Mais si le flux excrémenteux est par nature infini, les réceptacles, eux, sont finis et contrairement au tonneau des Danaïdes, ils avaient des problèmes de fond et donc de trop-plein : il fallait donc périodiquement les vidanger. C’était fonction du volume de la fosse, du nombre de ses pratiquants et de leur dynamisme. Cela valait pour les palais princiers, les usines, les écoles, les archevêchés et les casernes ; c’était incontournable et c’était une affaire de spécialiste.
Le château des buttes à Créteil dans lequel notre famille prenait ses aises depuis1945, n’échappait pas à ce déterminisme ; avant que ne se manifeste l’épanchement d’un trop plein de jus âcre et malodorant, il fallait vider la grande cuve enterrée dans laquelle s’épanchait une douzaine de familles nombreuses.
Tous les trois ans environ un camion vidangeur appartenant à « Jules BERGOUGNOUX » venait stationner à main gauche du bâtiment et se mettait à butiner dans un vacarme effrayant. Comme pour vivre une belle récréation toute la marmaille du château se retrouvait sur le grand perron.
Il y avait toujours un lève-tôt traînard au sixième sens affûté de guetteur blédard pour hurler l’arrivée imminente de la machine pompeuse et ça déclenchait un stupéfiant badaboum : Dans l’instant, proprets et porcelets délaissaient leurs cuvettes à débarbouiller, claquaient les portes des appartements et déboulinaient des étages en piaillant.
Dès que le technicien vidangeur en bleu de travail, après avoir déployé la grande trompe et l’avoir plongée dans la béance de la fosse à merde, déclenchait la machinerie butineuse, la grappe de mômes entrait en fusion. Pis que des brebis rogneuses en transhumance, les petits gonzes gloupaient, s’interpellaient, trépignaient, se meurtrissaient aux côtes de leurs petits coudes osseux, s’éraillaient la glotte en éructant des stances scatologiques… C’était bien du bruit et de la fureur, mais ça ne durait pas.
- Illustration : Marine Massa
La pompe à merde était bruyante, mais elle n’était pas hostile ; d’ailleurs on la savait utile et même salvatrice : ça poussait à la bienveillance. La mélasse merdeuse, énergiquement aspirée, glougloutait dans les gros tuyaux caoutchouteux avant d’être propulsée sans ménagement contre les parois de la grosse citerne sur roues. C’était de la maltraitance méchante, mais ça ne déconcertait pas les petits pingouins hystériques : le jus de croupion qui s’explosait dans le ventre de la grande citerne, ça les mettait en transes comme des petits lardons sur une poêle surchauffée.
La machine était fascinante, attirante comme une glu d’attrape-mouches, mais tamponneuse aux oreilles : elle générait un boucan du diable, pas moins qu’une forge où cinq marteaux hirsutes et musculeux frapperaient devant.
C’était bien du bruit et de la fureur, mais ça ne durait pas : écrasés par le tohu-bohu, anesthésiés par les effluves merdières, les excités minus se faisaient mutiques.
Les enfants aux yeux ronds s’étaient faits incroyablement taiseux et forcément bien frustrés : ils étaient grandement fournisseurs ; or le traitement de la marchandise échappait à leurs regards car, s’il y avait à entendre et à sentir, il n’y avait, hélas, rien à voir. Les loupiots subissaient un tonitruant vacarme, un effroyable méli-mélo olfactif, mais ils ne pouvaient qu’imaginer les tribulations de la mélasse brune. Tout ça, c’était fakir et compagnie…
La citerne était gourmande certes, mais arrivée à satiété, elle cessait de rugir, repliait son manchon suceur et s’abandonnait aux toussotements catarrheux du moteur tracteur.
Dans l’instant, les petits drôles, comme après l’explosion d’un bouquet final de feu d’artifice, clamaient leur désapprobation et c’est pourquoi, avant de s’installer au volant, le technicien vidangeur, incongru escroc mais pas trop, s’abstenait de saluer…
Lorsque le camion lesté passait la grille du château pour aller régaler les poireaux qui prospéraient dans les champs d’épandage de la plaine d’Achères, les loupiots silencieux, conscients qu’ils avaient contribué à préserver l’harmonie du monde, se retenaient de lui faire de grands signes d’adieu et de bonne fortune avec les mains.
Non pas adieu, mais au revoir puisque, dans les heures à venir et chacun à sa convenance, ils allaient poser culottes et s’arc-bouter pour contribuer à préparer la revoyure de la machine à Jules BERGOUGNOUX car ils savaient, pour fréquenter assidûment l’école Victor Hugo de Créteil, que les effets les plus attendus sont produits par les causes les moins inattendues.