Proposons tout d’abord une devinette : quel auteur se cache sous ces mots ? Et en quelle année cela fut-il écrit ?
« Est-ce dû à mon orgueil ou à mon bon sens, je ne sais, mais je n’ai jamais pu me soumettre aveuglément à des idées transmises de génération en génération pour la simple raison qu’elles sont admises par tout le monde. »
Et aussi : « Telle est la clé de mon comportement. J’aurais pu dissimuler longtemps ma liaison avec l’homme que j’aimais et qui m’aimait, et j’aurais pu faire bien des choses pour justifier cette liaison. Je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Je n’ai jamais cru à l’existence de motifs (intérêt, danger) assez puissants pour me pousser à feindre des sentiments contraires à ceux auxquels je croyais pouvoir ou devoir céder, dès lors que mon juge intérieur, ma conscience, me disait qu’ils ne cachaient rien de condamnable. J’ai seulement évité de faire des confidences risquées et inutiles qui nous auraient exposés à la critique de l’opinion publique. »
La réponse : Charlotte-Sophie Bentinck, dans une lettre non datée, mais certainement après 1748, adressée au frère de son amant, Friedrich de Schaumberg-Lippe. [1]
- page frontispice, roman Seuil, janvier 2003
Qui est cette femme mieux connue aujourd’hui sous le nom de madame Bentinck, née comtesse d’Altenburg et qui écrit avec une aussi belle transparence ? À moins d’être un familier de Voltaire et d’avoir lu toute sa correspondance, (treize tomes dans l’édition de La Pléiade chez Gallimard !) [2]
il apparaît difficile de répondre spontanément à cette question. On peut cependant avoir lu une biographie ou de Frédéric II, roi de Prusse ou de Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche et croisé un bref instant la figure de cette comtesse au nom prestigieux. À défaut de telles lectures, on se référera à la grande dame des Lettres néerlandaises, Hella S. Haasse.
Il y a près de trois décennies, en effet, Haasse, a publié dans sa langue maternelle, une biographie en deux volumes de cette femme hors de l’ordinaire laquelle, récemment, a été traduite du néerlandais. Le premier tome, titré La Récalcitrante a paru au Seuil en 2003 et le second, sous le titre L’Indiscrète, vient de paraître en 2006.
- page frontispice, roman Seuil, 2006
Charlotte-Sophie Bentinck (1715-1800), née d’Aldenburg, fille d’Antoine II (1681-1738), seigneur de Varel, Kniphausen et Doorwerth et comte du Saint Empire romain germanique et de Wilhelmine-Marie, née princesse de Hesse-Homburg, a intéressé tout particulièrement notre biographe.
Amie intime de Voltaire - n’en avait-il pas fait son « ange tutélaire » - Charlotte-Sophie, de par son nom mais aussi son « charme » et son « entregent » fréquente, entre autres, les « cours prestigieuses » de Frédéric II à Berlin et de Marie-Thérèse à Vienne. Madame Bentinck va rencontrer le grand écrivain et philosophe pour la première fois en décembre 1740 dans le château même de son amant, Albrecht-Wolfgang de Schaumburg-Lippe. Voltaire aurait été agréablement surpris par la richesse des interventions de Charlotte-Sophie au cours des discussions. Elle n’a que vingt-cinq ans, le philosophe, quarante-six. Durant trois jours, écrit Haasse, devant la cour réunie, Voltaire « en un vrai feu d’artifice, multiplie les discours pleins de saillies spirituelles, de propos subversifs, d’aphorismes et d’anecdotes. » [3]. Elle va croiser à nouveau le chemin du grand philosophe, en octobre 1743, lorsque Voltaire séjourne à nouveau au château de Bückeburg. Par la suite, elle entretiendra avec lui une importante correspondance.
À travers deux volumes et plus de 800 pages, l’écrivaine Hella S. Haasse brosse un portrait décapant de cette femme qui, à l’époque, jouit d’une réputation sulfureuse. Par souci d’équité, elle consacre aussi plusieurs pages à son mari, Willem Bentinck (1704-1774) - le mal-aimé - lui-même issu d’une très grande famille de l’aristocratie anglaise.
En postface au second tome, l’historienne et biographe prend soin d’affirmer que ces deux ouvrages ont « été entièrement élaborés à partir de documents et de lettres authentiques », l’auteur se contentant de créer entre les lettres citées tout lien nécessaire à la bonne compréhension des événements. Si Haasse rédige cette biographie en reproduisant des documents - autoportraits, journal intime - et des lettres - de Charlotte-Sophie, de ses proches, de ses contemporains -, il est remarquable de constater que la plupart d’entre eux sont rédigés en français, langue officielle à l’époque et langue de communication courante dans les milieux culturels. Qui, aujourd’hui, s’en étonnerait ?
Ainsi, à une observation faite à Frédéric II par Louise Gottsched, écrivain, poète et traductrice (1713-1762), à savoir que « les auteurs allemands n’étaient pas suffisamment encouragés parce que la noblesse et les princes régnants parlaient toujours français et savaient trop peu l’allemand pour pouvoir comprendre et apprécier ce qui s’écrivait dans cette langue », Sa Majesté lui [me] répondit : « Cela est vrai. Je n’ai encore jamais lu de ma vie un livre en allemand, et je parle allemand comme un charretier ; mais je suis un vieil homme de quarante-six ans, et je n’ai plus le temps. » [4] Qu’on me pardonne ! J’ai bien du mal à m’imaginer Frédéric II parlant allemand comme un charretier !
