Voici d’abord ce que je sais.
Benoite est née en 1825 à Hautrage, en Hainaut belge. C’est la fille naturelle de Bénonie Bricq, qui accouche dans la maison où elle est née en 1789. Mais elle a travaillé pendant des années à Maubeuge, où elle était cuisinière depuis 1817. C’est là qu’elle a rencontré le père de Benoite, la suite nous le prouvera.
Elle rentre cependant accoucher chez elle, en Belgique, et le 8 juin 1825, son père, Jean-François Bricq, clerc âgé de 60 ans, déclare que sa fille, Bénonie Bricq, âgée de 36 ans, "journalière, est accouchée en la maison de son père, section du Chauffour n°48, d’un enfant du sexe féminin, à laquelle il déclare vouloir donner les prénoms de Benoite Joseph ; témoin, Emmanuel Bricq, 22 ans frère de l’accouchée." À sa naissance, Benoite s’appelle donc Benoite Bricq. Et elle est Belge. Elle le restera sept ans.
Aucune trace administrative ne nous permet d’affirmer que Benoite ait toujours su qui était son père. Pourtant, le 28 novembre 1832, Bénonie épouse à Valenciennes un dénommé Jean-Baptiste Menu, veuf et père de deux filles plus jeunes que Benoite.
- Et aussitôt...
- AD Nord, actes de mariage Valenciennes, NMD 1831-1833
Acte de mariage du 28 novembre 1832 (vues 417 et 418/1194)
Dans l’acte de mariage, après les mentions habituelles sur le consentement des époux apparaît la phrase suivante : "et aussitôt lesdits époux ont déclaré qu’il est né d’eux un enfant de sexe féminin inscrit sous Benoite Joseph Bricq [...] qu’ils reconnaissent pour leur fille". |
Témoins du mariage : Jean-Baptiste et Emmanuel Bricq, frères de Bénonie, et deux employés de l’hôpital militaire de Valenciennes où Jean-Baptiste est infirmier.
Benoite Bricq est devenue Benoite Menu à sept ans et demi. Elle est aussi, théoriquement, devenue Française puisque son père est Français. Mais il semble qu’elle ait été toute sa vie, au moins par intermittences, considérée comme Belge, car, dans certains actes avec filiation concernant sa fille Marie, elle sera mentionnée comme de nationalité Belge... Elle porte donc un patronyme français alors qu’on la pensera Belge une partie de sa vie...
Puis plus rien de fondamental jusqu’en 1843.
Le 15 octobre 1843, Benoite Menu, ouvrière, non mariée, domiciliée à Maubeuge, où la famille réside, est accouchée en sa demeure, rue du Pavillon, d’un garçon nommé Charles Auguste. C’est la sage femme qui déclare la naissance. Benoite a 18 ans.
Plus étonnant, le 5 mars 1846, Benoite arrive à Strasbourg, comme en témoigne le registre domiciliaire [1]. Elle s’installe chez Laurent Bataille et Anne-Marie Grusenmeyer sa femme, au 1 rue Grande de la Grange.
Deux jours après, le 7 mars, elle donne naissance à une fille, Marie (mon arrière-arrière grand-mère), née au 1, rue de la grande Course chez les soeurs Bénédictines, ce qui peut laisser supposer des problèmes à l’accouchement. Dans le même registre domiciliaire, Benoite Menu est notée couturière et mère célibataire, et bien plus étonnant, Marie s’appelle Grusenmeyer, enfant naturelle.
- Archives de l’Eurométropole de Strasbourg, 600MW197 p.95/279
Donc son père est connu, même s’il ne l’a pas reconnue. Après recherches dans la famille d’Anne-Marie Grusenmeyer, Antoine, l’un de ses cinq frères, correspondrait le mieux au profil de père.
Remplaçant au tirage au sort pour le service militaire depuis 1842 (mais 4 des 5 frères Grusenmeyer le seront), son régiment, le 39e d’infanterie de ligne, était bien stationné à Maubeuge en 1845. Qu’il ne puisse être là ni se marier s’explique logiquement par son passage sous les drapeaux. Qu’il veuille attendre la fin de son service militaire de remplacement en 1847 pour tout régulariser est parfaitement banal pour l’époque.
