La missive a été écrite en 1923, de la Colonie San Gregorio, située dans la Province d’Entre Rios, par un certain Arthur BIRSCHENS, qui donne des nouvelles de son quotidien et dans laquelle il mentionne de nombreuses personnes appartenant vraisemblablement à sa famille. Heureusement, il fait des remarques concernant sa parenté avec les destinataires en France. Ce point important va me permettre d’élucider peu à peu le mystère.
BIRSCHENS ! je n’avais jamais entendu ce nom.
Reprenons notre lecture :
Maintenant parlons de notre Louise ; (elle) a eu 10 enfants ; il y a 3 morts ; l’aîné va au service cette année et la deuxième c’est une fille ; elle est pour se marier bientôt ; mais ils sont assez loin de nous, il y a 10 ans que l’on ne les a plus vus. Ils sont dans cette même colonie qui s’appelle Tacuarendy où ce que tous nos enfants de nous autres sont nés ; la même colonie où est mort l’oncle Joseph et sa femme il y a 3 mois, la sœur à la mère Veiss. Il me semble que j’ai fait savoir à Jules la mort de votre tante Catherine ; elle a suivi l’oncle Joseph au bout de 22 mois. Renee a eu 6 garçons de suite et la 7e est une fille. Joséphine a 6 enfants, moitié par moitié et Génie en a 4 : 3 garçons et une fille. Marie en a 5 : 3 garçons et deux filles. Le Parisien, il est grand, il aide son père ; Michel est marié ; il vit tout près de Libaros. Ils ont un petit terrain de 15 hectares qu’ils ont acheté et Michel il se destine à acheter (vendre ?) des œufs et des poulets pour (à ?) la ville de Buenos Aires.
….Tiago, il est marié depuis le mois de Janvier avec une fille de père Italien qui s’appelle Marie Joséphine ….. Anna est pour se marier avec un jeune homme de son âge nommé Oscar LACROIX, fils de Français, son père est de Lyon.
Tu me demandes aussi si nous sommes loin de l’oncle Michel, assez loin. En chemin de fer il y a 1084 km ……… Anna a été se promener au mois de janvier près de Génie, en même temps elle a été visiter l’oncle Michel et Renée et Joséphine à la Colonie Stroeder, colonie de ce maudit boche……
…..Tu me demandes quel temps nous avons ici …… justement je profite pour vous écrire pour la pluie qu’il a tombé que l’on ne peut rien travailler ; dehors tous les champs sont blancs d’eau ; nous avons fini de semer les blés au 14 juin et les lins le 15 juillet. Tout se présente bien cette année, tout est joli jusqu’à présent ; nous avons 40 hectares de blé et 45 de lin………
Quelle avalanche de prénoms ! Qui sont toutes ces personnes ? Comment peut-on les relier les uns aux autres ainsi qu’à notre famille ?
Le début de la lettre, « Chers Sébastien et Joséphine et à ta mère, ma belle-sœur… », donne une première indication. La signature : « votre oncle Arturo BIRSCHENS » établit un second lien de parenté.
J’en déduis que l’épouse d’Arthur est la sœur de ma grand-mère, laquelle, à cette époque, réside à Pantin (93).
Je recherche à Pantin un éventuel acte de mariage que je trouve à la date du 24/10/1882 entre Arthur BIRSCHENS et Catherine SOMMEN. Ce dernier patronyme je le connais, il fait bien partie de ma lignée maternelle. Je décide donc de remonter une génération afin de mettre un peu d’ordre dans cette descendance qui m’est inconnue.
Voici donc l’histoire de ces SOMMEN à partir du milieu du XIXe siècle.
Joseph SOMMEN et son épouse Marie BARRE menaient à Waldweistroff, petit village mosellan, une existence laborieuse et modeste. Entre 1856 et 1875 ils eurent 12 enfants dont 4 décédèrent en bas âge.
Quand survint la guerre de 1870, les aînés de la fratrie : Joseph, Catherine, Marie, Suzanne, se réfugient à Pantin (93), où ils retrouvent une importante colonie de Lorrains ayant opté pour la nationalité française. Leurs jeunes frères, Michel, né en 1870 et Pierre, né en 1873, les rejoindront quelques années plus tard.
Les 4 aînés se marient à Pantin :
- Catherine SOMMEN s’unit à Arthur BIRSCHENS, le 24/10/1882. (Arthur était cocher et Catherine, cuisinière). Deux filles naîtront en France : Marie Louise et Jeanne Irène.( Voilà 4 personnes identifiées).
- Joseph SOMMEN épouse Catherine LANG, le 26/06/1886, Arthur BIRSCHENS est témoin. Marie, leur fille voit le jour en 1867. (Ce Joseph et cette Catherine correspondent bien à ceux de la lettre).
