Novembre 1899. Asile Saint-Athanase, Quimper
Cela fait plusieurs jours que je suis à l’infirmerie pour soigner une congestion pulmonaire. Ce n’est guère étonnant avec tout ce que j’ai enduré depuis trois ans que je suis enfermé ici. Après le réveil dès cinq heures, hiver comme été, la journée de travail ne se termine qu’à l’heure du souper. Une heure et demie après, c’est la prière, le dernier roulement de tambour et enfin, le repos. Souvent, mes nuits sont hantées, non pas par le souvenir des deux femmes que j’aurais tuées, mais par ce maudit tambour qui rythme nos activités. Il y a de quoi devenir fou, mais il paraît que je le suis déjà. En octobre 1896, après m’avoir interrogé et examiné sous tous les angles, un médecin a conclu que j’étais un alcoolique irresponsable et dangereux . Dès mon arrivée, j’ai été affecté à l’atelier de terrassement, puis à la forge, mon premier métier. J’y serais presque heureux si je pouvais boire autre chose que cette eau répugnante qui nous est servie.
Je me suis assez plaint et il est temps que je vous raconte mon histoire. Je ne me souviens pas de tous les détails, mais j’ai de la mémoire, contrairement aux dires du médecin. [1]. De plus, je peux, le soir après le souper, me rendre à la bibliothèque de l’asile pour y lire les journaux [2] qui ont, parfois, parlé méchamment de moi.
Le 26 janvier 1879, à Plonéour-Lanvern, commune où je suis né , j’ai épousé à l’âge de vingt-deux ans, Marie-Louise Le Roux , vingt-neuf printemps et deux enfants [3]. J’étais forgeron, mais mon épouse étant veuve d’un boucher-cabaretier au bourg, j’ai vite quitté mon dur labeur pour reprendre ces activités bien plus lucratives. Marie-Louise tenait le débit de boissons pendant que je tuais les bêtes, les découpais et vendais leur viande. Les tournées en campagne pour acheter des bestiaux, ainsi que trois périodes militaires, m’ont conduit à boire plus que de raison. Comme Marie-Louise m’accompagnait dans mes libations, notre florissante entreprise a peu à peu perdu une partie de la clientèle. Nous ne nous supportions plus et nos enfants [4] ont été les témoins de scènes de violence.
- Église Saint-Énéour (Plonéour-Lanvern)
Je me souviens qu’un jour, alors que j’étais dans la tuerie de mon beau-frère, boucher comme moi, ma femme est venue me chercher querelle. Comme elle devenait menaçante, je lui ai donné un coup de pied au derrière après lui avoir jeté à la tête le torchon qui sert à nettoyer les porcs. Combien de fois, les cheveux tout échevelés, en chemise, s’est-elle précipitée chez des voisins, faisant courir le bruit que j’allais la tuer ? Pour le prouver, elle montrait sa figure tuméfiée et prétendait que je la battais journellement. C’est faux, je tapais uniquement quand elle avait bu. Elle racontait que c’était de ma faute, car je la rendais malheureuse. Mensonge, quand je l’ai épousée, elle s’alcoolisait déjà. Certes moins, mais tout de même ! Quelle méchante femme !
Le lundi 8 juillet 1889, à mon retour de Quimper, alors que je déchargeais des caisses de vin chez Pierre Le Berre, forgeron et débitant au bourg, elle est venue me chercher. Comme nous étions tous les deux surexcités par la boisson, le ton est monté bien vite. Elle m’a traité de putassier et d’autres mots que j’ai oubliés. Alors, fou de rage, je suis monté dans ma voiture et j’ai frappé mon cheval qui est parti au galop. Saignant abondamment, ma femme a prétendu que c’était sur elle que j’avais donné le coup de fouet. J’ai nié pour la forme, mais maintenant que j’y pense, c’est bien possible.
Questionné sans relâche par les gendarmes, puis par le juge, j’ai fini par avouer le ou les coups du lundi, mais sûrement pas ceux du jeudi suivant. Ce matin-là vers les six heures, j’ai réveillé Marie-Louise pour qu’elle fasse le déjeuner aux enfants. Elle m’a répondu qu’elle était malade, souffrant trop des coups que je lui aurais portés dans la nuit. Elle a cependant fini par se lever, mais pour se rendre chez sa belle-sœur. Mécontent, j’ai voulu lui interdire le passage et je lui ai dit d’aller se recoucher. Elle a répliqué que j’allais continuer à la battre et qu’elle préférait s’en aller. Pour l’en empêcher, je lui ai alors mis la main derrière la tête, sans la saisir, ni la frapper. Ses pieds ont heurté le seuil de la porte et elle est tombée avant de partir. Elle aurait dit à Corentin, notre domestique, que je l’avais assommée. Celui-ci l’a soutenue jusqu’à la maison de sa belle-sœur où elle s’est couchée, se plaignant d’une vive douleur au côté gauche. À son retour de la campagne où il avait acheté des veaux, mon beau-frère, Baptiste Le Roux, ne s’est pas inquiété. Ce n’est que le lendemain qu’il a daigné aller chercher le docteur Cosmao. Celui-ci a conseillé de conduire Marie-Louise à l’hospice de Pont-l’Abbé, mais Le Roux, se disant débordé, a tardé à le faire. Quand il s’est enfin décidé, ma femme a refusé, disant qu’elle ne supporterait pas le voyage. Très affaiblie et laissée sans soins, elle est morte au matin du 15 juillet.