On sait l’amitié qui unissait Voltaire à Frédéric II le Grand, roi de Prusse et qui régna de 1740 à 1786. Le roi, formé à l’école des philosophes français et anglais a formulé une théorie du pouvoir fondée non sur le droit divin mais sur un contrat. Toutes ses œuvres furent d’ailleurs écrites en français dont son Antimachiavel(1740). [5]
Mais revenons à notre héroïne, madame Bentinck. Née en 1815, fille unique, elle est une enfant « emportée » « obstinée » et difficile à mater. « Lorsqu’elle n’obtient pas ce qu’elle veut, elle devient invivable ». [6] Issue d’une famille illustre mais criblée de dettes, Charlotte-Sophie est apparentée à toutes les têtes couronnées en Europe. La propre mère de notre héroïne, la princesse Wilhelmine-Marie de Hesse-Homburg, férue de généalogie, en est arrivée à la conclusion « qu’il n’existe pratiquement point de rois ni de princes en Europe à qui Charlotte-Sophie ne soit pas apparentée ». [7]
Elle est élevée près d’une cousine germaine, son aînée de treize ans, Charlotte, dite « Lottgen », née en 1702, princesse de Nassau-Siegen. Celle-ci avait été recueillie par le comte d’Aldenburg suite à la mort de ses parents. Or, la princesse, veuve d’un premier mari, le prince d’Anhalt-Köthen, décédé en 1728, épouse en secondes noces en 1733, au grand désespoir de sa jeune cousine, Albrecht-Wolfgang, comte de Schaumburg-Lippe dont la jeune adolescente, Charlotte-Sophie est, depuis quelques années, follement amoureuse. Au moment de ce mariage, celle qui deviendra quelques mois plus tard, madame Bentinck est si jalouse qu’elle exige de suivre le jeune couple. Mais, par dépit sans doute, elle se contraint à épouser la même année Willem Bentinck, seigneur de Rhoon et de Pendrecht, fils de Hans Willem Bentinck, comte de Portland, membre du Collège des nobles de Hollande. Le mariage fera long feu.
Un étrange ménage à trois se forme dès 1730 puis s’enracine au printemps 1739 au château de Bückeburg, six ans après le mariage de Charlotte-Sophie et de Willem dans la vieille église de Varel, le 1er juin 1733. Pendant cinq longs mois, Charlotte-Sophie vivra auprès de son amant et de la femme de celui-ci, malgré les appels pressants de son mari qui, jour après jour, réclame son retour au domicile conjugal. Une folle passion unit les deux amants sous l’œil tolérant, voire indifférent de l’épouse. L’année suivante, Charlotte-Sophie revient se réfugier auprès des Schaumburg-Lippe et, pendant plus d’un an, elle vivra à nouveau à leurs côtés. À la cour de Bückeburg flotte un parfum de scandale que plus personne n’ignore. La comtesse Bentinck qui a donné deux fils à son mari, Chrétien-Frédéric-Antoine né en 1734 et Albert-Jean en 1737, - un doute persiste encore sur le père véritable de l’enfant - en donne deux autres à son amant : Charles, né en 1740 et Albrecht-Wilhelm-Carl en 1745.
Voici donc une biographie située au XVIIIe siècle, présentée sous la forme de nombreux échanges de correspondance et qui interpelle fortement le lecteur d’aujourd’hui. On assiste au combat que va mener, tout au long de sa vie, cette jeune femme intelligente, féministe avant l’heure, Charlotte-Sophie, née comtesse d’Aldenburg. Elle a épousé un homme par dépit, fui le domicile conjugal, vécu une folle passion avant de pleurer en 1748, la mort de son bien-aimé, Albrecht-Wolgang. De son mari, elle a finalement obtenu la séparation puis le divorce. Elle n’a eu de cesse de se défendre bec et ongles contre l’injustice, frappant à toutes les portes pour tenter de déjouer les manœuvres subtiles et perfides d’un mari qui la force le 17 septembre 1739 à signer une convention de séparation [8] grâce à laquelle il va la déposséder de ses biens et de ses terres.
Le lecteur suivra, avec intérêt, le destin tragique de cette femme spoliée, les luttes qu’elle mène pour que ses enfants ne soient pas déshérités. Pour peu que l’on aime lire une histoire rédigée sous forme de lettres, on devrait être comblé. Charlotte-Sophie qui meurt en 1800, aura survécu vingt-deux ans à son grand ami, Voltaire.
Encore toute jeune, à l’âge de treize ans, et à la demande expresse de sa mère, elle avait su tracer d’elle-même un portrait physique candide et plaisant. En voici un extrait : « ... bien que je ne sois pas belle, j’ai un petit minois assez drôle. C’est ma faute si je ne suis pas plus jolie. J’avais, dit-on, une très belle bouche ; à force de la mordre, j’ai une lèvre qu’on peut appeler une lippe. Mes dents ne sont pas belles, bien que j’en prenne grand soin. J’ai le nez court et gros du bout. Mon front peut passer. Mes cheveux sont beaux et blonds, mais je n’en ai pas beaucoup. J’ai les oreilles trop grandes. J’ai les yeux gris, ils ne sont ni grands ni petits.
Vous voyez que tous ces traits ne composent pas un beau visage. » [9]
À titre de comparaison, le lecteur trouvera ici un portrait de Charlotte-Sophie.