ces eaux redoutables ?
C’est dire dans quel état d’esprit j’étais tandis que l’on progressait dans l’océan Pacifique, venant de Tahiti, en ce début d’octobre 1966. Plus "le Horn" approchait, et plus j’étais partagé entre l’angoisse de franchir ces lieux redoutés, et la fierté pour l’exceptionnelle chance qui s’offrait à moi de faire partie prenante de tous ces fiers marins, cette élite des mers, qui l’avaient franchi au travers des siècles de navigation, et souvent dans des conditions bien plus précaires.
Le "Foch", porte-aéronefs de 32.000 tonnes, taillait sa route. Le temps fraîchissait, la houle devenait plus forte et plus sournoise. La pluie et le brouillard s’ajoutaient au froid, et le bateau tanguait et roulait de plus en plus, fétu de paille, malgré sa taille et son poids, sur cette mer déchaînée.
A bord, on se déplaçait difficilement, les coursives étant dans un perpétuel mouvement de va-et-vient. Il fallait tout capeler, tout ranger afin d’éviter les heurts et les bris de multiples objets et équipements.
Il était pratiquement impossible, pour ceux qui avaient faim, de prendre un repas normal, les plateaux de nourriture glissant d’un bout à l’autre des tables fixées au sol.
Et comment dormir dans nos banettes en perpétuel mouvement ? Et puis le bruit du vent, le vent énorme, qui se déchaînait et couvrait même le ronron des moteurs.
L’angoisse aussi, qui nous tenait au ventre. Nous avions pourtant parcouru bien des milles sur toutes les mers, doublé Bonne-Espérance, franchi les 40es rugissants, traversé l’océan Indien....
Oh, la mer d’Iroise et le golfe de Gascogne n’étaient assurément que peu de choses comparés à cette mer-là !
Mais, poussé quand même par la curiosité, je décidais de voir dehors. Ayant déverrouillé une porte étanche qui donnait sur un sponcon d’artillerie, tout de même à une hauteur importante par rapport à la ligne de flottaison, je vis, en quelques secondes, des rochers noirs, déchiquetés, à travers la brume et la pluie. Vision fugitive, très vite remplacés par une masse d’eau, une vague énorme plus haute qu’une maison, tandis que le bateau semblait s’enfoncer dans l’abîme.
La porte fut très vite refermée, et je regagnais mon poste d’équipage empreint d’un sentiment de petitesse et d’écrasement.
Nous mîmes deux jours à douler le Cap Horn. Une fois passées les Malouines, et poussant désormais la vitesse par un temps plus clément, la navigation nous sembla être une simple promenade jusqu’au large de Rio-de-Janeiro.
De là, nous traversâmes tout l’Atlantique jusqu’aux îles Canaries, pour une nouvelle escale de quelques jours à Las Palmas.
De là, Gibraltar, la Méditerranée et Toulon ; puis de nouveau Gibraltar et le golfe de Gascogne pour cingler vers la Bretagne et Brest, notre port d’attache, où le bateau devait subir un carénage de quelques mois, durée qui fut mise à profit pour prendre une permission bien méritée après ce périple de neuf mois autour du monde.
Les émotions à doubler ce cap redouté sont toujours présentes à mon esprit, accompagnées du bonheur de l’avoir fait... et d’être un "Cap Hornier".