- Marie SOMMEN, ma grand-mère, épouse Jean MULLER le 29/09/1888 et Suzanne SOMMEN s’unit à Félix GAUFICHON.
En tentant de reconstituer le puzzle, voici le résultat, encore incomplet, de cette passionnante recherche.
Est-ce la dureté des temps, l’inadaptation à la vie urbaine ou l’attrait pour la nouveauté ? Les deux couples Joseph SOMMEN et Arthur BIRSCHENS, accompagnés de leurs enfants, décident de tenter leur chance en Argentine. Pierre SOMMEN, adolescent, se joint à eux. C’est donc un groupe de 8 personnes qui quitte la France.
Leur départ se situe entre 1886 et 1889.
A Bordeaux leurs noms n’apparaissent pas sur les listes de passagers pour cette période. Peut-être ont-ils embarqué au Havre ?
Arrivés en Argentine les BIRSCHENS et les SOMMEN posent leurs valises respectivement dans les provinces de Santa Fé et de Corrientes.
A partir de ce moment nous parlerons d’Arturo, de Catalina, de Jose, de Maria, de Pedro.
Maria BIRSCHENS, 3e fille d’Arturo, naît le 16/12/1889 et est baptisée le 06/07/1890 à Bella Vista, Province de Corrientes. Pedro SOMMEN, son oncle, est parrain.
On peut imaginer qu’en vue du baptême, la famille se soit déplacée exceptionnellement dans la province voisine, probablement pour des raisons pratiques (proximité du lieu de culte ?).
« Le 16 juillet 1890, moi curé de BellaVista, ai baptisé Maria, née le 16 décembre 1889, fille légitime d’Arturo BIRSCHENS, Français et de Catalina SOMMEN, Allemande.
Parrain et marraine, Pedro SOMMEN, Allemand et Alicia STIERN ( ?), Française, tous deux domiciliés dans la région de Bella Vista.
Père José TRONGE ».
Mention marginale « Mariée avec Arturo BIRSCHENS le 29 août 1910 à Santa Anita. José CELANO, Curé Vicaire ».
Certifié conforme à l’original, Bella Vista le 6 mars 1911.
- L’acte de baptême fait état d’une mention marginale erronée puisqu’elle indique que Maria se marie en 1910 avec Arturo BIRSCHENS, ce qui est impossible puisque c’est son père.
Un malheur survient l’année suivante : Pedro décède à 17 ans, le 24/01/1891. Aucune information concernant la cause du décès.
- Ce papier serait une quittance d’impôt sur héritage, établie à Sierck en Moselle. Aucun éclaircissement sur ce document trouvé par hasard dans une brocante. (Merci à Jean Jacques pour cette trouvaille).
Dans sa lettre Arturo signale que Tacuarendy est le lieu où « tous les enfants de nous autres sont nés ».
On comprend donc qu’il a eu d’autres enfants, mais faut-il en déduire que « nous autres » implique également le couple Jose et Catalina SOMMEN ?
Tacuarendy, petit village, est à présent rattaché à Reconquista, Province de Santa Fé, département de Général Obligado. La province de Santa Fé et celle de Corrientes ont pour frontière naturelle, le fleuve Parana.
Le recensement de 1895 nous fournit des renseignements sur l’évolution de nos deux familles émigrées qui vivent non loin l’une de l’autre mais dans des provinces différentes : Santa Fé pour les BIRSCHENS et Corrientes pour les SOMMEN.
L’hypothèse de départ se confirme : Maria Luisa, Irinea (Renee) et Maria, sont bien les filles du couple BIRSCHENS.
Arturo a 37 ans il est né en 1858 en France.
Le patronyme de son épouse Catalina est indiqué SOMENS. Elle a 34 ans, née en Allemagne, mariée depuis 12 ans.
La famille comprend 7 membres, parmi lesquels :
- Maria Luisa, 11 ans, Française.
- Joana Irinea, 9 ans, Française.
- Maria, 5 ans, Argentine, née dans la Province de Corrientes.
- Josefina, 3 ans, Argentine, née dans la Province de Santa Fé, tout comme Eugenia, née en 1895 dans cette même province.
L’indication des provinces de naissance est probablement celle de leur enregistrement à l’Etat Civil puisque Arturo nous a précisé que tous ses enfants sont nés à Tacuarendy.
Il est intéressant de remarquer les nationalités : Arturo né à Paris est dit Français, son épouse Catalina, née en Lorraine française mais devenue allemande, est dite Allemande, deux filles nées à Pantin sont Françaises et les autres sont Argentines. Bel imbroglio.
En 1908 Arthur BIRSCHENS envoie une photo, malheureusement sans légende. La famille s’est agrandie de plusieurs membres.
Le garçon qui pose la main sur l’épaule d’Arturo serait son fils Santiago. Celle qui paraît être la plus âgée des filles est sans doute Maria Luisa l’aînée, avec son mari et ses enfants.