- AD Bas-Rhin, canton nord intra muros 1846, 7M719 p.111
Lors du recensement de juillet 1846, sont recensés au 4 rue de la Toussaint, 4e étage, chez Laurent Bataille, conducteur d’omnibus, Anne-Marie Grusenmeyer sa femme, Benoite Menu couturière 20 ans, et Marie Menu, enfant naturelle, 4 mois. |
Le 20 octobre 1846, au début d’une crise économique catastrophique [2], Benoite Menu s’installe 9 Grande Rue [3], avec sa fille, Marie Grusenmeyer, reconnue par le père.
- Archives Eurométropole de Strasbourg 600MW167 p.12/351
Jusque là, tout va bien. Antoine Grusenmeyer est libérable de son service à la fin de l’année 1847. La différence de patronyme de Marie peut s’expliquer simplement par le fait que le recensement est un acte administratif officiel, alors que les registres domiciliaires (simple police) transcrivent la parole des habitants. Cela signifie juste que Marie n’a pas été reconnue par son père, mais que pour Benoite, il ne fait pas de doute que la régularisation viendra.
Dans le registre alphabétique des registres [4] Benoite Menu apparaît avec un enfant naturel sans patronyme, ce qui n’est pas l’usage à Strasbourg. Le fonctionnaire ne doit pas savoir quoi faire de ces changements de patronymes (à quelle lettre les classer dans le répertoire ?), il préfère peut-être les passer sous silence ?
Le 13 avril 1847, Benoite Menu déménage 3 Rue du Vieux Seigle [5] avec Marie Grusenmeyer, enfant naturelle. Antoine Grusenmeyer est libérable dans l’année.
- registre domiciliaire du canton V
- Archives Eurométropole de Strasbourg 600MW 195 p.226/369
Mais le 11 avril 1848, Benoite Menu redéménage 17, rue des 7 hommes, dans une rue voisine, sans Marie. Entre temps, Antoine Grusenmeyer a souscrit un engagement pour sept ans supplémentaires.
Sur un plan en élévation, un peu plus récent, conservé aux archives, on voit que le 17 est la façade la plus étroite de cette partie de la rue, une seule fenêtre par étage au dessus de la porte. Un signe de la pauvreté de ses habitants.
- "Rue des 7 hommes N° 17"
- Archives de l’Eurométropole de Strasbourg 600MW196, p.70/220
Benoite doit sans doute partager une chambre avec d’autres ouvrières. En pleine crise économique, et au début de la révolution de 1848 qui est particulièrement virulente à Strasbourg, la pauvreté des ouvrières du textile est peut-être une explication à ce changement de domicile. C’est pourtant là qu’elle résidera jusqu’à ce qu’on perde sa trace !
Pendant ce temps, sa fille Marie est hébergée chez les Bataille et on la trouve dans le répertoire alphabétique des registres domiciliaires [6] : "Bataille Laurent, Kreussenmeyer Marie, Bataille (barré) Marie voir à Menu", qu’on retrouve effectivement sous le patronyme Menu [7].
Marie ne s’appelle plus Grusenmeyer, et ne portera plus jamais ce patronyme sur aucun acte. Elle s’appellera ou bien Menu, ou bien Bataille, selon les recensements. Laurent Bataille sera parfois même indiqué comme son père. Ce qu’il a été, dans les faits.
Il s’est donc forcément passé quelque chose de définitif entre Benoite Menu et Antoine Grusenmeyer, vraisemblablement durant l’année 1847.
[rouge] L’engagement d’Antoine se terminera en 1854, et il en prendra un deuxième qui le conduira jusqu’en 1860, en passant par la guerre de Crimée et la bataille de Sébastopol dans laquelle le 39e régiment est engagé.
Il rentrera chez lui à Surbourg, au nord de Strasbourg, en 1860, et mourra le 22 avril 1862, non marié, à 41 ans.