Aujourd’hui, je m’interroge : c’est moi que l’on a accusé, mais, soignée, elle aurait peut-être été sauvée. Les gendarmes, venus me chercher, m’ont enfermé dans une salle de la mairie. Pendant ce temps, les Le Roux avaient déjà placé ma pauvre femme dans un cercueil qu’il a fallu ouvrir afin que je la reconnaisse. Comment se fait-il que les coups que je lui ai portés le lundi précédent aient causé sa mort ? Alors que de prétendus témoins se déchaînaient contre moi, le médecin qui l’a autopsiée a conclu qu’un coup porté le jeudi par une grosse chaussure avait touché une hernie et provoqué une péritonite. Je ne sais trop ce que cela veut dire mais, ce dont je me souviens, c’est que j’ai été accusé de l’avoir tuée. J’ai eu beau protester, jurant ne pas l’avoir battue ce jeudi-là, et que les traces suspectes sur son corps provenaient de ses nombreuses chutes quand elle était prise de boisson. Quelques-unes étaient peut-être les traces des coups portés par moi le lundi précédent !
Le 19 octobre 1889, lors du procès aux assises de Quimper, à la barre, certains m’ont accusé des pires horreurs, tandis que d’autres m’ont dépeint comme un homme courageux à jeun et excédé à juste titre par l’inconduite de sa femme. Je ne me souviens plus de ce qu’a dit maître Le Bail, mon avocat, mais il a convaincu les jurés qui m’ont acquitté. Libre, j’étais libre !
Innocenté par les jurés, mais coupable aux yeux des habitués du cabaret ! Plus un seul ne passait le seuil du débit et j’ai bu pour tenter d’égayer cette solitude. Les clients de la boucherie sont partis chez le beau-frère et je me suis retrouvé sans ressources, mes enfants étant heureusement recueillis par des proches. La seule à ne pas me tourner le dos fut Jeanne, Jeanne Goréder, vingt-huit ans. Je l’avais embauchée pour tenir le cabaret et, je ne sais encore pourquoi, elle m’a épousé le 14 janvier 1891.
Après une semaine d’abstinence, j’ai recommencé à boire et, continuellement ivre, j’ai injurié et battu cette brave femme. Ne me demandez pas pourquoi ! Je n’en sais rien. Je n’ai plus aucun souvenir de ce que je lui aurais fait endurer, mais mon frère Sébastien, qui vient parfois me rendre visite à l’asile, m’a raconté quelques épisodes qui ont, selon lui, scandalisé les habitants de Plonéour.
Quinze jours après notre mariage, j’ai frotté avec une poêle à frire la figure de Jeanne, de retour de l’enterrement de sa tante à Peumerit. Trois nuits durant, je lui ai interdit de dormir dans notre chambre et elle a dû se contenter de se coucher à même le plancher de la pièce du bas. Un autre jour, toujours d’après mon frère, j’ai fait verser la voiture et laissé ma femme gisant, blessée, au bord de la route. Une fois, rentrant de je ne sais où, je me suis couché tout habillé. Jeanne m’a alors demandé d’enlever mes vêtements mouillés. En représailles, la sortant du lit, j’ai voulu la jeter par la fenêtre. Le lendemain, la bonne a trouvé dans la chambre des touffes de cheveux que j’aurais arrachées à Jeanne. Je l’ai souvent poursuivie jusqu’au grenier et j’ai maintes fois tenté de la tuer. Lassée de devoir quitter précipitamment la maison sans coiffe et à moitié déshabillée, ma femme a porté plainte contre moi et j’ai été condamné à de la prison [5]. Aussitôt rentré, je l’ai mise à la porte, hurlant que le dehors était à elle, mais que la maison était à moi.