La photo est datée du 25 avril 1908 et donne comme adresse : Estacion Libaros, Provincia Entre Rios.
Les BIRSCHENS semblent donc avoir quitté la Province de Santa Fé pour s’établir dans celle d’Entre Rios.
La famille se composerait ainsi :
- Maria Luisa, dénommée Louise
- Jeanne Irène appelée Rene
- Maria
- Josefina
- Eugenia, soit Génie
- Catalina
- Santiago
- Anna
- Miguel
(Tous ces prénoms figurent dans la lettre).
En 1911 nous retrouvons certains membres de la famille BIRSCHENS, en France. Quand sont-ils arrivés ? et pourquoi ?
Les deux filles aînées Maria Luisa et Renee sont restées en Argentine mais tous les autres sont du voyage, y compris Maria et son époux Jose HAMM.
- Deuxième rang, au centre, c’est Maria, probablement à côté de son mari Jose HAMM. Le jeune garçon est Santiago. Quant à la fillette c’est peut-être Catalina, pour laquelle je trouve un document concernant sa communion.
En effet, Santiago et Catalina feront leur communion à Ste Marthe des Quatre Chemins à Pantin.
- Santiago
- Photo du 02/08/1911 par F.MERTENS, photographe, 132 Avenue de la République et 2 Rue des Quatre Chemins à Aubervilliers.
Marie qui avait épousé José HAMM le 27/08/1910 à Santa Anita (nom de commune ou de paroisse ?) donnera le jour à leur premier fils Arthur Louis le 28/09/1911 à Pantin (Acte 526)
C’est sous le surnom du « Parisien » qu’il apparaît dans la missive de 1923.
C’est probablement début 1912 que les familles BIRSCHENS et HAMM repartent en Argentine, accompagnées cette fois de leur jeune frère Michel SOMMEN, de son épouse, Virginie HUGUET avec leur fille Marie Louise née le 02/06/1908 à Pantin
(Il s’agit donc de l’oncle Michel de la lettre).
Il semblerait qu’à son retour de France Arturo se soit d’abord installé à la Colonia Stroeder, au sud de la Province de Buenos Aires. Il y achète des terres à un Allemand.
Michel SOMMEN et Virginie s’établissent également à Stroeder.
- Michel SOMMEN, Virginie son épouse et Marie Louise leur fille (Photo probablement prise à Stroeder)
- La calebasse et la bombilla pour le maté, boisson nationale argentine
(objets ayant appartenu à Michel SOMMEN).
Le 19/03/1917, Eugénie, alias Génie, épouse à Bahia Blanca, Bartolome Juan CARMODY, fils d’immigrés irlandais, originaires de Munster.
Dans l’acte du mariage religieux, il est indiqué qu’elle est née à Reconquista et qu’elle a été baptisée à San Antonio du Chaco. Son père Arturo est témoin et sa mère est appelée SONNEN dans l’acte.
Bahia Blanca est une ville importante, située au nord de Stroeder (Province de Buenos Aires).
- Genie BIRSCHENS avec son mari Bartolome CARMODY et son fils Louis.
On remarquera qu’avec les mariages de Génie d’une part et de Santiago d’autre part, deux nouvelles nationalités, irlandaise et italienne, viennent enrichir l’arbre familial. Arturo nous avait indiqué que Santiago était marié depuis janvier 1923 avec Marie Joséphine de descendance Italienne.
Toujours à Bahia Blanca, Paroisse Nuestra Senora de la Merced, le 14/03/1919, Catalina BIRSCHENS épouse Enrique BAUMGARTNER.
- Catherine Birschens et son époux Enrique Baumgartner (vers 1961)
A cette date Arturo est toujours à Stroeder.
Malheureusement les terres achetées par Arturo étaient hypothéquées.
C’est ce qui explique sa remarque dans sa lettre :
- « la colonie Stroeder, colonie de ce maudit boche »
C’est probablement ce qui va l’inciter à repartir une fois encore sous d’autres cieux.
Il se fixera dans la Province d’Entre Rios, dans la colonie San Gregorio, près de San Salvador, d’où il écrira sa lettre en 1923.
En 1923, mariage prévu entre Anna BIRSCHENS et Oscar LACROIX, dont le père est originaire de LYON.
- Anna BIRSCHENS. Photo du 7 mai 1923 à PATAGONES.
- Photo non datée, (probablement dans les années 1935), non située.
En partant de la gauche, le 2e personnage serait Auguste LACROIX, père d’Oscar, le 4e serait Enrique BAUMGARTNER, le 8e Santiago et le 12e, Oscar LACROIX.
Pendant tout ce temps, qu’est devenue la famille Jose SOMMEN ?