Entre temps, le 3 janvier 1855, Benoite Menu rend son appartement au 17, rue des 7 Hommes. Elle part pour Le Havre, ville pour laquelle elle a pris le passeport à l’intérieur, obligatoire à l’époque.
- 1855...destination Le Havre
- AD Bas Rhin, passeport à l’intérieur, 1er janvier 1854 à 1855
Elle laisse sa fille chez les Bataille. Elle ne la reverra jamais plus. Ni son fils qu’elle a laissé à Maubeuge à sa mère. Le 27 mai 1867, lorsque sa fille accouche à Strasbourg, la filiation de Marie Menu indique fille naturelle de feu Benoite Menu.
- Archives en ligne du Bas Rhin, naissances 1867
Au mariage de ses deux enfants, après 1870, elle n’est pas déclarée morte, mais partie et dont le domicile est inconnu. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit vivante, mais “juste” qu’elle n’a pas donné de nouvelles. Même sans preuve, on peut supposer qu’elle soit effectivement morte avant 1867.
Maintenant, entrons dans le domaine des suppositions.
C’est là que j’ai besoin de votre aide ! Que s’est-il passé entre janvier 1855 et 1867 (en gros), et où ?
La question que je me pose est celle-ci : que peut faire une femme de 30 ans, mère de deux enfants auxquels elle ne semble pas particulièrement attachée (dans le cas contraire, elle aurait pu faire venir Charles Auguste de Maubeuge à Strasbourg, par exemple !), qui décide de partir et de traverser la France (apparemment) ? |
- Elle ne s’est pas installée au Havre. Elle n’y figure pas au recensement de 1856, ni dans les communes limitrophes. Les archivistes du Havre qui ont cherché pour moi ne l’ont pas retrouvée dans les registres domiciliaires.
- Elle n’est pas retournée dans la famille de son père, ni à Valenciennes ou dans les communes limitrophes, ni à Maubeuge, ni à Lille. Ni même dans d’autres communes du Nord ou du Pas de Calais où vivaient des Menu, qu’ils soient de la même famille ou pas, d’ailleurs.
- Elle n’est pas allée s’établir chez l’une de ses demi-sœurs.
- Elle n’est pas retournée à Hautrage, en Belgique, ni dans les communes voisines où résidaient des Bricq.
- Elle n’est pas morte à Chanac, en Lozère, le village d’où était originaire le parrain de sa fille.
Bref, elle n’est allée nulle part où on pouvait simplement lui supposer de la famille.
Partant du principe qu’elle ne serait pas partie seule pour un aussi long périple, ou tout du moins que, même si elle voyageait seule, elle était attendue à l’arrivée par quelqu’un (cyniquement je pense un homme, vu que dans sa jeunesse elle n’avait pas été farouche, on en a deux preuves – mais j’ai cherché des femmes aussi), j’ai fait deux sortes de recherches, dont aucune n’a abouti même si elles donnent des indications.
- 1/ J’ai recherché sur le registre des passeports à l’intérieur toutes les personnes du Bas Rhin qui avaient demandé un passeport à l’intérieur pour Le Havre entre 6 mois avant et 6 mois après elle, en privilégiant les 4 hommes qui étaient partis juste avant elle.
En les retrouvant, notamment avec les recensements de leur commune d’origine dans le Bas-Rhin, je me suis rendu compte qu’aucun ne pouvait faire l’affaire, pour diverses raisons, type femme plus enfants, ou alors retour au point de départ quelques temps après.
- 2/ En reprenant les registres domiciliaires de ses trois adresses strasbourgeoises personnelles, j’ai recherché chez des voisin(e)s des départs pour le Havre. J’ai trouvé 17 femmes et 33 hommes. Seules huit femmes partent seules, à peu près dans sa tranche d’âge. C’est peu.
Avec ces deux sources qui ne se recoupent pratiquement pas, puisque les passeports à l’intérieur regroupent tous les habitants du département mais sur une durée que j’ai voulue très courte, et que les registres domiciliaires sont limités pour mon usage à quelques rues, mais sur plusieurs années, j’ai cherché à voir où allaient les gens qui partaient avec un passeport à l’intérieur pour Le Havre.