Jeanne s’étant plainte à maintes reprises auprès de René Daniel, maire, celui-ci a requis mon admission à l’asile en raison de ma prétendue folie. Selon lui, j’étais dangereux pour les miens et même, pour la sécurité publique. C’est attacher beaucoup d’importance à ma petite personne. En 1893, pendant mon premier séjour à l’asile, ma femme, conseillée par les siens, a demandé et obtenu la séparation de corps. Pendant qu’elle gérait seule le commerce et mes enfants, j’ai passé six mois dans des conditions abominables. Par souci d’économie, mon frère avait choisi une pension de quatrième classe [6]. et j’avais à peine de quoi ne pas mourir de faim. De plus, à mon arrivée, j’ai été placé dans un vieux bâtiment où plusieurs cas de choléra allaient bientôt faire des victimes [7]. Heureusement, en septembre, guéri selon le médecin, j’ai été remis en liberté.
Ce séjour au régime sec m’a redonné la santé et je suis retourné vivre à Plonéour. Après avoir beaucoup hésité, ma femme a accepté de reprendre la vie commune et je suis redevenu le premier client du cabaret. Je me souviens de quelques scènes où, ivre, j’ai terrorisé Jeanne et les voisins. J’ai même été condamné à six jours de prison pour bris de clôture. Une autre fois, le juge a déclaré qu’en raison de mon état mental, je serais plus à ma place dans une maison de santé.
Dans la nuit du 24 au 25 septembre 1896, mon épouse est morte dans des circonstances qui, aujourd’hui encore, me paraissent floues. Après une journée bien arrosée, j’étais au lit depuis plusieurs heures quand, vers une heure du matin, Jeanne est enfin rentrée. Prétextant qu’elle ne supportait plus de dormir auprès d’un homme ivre, elle a voulu me sortir du lit et, devant mon refus, elle n’a pas hésité à me frapper. Ne sachant trop ce que je faisais, je lui ai porté un coup de couteau. Calmée, elle n’a plus bougé et je suis sorti. Après, c’est le vide dans mon pauvre cerveau. J’aurais dit à un voisin que ma femme était souffrante et qu’elle allait sans doute mourir. Puis, j’ai erré avant d’aller avouer au maire, vers les six heures, que j’avais tué Jeanne. Les gendarmes, venus m’arrêter, m’ont confirmé qu’elle était morte à la suite des coups que je lui avais portés.
J’ai lu que je serais l’égal de Barbe bleue [8]. Quel rapport avec ce sinistre individu qui a tué de nombreuses épouses ? Aucun ! J’ai été acquitté pour la première et, pour la seconde, je n’ai même pas été jugé ! D’après un autre journal, je me serais acharné sur ma femme comme une bête fauve, la frappant avec un instrument tranchant, une hachette, semble-t-il. Je passe sur les détails particulièrement répugnants. Comment peut-on m’accuser d’être responsable d’un tel carnage ? Lorsque j’étais boucher, je traitais bien les bêtes. Alors, pourquoi aurais-je tapé Jeanne, comme l’aurait fait une brute sanguinaire ?
Conduit à Quimper, je ne suis pas resté longtemps en prison, car la justice m’a déclaré non responsable de mes actes et interné à l’asile Saint-Athanase où je me trouve depuis. Le médecin vient souvent me voir et me presse de questions. Il dit que je suis sombre et taciturne. Voudrait-il que je saute de joie alors que je suis enfermé, que mes enfants ne viennent pas me rendre visite et que je ne peux pas boire ? Mon intelligence serait affaissée. Il a même estimé qu’elle était obtuse. Que veut dire ce mot ? Récemment, il m’a montré une pièce de dix francs et un billet de cent francs. Je les ai reconnus sans problème. Parfois cependant, mon cerveau se brouille et je réponds de façon pénible et confuse. Mais pourquoi m’accuserais-je d’un crime que je ne me souviens pas d’avoir commis ?
- L’asile Saint-Athanase
L’asile Saint-Athanase est établi sur la colline de Creac’h-Euzen. À gauche, quelques bâtiments, à droite, Quimper. C’est la seule photo de cette époque que possèdent les archives municipales. |
Une après-midi, j’ai été dispensé de travail à la forge, deux juges venant m’interroger . Il ne s’agissait pas cette fois de m’entendre sur le prétendu meurtre, mais de décider s’il fallait prononcer ou non l’interdiction de gérer mes biens. J’ai ainsi appris que ma sœur Marie-Jeanne et mon frère Sébastien avaient demandé la convocation du conseil de famille pour, en raison de ma soit-disant aliénation mentale, vendre mes biens et liquider mes dettes. L’affaissement de mon intelligence ne me permettrait plus de gouverner ma personne. Comme tout cela est bien dit ! Que ces hypocrites fassent ce qu’ils veulent, me dépossèdent, mais qu’ils me laissent tranquille. Une rente viagère suffit à payer ma pension et, après tout, je ne suis pas si malheureux que ça ici.
Un jour, j’irai retrouver mes deux épouses et je suis persuadé qu’elles seront heureuses de me revoir [9].
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