Elle nous pose beaucoup de problèmes car à part les actes officiels, difficiles à trouver nous n’avons aucun renseignement.
Le recensement de 1895 nous indique que Jose et son épouse sont allemands, (pour les mêmes raisons que citées plus haut), qu’ils ont 4 filles, Maria, Catalina, Ana et Josefina, et que Jose est agriculteur.
Jose SOMMEN 36 ans, Allemand, agriculteur propriétaire.
Catalina SOMMEN, 38 ans, mariée depuis 9 ans. La famille se compose de 6 membres parmi lesquels :
- Maria, 8 ans, française.
- Catalina, 6 ans, Argentine, née dans la province de Corrientes, ainsi que :
- Ana, 4 ans et Josefina 2 ans.
Il est indiqué que Maria et Catalina ne vont pas à l’école et ne savent ni lire ni écrire. Ce n’est pas surprenant : la famille doit être dans un lieu éloigné de tout.
Aucun renseignement entre 1895 et 1923, date de la lettre d’Arturo qui nous apprend que Jose SOMMEN est décédé à Tacuarendy il y a 25 mois et que son épouse Catherine LANG l’a suivi, il y a 3 mois. Ce qui situe les deux décès vers Juillet 1921 et Mai 1923.
Quelques années plus tard, Michel SOMMEN se retrouve seul : son épouse Virginie et sa fille Marie Louise étant décédées, il décide de rentrer en France.
Le Consulat de France à Buenos Aires lui établira le passeport n°200, le 06/05/1935. (On peut en déduire que Michel bien que né en Lorraine allemande est français. Son père avait-il opté pour lui ?)
Il quittera l’Argentine deux jours plus tard, le 8 mai, et débarquera à Bordeaux le 6 juin et c’est à Paris qu’il décèdera, le 19 Août 1943.
Deux photos poseront problème.
La première, ci-dessous, vient de livrer une partie de ses secrets après plusieurs années de recherches.
Au dos cette indication en espagnol : « Février 1919. Ici Sofia qui a 1 an » (Febrero de 1919. Aqui tiene un ano Sofia).
Il s’avère que Sofia est la petite fille de Jose SOMMEN, dont la deuxième fille, Catalina, a épousé Emilio KINTZLY, sujet autrichien. Sofia est née le 18/04/1918 et le 29/01/1920 naitra sa sœur Rosa. Elles seront baptisées toutes les deux le 12/06/1920 à Corrientes. Il n’a pas été possible d’identifier les trois autres enfants de la photo. Lieu inconnu.
La photo suivante garde tout son mystère.
Peut-être sera-t-il possible, un jour, d’identifier ces 6 personnages.
Après 2 ans de recherches poussées, je suis enfin parvenue en 1994 à retrouver quelques cousins et à entreprendre un voyage à Buenos Aires en 1996.
L’accueil a été chaleureux et inoubliable. Ce fut LE voyage de ma vie. (El viaje de mi vida).
Depuis des liens se sont tissés : correspondance, voyages, internet nous permettent respectivement de partager les évènements familiaux.
Lors de nos « retrouvailles » j’ai appris qu’Arturo était décédé en 1931, suivi en 1933 par son épouse Catalina.
Catalina BIRSCHENS avait une forte personnalité. Elle exigeait qu’à la maison tout le monde parle français.
Depuis de nombreuses années elle avait une maladie cardiaque. Elle décède subitement. C’est un de ses petits fils qui la trouve inanimée alors qu’il apporte le verre d’eau qu’elle venait de lui réclamer.
- Tombe de Catherine BIRSCHENS, Cimetière San Bonifacio (Entre Rios).
Ana BIRSCHENS qui avait épousé Oscar LACROIX décède en donnant le jour à son premier bébé.
- Tombe de la Famille LACROIX, Cimetière San Bonifacio, Entre Rios
Le mari de Josefina, 4e fille d’Arturo, aurait disparu accidentellement ( noyade ?).
Sur la tombe de Jose HAMM, époux de Maria, sont indiquées les dates : 15/12/1888 – 30/09/1963.
Le mystérieux « Parisien » mentionné dans la lettre n’est autre qu’Arthur, né à Pantin, le fils de Maria et Jose HAMM.
Après toutes ces investigations, il est possible d’établir le tableau suivant :
Voilà l’histoire de ces quelques ancêtres Lorrains, ballotés au hasard des évènements, à la fois politiques et économiques, qui ont réussi à surmonter difficultés et épreuves, et à repartir à chaque fois sur de nouvelles bases.
Ils ont fait souche dans leur nouveau pays d’adoption, mais malgré les années leurs descendants ont encore maintenant une affection particulière pour le pays de leurs lointains ancêtres. On ne se coupe pas si facilement de ses racines.
Sources :
- Documentation personnelle.
- Familysearch.
- Archives de Pantin(93).