Les dates montrent que Benoite part à la fin de la deuxième vague migratoire, qui a été très forte pendant la deuxième République et au début du Second Empire, mais qui s’atténue fortement à partir de 1854.
Elle part donc à un moment où on part moins. D’autre part, elle part en Janvier, alors que les passeports à l’intérieur montrent qu’elle est la seule à voyager ce mois là de Strasbourg vers Le Havre.
Elle doit donc avoir une bonne raison pour le faire. La plupart des départs vers Le Havre se font le printemps et en début ou en fin d’été, donc son problème ne devait pas être important ou urgent à l’été 1854, et ne semble pas pouvoir attendre le printemps 1855. |
Les recherches sur les voyageurs de son voisinage montrent qu’un seul part pour s’établir au Havre, où on le retrouve au recensement de 1856, chez sa sœur qu’il a dû rejoindre. C’est infime.
Tous les autres sont donc partis ailleurs ! Pas étonnant qu’on ne la retrouve pas non plus au Havre ! Le passeport pour l’étranger est le plus cher des documents administratifs, il apparaît logique de privilégier l’acte le moins dispendieux, d’autant qu’au Havre en 1855 il n’y a pas de contrôle de passeports à l’embarquement. J’ai donc cherché à l’étranger.
Aucun des voyageurs que j’ai recensés ne se retrouve de façon certaine (patronyme+prénom+date de naissance+ lieu de naissance) dans les archives de l’ANOM pour l’Algérie. Le Havre n’est pas le bon port pour un embarquement vers l’Algérie en 1855, quand on vient de Strasbourg. Il est presque certain que Benoite n’y est pas allée. D’ailleurs, on ne la retrouve nulle part outre-mer dans les archives de l’ANOM, incomplètes mais quand même...
En revanche, on retrouve aux Etats-Unis de façon certaine (patronyme+prénom+date et lieu de naissance) environ la moitié des migrants avec passeport à l’intérieur vers le Havre. Pour la moitié restante, la plupart des patronymes + prénoms se retrouvent aux USA, mais sans certitude absolue, du type : date et lieu de naissance, qui ne sont pas toujours demandés à l’arrivée et qu’on ne pourrait retrouver que dans des archives payantes. Le premier port de destination pour ces migrants prouvés est la Nouvelle Orléans.
On peut donc supposer que Benoite Menu serait partie pour les Etats-Unis. Mais pour le moment, je ne l’y retrouve nulle part. Je ne peux pas, non plus, lui supposer une raison déterminante pour expliquer ce départ à un moment où la vie est redevenue plus facile à Strasbourg, ni pour expliquer qu’elle ne soit pas partie avec deux enfants en âge de voyager, une fille de 9 ans et demi et un garçon de 12 ans. Elle ne figure pas non plus dans le registre américain des morts en mer.
J’en suis là.
Si Benoite Menu est partie pour les Etats-Unis, comment puis-je la retrouver sans me faire arnaquer par tous les vendeurs de généalogies et tests génétiques ?
Et si elle n’est pas partie pour les Etats-Unis, à votre avis, où chercher maintenant ?
La seule hypothèse qui me vienne à l’esprit est qu’elle ait suivi encore un militaire, après tout elle l’avait bien fait une fois à Maubeuge pour Marie, et peut-être même deux. Mais avec la valse des changements de régiments à Strasbourg dans ces années là ( pour éviter sans doute les fraternisations comme en 1848 ?), ainsi que la multiplicité des origines, fonctions et spécialités de régiments toujours très nombreux sur une ville frontière, comment faire ?
Dernière hypothèse : si elle s’était mariée et était rentrée sur le sol américain sous un nom de femme mariée, ce qui est tout à fait possible, comment retrouver son mariage ?
Help, please ! Et d’avance, merci pour toutes vos hypothèses qui me feront réfléchir... et peut être avancer.